Jean Phillipe, commissaire de police et résistant, fusillé le 1er avril 1944

Publié le 29/03/2024

Les policiers pendant l’occupation : collabos ou résistants ? Un aperçu de cette problématique complexe et douloureuse nous est fourni par le parcours du commissaire toulousain Jean Phillipe, fusillé par les nazis le 1er avril 1944, un de ces hommes qui, à défaut de pouvoir empêcher le fonctionnement des structures de la collaboration, a sauvé l’honneur de la police.  

Jean Phillipe, commissaire de police et résistant, fusillé le 1er avril  1944
Portrait du commissaire Jean Phillipe

L’engagement dans la Résistance

 Né le 14 novembre 1905 à Lyon de Jean Phillipe (un musicien) et Louise Cornut (lingère), Jean Phillipe[1] part faire son service militaire en Afrique du Nord. Il quitte l’armée en 1936 avec le grade de sous-lieutenant et l’année suivante devient commissaire de police. Il est marié avec Jeanne Bouillane, et le couple adopte une petite fille. En 1940, il est en poste à Lourdes : fort probablement, dans cette ville paisible, une grande partie de son activité se cantonne aux opérations mortuaires… Par la suite, il est nommé commissaire du 7e arrondissement de Toulouse et demeure au 22 rue Leyde qui, depuis, a été rebaptisée en son honneur « rue du Commissaire Philippe ».

Dès 1940, Phillipe adhère à la Résistance, intégrant un réseau belge Sabot animé par l’officier de réserve de l’armée belge Pierre Bourriez (1906-1964). À noter qu’à l’époque la Belgique dispose d’un consulat situé à Toulouse, au 20 rue des Arts. Ce réseau agit essentiellement dans les territoires non-occupés et se spécialise dans le renseignement et les évasions vers l’Espagne.

Alliance : un réseau de militaires et de fonctionnaires

En 1941, Phillipe s’engage dans le réseau Alliance. Ce réseau, un des plus actifs de la Résistance, comptera jusqu’à 3 000 membres. Il ne dépend pas de la France Libre, mais de l’Intelligence Service britannique, et a été fondé par le commandant de l’armée de terre Georges Loustaunau-Lacau (1894-1955). Dans les années 1930, cet officier de carrière avait été un proche de Charles Maurras et du colonel de La Roque, et il avait créé au sein de l’armée le réseau anti-communiste Corvignolles, ce qui lui avait valu d’être placé en position de non-activité en mars 1938 par le gouvernement Daladier qui le considérait comme un « officier d’aventure ». Pour ses activités de résistant, Loustaunau-Lacau est arrêté en 1941 puis déporté au camp de concentration de Mathausen, où il parvient à survivre.[2] Après son arrestation, la direction du réseau Alliance est assurée par une autre personnalité hors pair, Madame Marie-Madeleine Fourcade, alias Hérisson (1909/1989). Une grande partie des membres de ce réseau appartient à la fonction publique et plus particulièrement à l’armée ; ils prennent souvent comme alias des noms d’animaux, c’est pourquoi la Gestapo a pour habitude de l’appeler l’« Arche de Noé », appellation qui sera reprise par Marie-Madeleine Fourcade pour intituler ses mémoires.

Il était normal qu’au sein du réseau Alliance, qui se caractérisait par son organisation hiérarchique et son anticommunisme, les policiers aient été particulièrement nombreux : rappelons les inspecteurs Jean Ducos (Anche) et Max Raymond Millet (Taret), les gardiens de la paix Jean-Baptiste Allard (Indou), Robert Bernadac (Rouge-gorge)[3], André Louis Bouthonnet (Germain), Pierre Sivin Dayné (Fourmi) exécuté le 30 novembre 1944, René Eusèbe Séguinet (Charles), Lucien Ernest Siegrist (Eléphant) chargé de la fabrication de faux papiers pour l’ensemble du réseau, fusillé le 21 août 1944, l’agent des services techniques de la Préfecture de Police Henri Dupont, déporté à Buchenwald où il décédera des suites de certaines expériences médicales que les médecins nazis lui avaient infligées [4]. Au total, 1 000 membres du réseau Alliance seront arrêtés, dont 438 exécutés.

