Histoire : quand la justice interdisait Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly

Publié le 02/08/2022

En 2021, on a commémoré les 140 ans de la loi sur la liberté de presse du 29 juillet 1881. Dans son article 1, ce texte énonce que « l’imprimerie et la librairie sont libres ». Au début de la IIIème République, ce principe n’était pas tout à fait novateur puisqu’il figurait  dans l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Voyons comment la justice l’appliquait en étudiant les poursuites lancées fin 1874 contre l’écrivain Barbey d’Aurevilly, qui venait de publier son célèbre recueil de nouvelles, Les Diaboliques

Histoire : quand la justice interdisait Les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly
Caricature de Barbey d’Aurevilly, par André GIL (vers 1880)

 

Jules Barbey d’Aurevilly est âgé de 66 ans lorsqu’en 1874 il publie chez l’éditeur parisien Dentu Les Diaboliques, un recueil comprenant six nouvelles : Le Rideau cramoisi, Le plus bel amour de Don Juan, Le Bonheur dans le crime, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, A un dîner d’athées et La Vengeance d’une femme. Il s’agit, incontestablement, de l’œuvre la plus connue de l’écrivain normand qui, à cette date, a déjà publié des romans destinés à devenir des classiques de la littérature française : Une vieille maîtresse (1851), L’Ensorcelée (1852), Le Chevalier Des Touches (1864) ou encore Un Prêtre marié (1865). À cette époque, Barbey d’Aurevilly, surnommé « Le Connétable des lettres », s’affiche clairement comme légitimiste, catholique, ultramontain et conservateur. Son livre déclenche d’emblée d’âpres accusations d’« immoralité », tant chez ses « ennemis » républicains que chez ses « amis » cléricaux.

La sensualité, la profanation et la mort

Selon les critères de l’époque, le livre est, effectivement, « scandaleux ». On y retrouve, avec une intensité extraordinaire, toutes les obsessions qui traversent l’œuvre de Barbey d’Aurevilly : le mystère, la sensualité, la profanation, la mort avec, en toile de fond, la difficulté d’établir une frontière entre le bien et le mal ou, tout simplement (et ce qui est bien pire pour un auteur catholique) l’impossibilité de séparer la vertu du péché.

La première estocade est portée par un journal satirique connu pour son engagement républicain, Le Charivari. Le 24 novembre 1874, on y publie un article au titre évocateur, Chastetés cléricales, dans lequel Les Diaboliques sont âprement critiquées : « Si c’était un libre-penseur qui eût écrit ces monstruosités, quel déchaînement ! Mais […] Barbey d’Aurevilly se pique de vivre dans l’intimité de la sacristie […] Que dites-vous des bons livres qu’enfante un des champions du trône et de l’autel ? ».

Le 3 décembre, c’est au tour du quotidien conservateur Paris-Journal de l’accabler : « Les Diaboliques ? Ce livre est bien nommé, il y a dans cette œuvre un esprit d’enfer : une imagination de feu, un style phosphorescent, et, de plus, une influence satanique, dissolvante et malsaine, souffle le vent de la corruption à travers les pages admirablement écrites d’ailleurs […] Donc et pour résumer notre opinion personnelle sur le livre des Diaboliques, admiration sans conteste et sans borne de l’ œuvre au point de vue littéraire ; au point de vue de l’idée générale et des tendances morales de la donnée, condamnation complète et absolue ».

Deux ans de prison ferme encourus

 

La justice finit par s’en mêler, et le 11 décembre 1874 le procureur entame des poursuites. Sur les 2 200 exemplaires édités, 480, en cours de brochage, sont saisis. A l’époque le délit d’« outrage aux bonnes mœurs » par voie de presse, pouvait aboutir à une peine de deux ans de prison ferme, accompagnée d’amendes considérables. En 1857, Flaubert avec Madame Bovary, Baudelaire avec les Fleurs du mal et Eugène Sue pour Les Mystères du peuple, étaient passés devant le tribunal, et si Flaubert avait été acquitté (mais avec un « blâme sévère »), Baudelaire et son éditeur avaient été condamnés au retrait des poèmes litigieux et à des amendes. Pour ce qui concerne Sue, les juges avaient été plus sévères ; l’écrivain, contraint à l’exil, venait de décéder, mais le tribunal avait prononcé l’interdiction totale du livre et la destruction des 60.000 exemplaires saisis.

