Jean-Claude Gautrand, Libres expressions : le musée Réattu célèbre le photographe de la mémoire des temps et des lieux
Le musée Réattu d’Arles consacre une superbe rétrospective au photographe Jean-Claude Gautrand qui permet de découvrir une palette très étendue de ses sujets qui ont pour point commun d’honorer les mémoires, que ce soit des temps ou des lieux. Les juristes se concentreront notamment sur la série mythique de L’Assassinat de Baltard, mais aussi sur son engagement pour la liberté d’expression en matière photographique.
Musée Réattu Arles
Dans le joli musée Réattu (du nom du peintre et collectionneur arlésien Jacques Réattu) d’Arles qui est le premier musée des beaux-arts français à avoir créé une collection photographique, une exposition rétrospective est consacrée à l’œuvre de Jean-Claude Gautrand, accompagnée de son superbe catalogue1. Jean-Claude Gautrand (1932-2019) a joué un rôle primordial dans l’histoire contemporaine de la photographie, à la fois en tant que photographe et critique, commissaire d’exposition, mais aussi cocréateur des Rencontres d’Arles. Si son nom est moins connu du grand public que celui de Lucien Clergue, sa réputation internationale n’est pas à démontrer.
L’intérêt de l’exposition, intitulée Libre expression en référence au collectif de photographes Libre expression qu’il cofonde en 1963, est de présenter à travers toutes ses séries l’étendue de ses centres d’intérêt. Quatre d’entre elles (L’Assassinat de Baltard ; Mai 1968 ; Oradour-sur-Glane – village martyr ; Le camp de Natzweiler-Struthof) peuvent plus particulièrement retenir l’attention des juristes, au sein d’une sélection de 350 photographies opérée par Daniel Rouvier, le passionnant et passionné conservateur du musée Réattu et Josette Gautrand, sur une période de six décennies.
Homme discret, Jean-Claude Gautrand n’était pas pour autant un photographe passif ou simplement observateur. S’il recherchait délibérément et avec conviction un esthétisme dans les cadrages et le soin apporté aux tirages, ce qui lui fit dire qu’il n’allait « quand même pas faire des photos moches sous prétexte que le sujet est moche », il exprimait souvent dans ses choix sa colère, se sentant concerné par nombre de ses sujets et y réagissant autant comme citoyen que comme photographe ; tout en se consacrant à des séries plus poétiques (Reflets ; Le Galet ; Les Filets ; Le jardin de mon père…) ou contemplatives (Camargue ; Les Grotesques ; Paris, Parcs et jardins…), voire avant-gardistes (Hamadryade ; Métalopolis ; Gazoville…).
Mai 1968 fut l’exemple le plus topique de son « attention portée au monde et à autrui »2. Car Jean-Claude Gautrand « défend le progrès social, la liberté de penser et de s’opposer, de se mettre en colère »3. Il a participé à presque toutes les manifestations, photographiant quotidiennement les graffitis et slogans (notamment les célèbres « Sous les pavés, la plage », « Élections piège à con ») dont il a tiré un livre4. Mais encore plus intéressant pour les juristes est le fait de savoir qu’il fit l’objet avec ses acolytes photographes du Club des 30×40 (auquel il adhère en 1964) d’une censure institutionnelle. En effet, l’exposition quotidienne organisée par les membres du Club des images prises la veille par Cartier-Bresson, Barbey, Dityvon, Riboud et autres professionnels ou amateurs accrochés sur les cimaises de la Maison des Jeunes de la rue Mouffetard suscita la désapprobation municipale et l’injonction de décrochage au motif de trouble à l’ordre public !
Engagé, il le fut sans discontinuité, arpentant toutes les autres manifestations parisiennes contre des réformes législatives diverses (nucléaire en 1975, projet Devaquet en 1986, loi Balladur en 1994, réforme des retraites en 2010…), mitraillant les foules place de la Bastille ou les voitures retournées et brûlées derrière les boucliers de protection des forces de l’ordre.
Sans que ses autres centres d’intérêt aient attiré les foudres institutionnelles, plusieurs de ses séries témoignent de son engagement citoyen. Il en fut ainsi à l’occasion de la destruction de plusieurs sites, comme les pavillons Baltard aux Halles, les démolitions des entrepôts de Bercy, l’engloutissement de la vallée de Vassivière (par suite de l’édification d’un barrage hydroélectrique), ou après la surexploitation et l’abandon de sites aux ressources naturelles moins compétitives (La mine en 1981), ou encore la pollution causée par des déchets d’usine (Les boues rouges en 1970). Par ses photographies qui subliment les paysages ou lieux en question, il souligne ici la catastrophe écologique, là le primat économique sur les réalités écologiques ou sociales. Il se fait également « témoin », « passeur », « passeur de témoin », un « arpenteur de mémoire »5, celle de la Seconde Guerre mondiale avec ses trois séries consacrées aux « Forteresses du Dérisoire » (1974), à Oradour-sur-Glane (1995) et au camp de Natzweiler-Struthof (1996), reprenant à son compte la phrase de George Santanaya : « Ceux qui oublient l’histoire sont condamnés à la répéter »6.