Sous l’alias de Basset, Phillipe devient en 1942 un des plus proches collaborateurs de Marie-Madeleine Fourcade. Phillipe dirige le mouvement clandestin sur les sept départements du sud-ouest, organisant notamment les opérations de parachutage, l’exfiltration vers l’Espagne de pilotes alliés et de résistants, le recueil et la transmission de renseignements ainsi que le sauvetage de Juifs. Il est efficacement secondé par le gardien de la paix Georges Maurice Guillot (Dromadaire), né en 1910, qui au début de la guerre était en poste au commissariat du XVIIIe arrondissement à Paris, et que la Gestapo tentera en vain d’arrêter à plusieurs reprises.

La démission de la police

Le 11 novembre 1942, les Allemands occupent la zone libre. Ils exercent, avec l’accord et l’aide du gouvernement de Vichy (qui créera en janvier 1943 la Milice) une pression de plus en plus importante sur les représentants de l’Administration française. Le Préfet de région, Léopold Cheneaux de Leyritz (1896-1970), est connu pour son zèle dans l’application des lois antisémites et organise méthodiquement les rafles et déportations de Juifs. Il essaye aussi, en vain, d’interdire la diffusion par imprimés de la lettre pastorale rédigée par Monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse, qui comporte des passages très explicites condamnant l’anti sémitisme : « Les Juifs sont des hommes, les juives sont des femmes […] Tout n’est pas permis contre eux ! »[5] (cf. l’illustration ci-jointe).

Comme tous ses collègues commissaires, Phillipe subit cette pression de plus en plus insupportable ; sollicité afin d’établir la liste des Juifs de l’arrondissement dont il a la charge, il décide de ne pas obéir à un tel ordre, démissionne de son poste et rentre dans la clandestinité. Il informe de sa décision son chef de réseau, Marie-Madeleine Fourcade, qui en fera le récit suivant :

16 janvier 1943. « Je travaillais à un plan de recherche résultant des derniers questionnaires anglais, lorsque Pie,[6] qui tambourinait à la fenêtre, me sortit brutalement de mes cogitations.

« Regardez ce qui arrive ! » dit-il. Je regardai et frissonnai de terreur. Une voiture de police se rangeait le long du perron. En descendait un commissaire en grande tenue encadré de deux solides gaillards. Alors que je croyais déjà entendre « Au nom de la loi… », le commissaire cria : « Ouvrez ! Ici Basset. » C’est un piège, pensions-nous devant l’incongruité de la visite.

« — Je le reconnais », dit Pie. Et il courut ouvrir.

Pardonnez-moi de vous importuner, Madame », dit le commissaire Phillipe, s’apercevant à ma pâleur que j’avais failli tourner de l’œil. Je voulais que ma dernière mission, dans l’uniforme de mes fonctions, soit pour vous présenter mes hommages. »

Recouvrant péniblement mon sang-froid, je le fis asseoir au coin du fourneau, l’endroit le plus confortable de la maison, pendant que ses gardes du corps bavardaient avec Pie.

« —Vous allez tous finir par me coller l’infarctus, dis-je encore sous le choc.

— Encore pardon, Madame, mais c’est à vous que j’ai pensé tout de suite.

— Que vous est-il arrivé, Basset ?

— À moi rien, mais ce matin est arrivé une circulaire qui nous ordonne de traquer les Juifs et de les livrer à l’ennemi. Jusqu’à présent, j’avais considéré que mes fonctions de commissaire de police étaient compatibles avec mon activité clandestine ; non seulement compatibles, mais utiles. J’avais réalisé le tour de force de n’arrêter aucun compatriote depuis 1940. Maintenant, je vais être soumis à une contrainte de toutes les minutes. Je viens donc vous demander la permission et l’honneur d’entrer dans la clandestinité. J’estime trop mon uniforme pour le souiller » »[7].

Philippe explique que les deux hommes qui l’accompagnent, des policiers de Montauban nommés Pflugfelder et Caminade, sont de toute confiance. Ils lui ont aménagé un refuge d’où il pourra continuer à diriger le réseau sud-ouest d’Alliance.

La lettre de démission

Phillipe annonce sa grave décision par un courrier qu’il adresse le 15 janvier 1943 à son supérieur hiérarchique, le commissaire central de Toulouse. Cette lettre, courageuse et lucide, est conservée aux Archives Départementales de la Haute-Garonne.

