Être jugé « par ses pairs » : une tradition qui remonte à l’antiquité…et qui reste d’actualité
Pour la première fois dans l’histoire de la Vᵉ République, une partie significative de la sphère politique réclame la destitution du président de la République. Cette procédure figure dans l’article 68 de la Constitution, et évoque comme motif un éventuel « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » constaté par un tribunal désigné « ad hoc » : la Haute Cour, composée uniquement de membres du Sénat et de l’Assemblée Nationale. Comment définir ce « manquement » ? La jurisprudence antérieure ne nous aidera pas, puisqu’elle est inexistante. Ce qu’on peut affirmer, c’est que le principe de l’irresponsabilité pénale du président de la République pendant son mandant (consacré par l’article 67) restant en vigueur, il est clair que la Haute Cour serait appelée à se prononcer en fonction de considérations purement politiques. Il sera peut-être intéressant de constater que dans le domaine politique, le principe d’un jugement « par ses pairs », (c’est-à-dire pas par un tribunal « normal »), correspond à une tradition ancestrale, voire antique et sans doute nécessaire, qui tout en étant « exceptionnelle » n’est pas forcément assimilable à une Justice ni « expéditive » ni soucieuse de protéger les hautes personnalités.

Une « justice par les pairs » couramment employée dans le droit contemporain
Être jugé par ses pairs signifie être soumis au jugement de personnes de la même condition, du même rang ou occupant une fonction analogue ; en toute hypothèse, pas par un tribunal « normal ». Le principe est courant en matière de droit du travail, avec la justice prud’homale, ou de droit administratif, avec les conseils de discipline ; on pourra aussi mentionner les Tribunaux de Commerce, les Tribunaux Maritimes, les Tribunaux Paritaires des Baux ruraux etc. Toutes ces juridictions disposent d’une compétence spécialisée prévue par des textes : ce sont des tribunaux « d’exception », certes, mais dont la qualification ne comporte aucune connotation de « sévérité » spécifique.
Il n’en est pas de même en matière pénale. Dans ce domaine, la connotation péjorative des tribunaux spéciaux s’est imposée, qu’il s’agisse de la Justice Militaire ou des tribunaux créés à l’occasion de périodes de troubles exceptionnels, comme ce fut le cas de la France après la Libération.
Le cas particulier de la « justice par les pairs » en matière politique : une tradition antique
De nos jours, dans une France apaisée (pour combien de temps encore… ?) cette forme de justice qu’on pourrait qualifier à la fois de pénale, spéciale et par ses pairs, n’existe pas en matière politique, la procédure visant la destitution du président de la République étant, certes, « spéciale » et « par ses pairs », mais aussi purement politique, car elle ne comporte pas d’autre sanction que la destitution. Mais elle se situe, dans une certaine mesure, dans une tradition ancestrale voulant que ce qui est du ressort de la « haute politique » soit traité d’une manière « extra-ordinaire », et ce, pas forcément pour protéger les mis en cause.
C’était déjà le cas, sous l’Ancien Régime, avec la Chambre Ardente qui était un tribunal jugeant les hautes personnalités du royaume et qui n’était pas vraiment indulgente avec les accusés : affaire dite « des poisons », Nicolas Fouquet etc.
J’illustrerai ce particularisme juridique propre à la sphère politique par un procès ayant eu lieu en 510 et 511 dans l’Italie ostrogothe du roi Théodoric contre deux sénateurs romains, Basilius et Pretextatus.
La « justice par les pairs » chez les Ostrogoths, il y a 1500 ans
Théodoric s’empare de l’Italie en 493 après avoir vaincu un autre chef barbare, Odoacre (qu’il tue de ses propres mains à l’occasion d’un banquet…bref !). Son règne, loin de représenter une rupture, se place dans la continuité, l’empereur de Constantinople lui reconnaissant le titre de vice-roi d’Italie. Deux populations cohabitent, les « Romains » (largement majoritaires) et les Ostrogoths, un peuple d’origine germanique. Si ces derniers restent les maîtres de la guerre, les indigènes gardent la main sur l’administration de l’État, à tous les niveaux : le Sénat de Rome légifère et la haute fonction publique (ce qu’on appellerait de nos jours les « ministères ») est monopolisée par des hommes de lettres tels que Boèce et Cassiodore.
La Justice pérennise ce dualisme ethnique. En l’an 500, un édit de Théodoric (l’Edictum Theodorici Regis) réglemente ce partage, prévoyant l’existence de deux systèmes juridiques parallèles : des tribunaux avec des juges goths et un droit germanique pour la population ostrogothe (composée essentiellement de militaires), et des tribunaux composés de magistrats indigènes, appliquant le droit romain, pour les populations indigènes. Concrètement, la règle voulait que les Romains soient jugés par des Romains, et les Goths par des Goths ; si une affaire opposait un Romain à un Goth, le tribunal devait comporter des juges issus des deux populations.