Inquiet, Barbey d’Aurevilly appelle les amis au secours. Le célèbre Léon Gambetta, dont les idées politiques se situent pourtant aux antipodes de celles du « Connétable des lettres », se rend personnellement auprès du garde des Sceaux, Tailhand. « J’ai vu le Ministre de la Justice » écrit-il le 27 décembre 1874 à Barbey d’Aurevilly ; « j’ai plaidé de mon mieux votre cause et je crois avoir impressionné le juge. Il m’a promis de vous juger en artiste et de haut [avec du recul]. Je compte sur sa bienveillance réelle et je vous envoie mes espérances. […] Vous êtes de ceux que la politique elle-même ne peut faire oublier et je serai toujours prêt à vous le prouver ».

Histoire : quand la justice interdisait Les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly
Illustration des Diaboliques (2ème édition, Lemerre, 1882), gravure par Félicien ROPS

Non-lieu sous conditions

L’avocat Gambetta a-t-il été convaincant, ou bien est-ce l’institution judiciaire dans son ensemble qui, consciente des changements politiques importants en cours, décide de se mettre « au diapason » avec la sensibilité républicaine en train de s’imposer ? Impossible d’y répondre. Quoi qu’il en soit, le 22 janvier 1875 Barbey d’Aurevilly est convoqué chez le juge d’instruction, qui lui annonce un non-lieu, mais sous conditions. Voici un extrait de son interrogatoire : « Barbey Jules Amédée, dit Barbey d’Aurevilly, Déjà interrogé, Dit sur interpellation : Je prends devant vous l’engagement de m’opposer à ce qu’à l’avenir des exemplaires de mon ouvrage, intitulé : « Les Diaboliques » soient mis en vente, et je m’engage également à ce que défense soit faite à tous éditeurs et libraires d’imprimer jamais nouvelle édition dudit ouvrage ». L’écrivain accepte donc cette transaction liberticide, qui certainement aurait été refusée catégoriquement par Flaubert et Baudelaire. Il sacrifie ainsi son œuvre pour éviter la prison, ce qui ne manque pas de susciter les reproches d’Emile Zola. Tous les exemplaires saisis ont déjà été détruits, ainsi que les plaques typographiques.

Mais le non-lieu (bien que constituant déjà une avancée jurisprudentielle par sa relative clémence), devient vite caduc, car dans les mois et les années qui vont suivre, la situation politique évolue très rapidement. En 1875 sont votées les lois fondamentales instaurant de facto la République et en 1879 Mac Mahon, constatant qu’il ne dispose plus du soutien des chambres, démissionne et est remplacé par le républicain Jules Grévy. Le 29 juillet 1881 est promulguée la loi sur la liberté de la presse. Dans ce nouveau contexte, sort l’année suivante, chez l’éditeur Lemerre, la deuxième édition des Diaboliques (elle est accompagnée de neuf gravures de Félicien Rops). Cette fois-ci, plus personne n’accuse le royaliste Barbey d’Aurevilly d’immoralité, et le livre connaîtra un succès qui se confirmera jusqu’à nos jours.

L’instauration du principe de la liberté de presse, au plan législatif et jurisprudentiel, achève ainsi la différenciation, déjà entamée à l’époque des Lumières, entre réalité et imagination : si la première reste du ressort du droit, la deuxième entre, définitivement, dans le domaine de la littérature. Les récentes polémiques sur le blasphème s’inscrivent dans cette continuité qu’on peut penser (ou espérer) définitivement ancrée dans les droits positifs européens.

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