« J’ai le regret de vous rendre compte de ce que la politique suivie par notre gouvernement n’étant pas conforme à mon idéal, je ne saurais désormais servir avec fidélité. Je refuse – et sous mon entière responsabilité – de persécuter des israélites qui, à mon avis, ont droit au bonheur et à la vie, aussi bien que M. Laval lui-même. Je refuse d’arracher, par la force, des ouvriers français à leur famille : j’estime qu’il ne nous appartient pas de déporter nos compatriotes et que tout Français qui se rend complice de cette infamie, se nommerait-il Philippe Pétain, agit en traître. Je connais l’exacte signification des mots que j’emploie.

En conséquence, Monsieur le Commissaire Central, j’ai l’honneur de vous informer de ce que, par le même courrier, ma démission est transmise à Monsieur l’Intendant Régional de Police. Permettez-moi de vous exprimer ma gratitude pour l’extrême bienveillance dont vous fîtes toujours preuve à mon égard et veuillez agréer l’expression de mon respectueux dévouement.

Signé : Phillipe, ex-commissaire du 7e arrondissement »[8].

Jean Phillipe, commissaire de police et résistant, fusillé le 1er avril  1944
Instruction du Préfet régional de Toulouse Léopold Cheneaux de Leyritz au Préfet du Tarn-et-Garonne en date du 2 septembre 1942, demandant que la Police empêche la diffusion du mandement de l’Archevêque de Toulouse relatif au « regroupement des Israélites » (coll. part.).

Arrestation et mort

Dès le 15 janvier 1943, l’Intendant de Police Henri Danglade (1888-1968) fait diffuser un avis de recherche prescrivant l’arrestation de Phillipe, mais c’est la Gestapo qui, le 29 janvier 1943, suite à l’imprudence d’un agent de liaison, procède à sa capture à Beaumont-de-Lomagne (Tarn-et-Garonne). Il se défend, arme à la main, mais est assommé. Marie-Madeleine Fourcade en est informée ainsi, par un appel téléphonique « codé » de l’inspecteur de police Moudenc : « »J’ai une très mauvaise nouvelle pour vous. Votre petit basset vient d’être mis à la fourrière. L’épidémie de rage est telle que le poulain devra, lui aussi, quitter l’écurie ». Basset, le commissaire Philippe, était tombé et le Poulain, c’était Moudenc lui-même…»[9].

Phillipe est conduit à Paris et torturé, puis transféré à Compiègne et de là à Fribourg en Brisgau, où un tribunal militaire le condamne à mort. Il est fusillé le 1er avril 1944 à Karlsruhe, avec quatorze autres membres du réseau Alliance, parmi lesquels l’acteur Robert Lynen, âgé de 24 ans, qui était devenu célèbre comme enfant-vedette dans plusieurs films, et notamment Poil de Carotte de Julien Duvivier (1932), et Sans famille de Marc Allegret (1934). Phillipe se dirige vers le peloton d’exécution arborant un tissu rouge à l’emplacement du cœur et en chantant la Marseillaise. Le 1er septembre 1944, c’est au tour de 107 autres membres du réseau, emprisonnés dans le camp de concentration de Natzwiller-Struthof, en Alsace, d’être massacrés ; leurs corps seront incinérés dans le four crématoire du camp.

Que sont-ils devenus ?

À titre posthume, le commissaire Phillipe sera promu capitaine, décoré de la Légion d’honneur et de la Médaille de la Résistance. Pour son action en faveur des Juifs, on lui décernera en 1981 le titre de Juste parmi les nations. La 9e promotion de commissaires de police (1957/1958) porte son nom, ainsi qu’une rue de Toulouse. En 2019, une plaque lui rendant hommage est apposée sur la maison où il avait habité à Toulouse (cf. l’illustration ci-jointe).

La femme de Phillipe, qui l’avait assisté dans la résistance et qui avait poursuivi par la suite son activité clandestine, est arrêtée à son tour le 21 août 1943 et déportée à Ravensbrück puis à Bergen-Belsen, d’où elle est libérée à la fin de la guerre. Après la guerre, elle présidera l’amicale des anciens d’Alliance. Commandeur de la Légion d’Honneur, membre de la LICRA et représentante à l’assemblée des Communautés européennes, elle témoignera dans le procès de Klaus Barbie. Elle décède à Toulouse en 1979. Une place parisienne et une place toulousienne portent son nom.

L’adjoint du commissaire Phillipe, Georges Maurice Guillot (Dromadaire), sera réintégré en août 1944 comme officier principal et prendra sa retraite en 1953 avec le grade de commissaire-adjoint.