Les sénateurs Basilius et Pretextatus, poursuivis pour complot politique…et pour magie
Ce dualisme juridique est parfaitement illustré par un exemple tiré des Variae de Cassiodore. En 510, deux sénateurs romains, Basilius et Pretextatus, sont poursuivis car accusés d’avoir recouru à la magie et, plus particulièrement, à la nécromancie – c’est-à-dire l’interrogation des esprits des morts afin de dévoiler l’avenir. Informé des faits, Théodoric donne des instructions précises au chef ostrogoth de la ville de Rome, un certain Arigernus, lui ordonnant « que soient désormais éliminés les rites profanes, qu’on fasse taire le murmure des âmes condamnées à la peine éternelle ; il n’est pas licite dans des temps chrétiens de s’occuper d’arts magiques ». Il s’agissait donc à la fois d’une accusation religieuse – puisque la pratique des cultes païens était interdite depuis le milieu du IVᵉ siècle, en 357 l’empereur Constance II ayant même interdit la consultation des devins et autres astrologues, – et politique, puisqu’on soupçonnait les nécromants de vouloir préparer une révolte ou un régicide. Difficile d’envisager un cas plus grave, et pourtant dans ses instructions, Théodoric confirme que ces deux hautes personnalités devront être jugées par un iudicium quinquevirale, c’est-à-dire une commission sénatoriale de cinq membres, tout en précisant dans la même lettre que la sentence – quelle qu’elle soit – devra être exécutée par Arigernus et ses soldats goths qui, pour utiliser des termes modernes, disposaient du « monopole de la force publique ». On ne sait pas ce que devint Pretextatus (on suppose qu’il a pris la fuite), mais Basilius fut bien condamné à la peine capitale par un tribunal à la fois « romain » et composé « par ses pairs », c’est-à-dire des sénateurs, puis exécuté par des soldats goths lui appliquant la peine du feu réservée aux crimes – et péchés, puisqu’à l’époque les deux notions se confondaient – les plus graves.
Quelques années plus tard, la même procédure sera appliquée à un des plus célèbres philosophes de l’histoire, Boèce. Accusé de complot politique contre Théodoric et de « magie », il sera exécuté en 524. Contrairement à ce qu’on affirme trop souvent, Boèce n’a donc pas fait l’objet d’une exécution sommaire décidée par le féroce et barbare roi Théodoric, mais il a été condamné, lui aussi, par ses pairs, c’est-à-dire une commission de sénateurs « romains ».

Jugement par ses pairs : privilège ou spécificité ?
Le « jugements par ses pairs » en matière politique, n’était donc pas fondé sur une idée de « privilège » ou de protection pour un mis en cause, en quelque sorte « intouchable », mais sur la conviction que certaines fonctions nécessitaient, par nature, une procédure spéciale. Quesnay de Beaurepaire, procureur général lors du procès au général Boulanger en 1889, avait déclaré de manière pertinente : « La justice politique découle de ce principe supérieur qui veut que tous les gouvernements, même les plus opposés d’origine, aient le même besoin et les mêmes devoirs : [pouvoir] se défendre. Joignons-y, qu’aux crimes d’une espèce exceptionnelle il faut une juridiction exceptionnelle, aux forfaits politiques il faut des magistrats politiques ; et que les actes qui menacent l’État tout entier doivent trouver leurs juges au-dessus des juridictions locales ». Le Sénat, réuni en Haute Cour, reconnut le général Boulanger coupable de « complot et d’attentat pour changer la forme du gouvernement » et le condamna, par contumace, à la déportation.
Des sénateurs Basilius et Pretextatus à Nicolas Fouquet, au général Boulanger et aux présidents de la Vᵉ République, l’histoire du droit nous rappelle donc une constante qui a traversé les millénaires : la politique constitue, par essence, une sphère à part dans la société, avec ses particularités juridiques spécifiques. Paul Ricoeur (Juste, 1995) a rappelé qu’on a sans doute « sous-estimé l’importance du paradoxe du politique résultant du fait que la cité civique est et n’est pas une cité comme les autres, en tout cas pas au sens où le sont le marché, la maisonnée, la cité inspirée ». La politique reste et restera « spéciale ».
Référence : AJU496405