L’Assassinat de Baltard est incontestablement sa série la plus volumineuse et la plus connue du grand public. La destruction des pavillons à la suite de la décision de transférer le marché des Halles à Rungis et les longs débats aboutissant à un vote du Conseil de Paris en 1971 pour rénover le quartier des Halles fut polémique en raison du caractère emblématique de cette architecture Second Empire en fer et verre du « Ventre de Paris » dont il ne restera qu’un pavillon reconstruit (et déplacé à Nogent-sur-Marne) et photographié par Gautrand en 1976, alors que tout le reste avait été rasé, le métro creusé et le Forum construit. Révolté par cette destruction dont la décision originaire datait des présidences De Gaulle puis Pompidou, le photographe s’est associé par son médium photographique aux protestations et manifestations nombreuses, notamment des architectes, contre ce qu’il a astucieusement qualifié d’« assassinat de Baltard » dans une sorte d’antonomase. Il se rendit tous les jours pendant trois mois pour photographier l’action des bulldozers, défiant les interdictions d’accès au site, grimpant sur les toits et s’infiltrant dans des appartements et fit ressortir la grâce de ces constructions dans des jeux de lumières et de nuages de fumée surnaturels.
Enfin, il faut insister sur le rôle militant de Jean-Claude Gautrand pour la liberté d’expression et le droit d’auteur. Cela débuta par un combat pour la reconnaissance de la photographie comme un art, tant auprès du public que des autorités officielles ; l’activité jusqu’aux années 1960, voire encore après la création des rencontres d’Arles en 1970, relevant soit de l’amateurisme, soit du photo-reportage. Alors que la photographie était considérée jusqu’alors par le ministère des Affaires culturelles comme technique et par le ministère de l’Industrie comme artistique, la première ligne budgétaire accordée à la photographie fut inscrite au ministère de la Jeunesse et des Sports7. Et par la suite, face aux « difficultés grandissantes » qu’ils rencontrent dans l’exercice de leur art et de leur profession », les photographes revendiquent une reconnaissance de leur activité et des droits équivalents à toute autre expression artistique. C’est ainsi que Jean-Claude Gautrand fit paraître dans Photo Revue d’octobre 1974 une déclaration émise au colloque d’Arles de juillet dans laquelle est pointé « le conflit entre des droits aussi légitimes que le droit au respect de la vie privée et les droits à l’information, à l’expression et la communication ». Il y est rappelé « que l’intimité de la vie privée est protégée par les dispositions civiles et pénales de la loi du 17 juillet 1970 ; que la création artistique est par ailleurs protégée par la loi du 11 mars 1957 » et émis le souhait qu’« aucune restriction ne soit apportée à la fixation, à la communication des images des personnes et objets exposés à la vue de tous par la photographie, le cinéma, la télévision, la vidéo et tout autre moyen dans le cadre de l’information ou de la création artistique ». Les signataires allèrent jusqu’à se référer aux instruments internationaux en évoquant « les conventions universelles et européennes des droits de l’homme consacrant ces droits à l’information » et à « la libre circulation des œuvres de l’esprit et des idées » et que « ces droits impliquent le libre accès aux sources de l’information », alors que « l’interprétation des textes et les variations de la jurisprudence laissent le photographe dans un doute préjudiciable à la liberté d’expression ». Et au final, fut proposée une nouvelle rédaction de l’article 9 du Code civil (« toutefois, nul ne pourra empêcher la fixation, la reproduction, la représentation de l’image de sa personne ou de ses biens à des fins artistiques ou d’information, lorsqu’ils se trouvent exposés librement à la vue de tous, sous réserve des droits des auteurs d’œuvres de l’esprit. Toute autre utilisation nécessitera une autorisation soit de la personne représentée, soit du propriétaire des biens »), qui ne fut pas retenue par le législateur, même si le juge conclut souvent davantage en faveur de la liberté artistique dans l’équilibre qu’il recherche avec le droit à l’image.
Notes de bas de pages
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1.
« Jean-Claude Gautrand. Libres expressions », catalogue de l’exposition du Musée Réattu – Arles, 2024.
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2.
« Jean-Claude Gautrand. Libres expressions », catalogue de l’exposition du Musée Réattu – Arles, 2024, p. 38.
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3.
« Jean-Claude Gautrand. Libres expressions », catalogue de l’exposition du Musée Réattu – Arles, 2024, p. 30.
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4.
Jean-Claude Gautrand, Les Murs de Mai, 1972, Pensée et Action.
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5.
J. Paloma, « Gautrand, l’arpenteur de mémoire. La preuve par l’archive » in « Jean-Claude Gautrand. Libres expressions », catalogue de l’exposition du Musée Réattu – Arles, 2024, p. 37.
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6.
Sylvie Hugues, « Jean-Claude Gautrand, l’homme-mémoire » in « Jean-Claude Gautrand. Libres expressions », catalogue de l’exposition du Musée Réattu – Arles, 2024, p. 80.
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7.
« Jean-Claude Gautrand. Libres expressions », catalogue de l’exposition du Musée Réattu – Arles, 2024, p. 70.
Référence : AJU015c0