Pour ce qui concerne les hauts fonctionnaires de Vichy qui traquèrent les résistants d’Alliance, ils connurent des fins de vie particulièrement paisibles. Le préfet régional de Toulouse, Léopold Cheneaux de Leyritz, issu du Conseil d’État, quittera son poste le 17 janvier 1944. À la Libération, il sera révoqué sans pension du Conseil d’État, puis révoqué avec pension de ses fonctions de préfet. Par la suite, il deviendra en 1959 maire de Bellengreville, une commune résidentielle du Calvados de 1500 habitants, où il créera un parc zoologique (fermé en 1973) ; lorsqu’il visitait ses enclos, se remémorait-il les résistants de l’Arche de Noé qu’il avait fait traquer… ? Il décédera en 1970, à l’âge de 74 ans, étant encore en fonction.

L’intendant de police Henri Danglade, ancien colonel de cavalerie, cessera ses fonctions en avril 1944. Le 1er décembre 1944, il obtiendra un certificat d’appartenance aux Force Françaises de l’Intérieur (FFI).

Des martyrs pour rien ?

« Bientôt on ne saura plus ce qu’ils ont fait, ni pourquoi ils l’ont fait, ni même s’il était nécessaire de le faire, voire on les plaindra d’être morts pour rien »[10]. Ces mots prémonitoires de Marie-Madeleine Fourcade seraient-ils en train de se réaliser ? Oui, les souvenirs s’estompent et la paresse intellectuelle prend parfois le dessus, souvent pour cacher des intentions inavouées. Mais les faits sont obstinés : encore faut-il ne pas les oublier.

Jean Phillipe, commissaire de police et résistant, fusillé le 1er avril  1944
La maison du commissaire Phillipe, au n° 22 de la rue éponyme, à Toulouse. Une plaque en son souvenir y a été apposée, sur laquelle on peut lire : « Ici vécurent Jean PHILIPPE (1905-1944), Commissaire de police, résistant, fusillé par les nazis, et Jeanne BOUILLANE (1909-1979), son épouse, résistante, déportée à Ravensbrück. ’’Je refuse de persécuter des israélites. Je refuse d’arracher des ouvriers français à leur famille’’ (lettre de démission janvier 1943) » La maison, squattée depuis quelques mois, a été ravagée par un incendie le 22 janvier 2023 (coll. part.).

 

[1] Jean « Phillipe » (avec deux « l » et un seul « p »), et pas « Philippe », comme on le lit trop souvent – y compris sur la plaque commémorative de son ancienne maison de Toulouse.

[2]    Georges Loustaunau-Lacau, Mémoires d’un français rebelle, Paris, Laffond, 1948.

[3]    Robert Bernadac est le père du journaliste et historien Christian Bernadac (1937-2003), auteur notamment d’une série de douze livres sur la Résistance intitulée Déportation, éd. France-Empire, 1967/1980, série qui connut à l’époque un grand succès éditorial.

[4]    Luc Rudolphe, Policiers rebelles – une résistance oubliée : la Police parisienne 1940-1944, Paris, LBM, 2014. M. Luc Rudolphe est un ancien commissaire de police.

[5]    Tribunal Administratif de Toulouse, audience du 16 mai 2006, consorts Lipietz c/Etat et SNCF, plaidoirie de Me Rémi Roquette.

[6]    Ferdinand Rodriguez-Redington, (1915/1999), dit Pie, fils d’une mère espagnole et d’un père anglais, élevé en France, était passé en Grande Bretagne en 1940 et s’était engagé dans l’armée britannique. Agent du SOE (Special Operations Executive), il était l’opérateur radio de Marie-Madeleine Fourcade. Il sera arrêté et déporté mais survivra. Auteur avec Robert Hervet du livre L’escalier sans retour, Paris, France-Empire, 1984 (l’escalier en question était celui que montaient les hommes promis au peloton d’exécution).

[7]    Marie-Madeleine Fourcade, L’Arche de Noé, Paris, Plon, 1998, p. 310-311 ; première édition publiée en 1968.

[8] Archives Départementales de la Haute-Garonne – documents sur les résistants (http://www.archives.cg31.fr).

[9] Marie-Madeleine Fourcade, L’Arche de Noé, op. cit., p. 317.

[10]   Marie-Madeleine Fourcade, L’Arche de Noé, op. cit., p. 8.

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