Khalil Gibran, poète et peintre visionnaire. De la poésie à la peinture (II)

Publié le 05/08/2021

Khalil Gibran, L’Amour, aquarelle (1920-1923).

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Dans la vie de Gibran, une femme, May Ziyadé (1886-1941), marqua le poète. May Ziyadé était une Libanaise installée au Caire, qui vouait à Gibran une grande admiration. Poétesse, essayiste et journaliste, elle correspondit avec Gibran de 1912 à 1929 ; toutefois, jamais ils ne purent se rencontrer. Ils partageaient les mêmes interrogations et passions, tant au niveau personnel que sur les sujets de leur époque. L’amitié de Gibran et de May Ziyadé renforça le lien de Gibran avec l’Égypte, où ses ouvrages furent publiés et son influence, pendant toute la première moitié du XXe siècle, fut importante. L’écrivain Naguib Mahfouz (1911-2006) dira de Gibran qu’il « est de ceux qui ont fondé la relation nouvelle à la culture arabe ».

Gibran écrivait directement en langue anglaise. Son premier livre, Le Fou (The Madman), parut en 1918, puis Le Précurseur (The Forerunner), en 1920, aux éditions Alfred Knop, installées à New York. Ce fut chez le même éditeur que fut publié Le Prophète, livre qui rendra Gibran célèbre. À sa parution, Mary Haskell écrivit à Gibran : « Nombreux sont ceux qui t’aimeront au fil des ans, longtemps après que ton corps sera devenu poussière. Ils t’auront trouvé dans ton œuvre ». Un jugement proche de la réalité, car Le Prophète est réédité régulièrement et traduit dans plus de trente langues.

Gibran écrira ensuite d’autres ouvrages, toujours publiés chez Alfred Knop, dont Jésus, Fils de l’Homme (1928). En 1897, Gibran avait confié à son ami Fred Holland Day : « Je ne suis plus catholique. Je suis païen ». Gibran utilisa les Évangiles pour replacer le Christ dans son contexte historique. Il façonna un autre visage, un homme ayant appelé à la justice et à la liberté. Gibran était un mystique assez paradoxal. Son approche du fait religieux est teintée d’un romantisme exalté et d’une aspiration à l’unité des religions, et il dénonça les agissements de tous les clergés. Ces positions plaçaient Gibran au rang des réformateurs les plus audacieux de la Nahda, la « renaissance » arabe, qui débuta à la fin du XIXe siècle.

D’autre part, Gibran mettait en relation la situation de la femme et le contexte politique, avec beaucoup de pertinence, posant par exemple cette question, dans Les Ailes brisées : « La femme faible n’est-elle pas le symbole de la nation malheureuse ? ». Pour Gibran, la promotion de la femme et sa libération étaient la condition nécessaire de la libération de la nation et de son développement. À cette époque, Gibran fut l’une des personnalités et créateurs hors du commun avec ses positions.

Les peintures de Gibran s’inscrivent parallèlement à son œuvre littéraire. Elles sont sa pensée, son interrogation et sa vision avec les formes et les couleurs. Ce sont des visions oniriques, comme le visage du Prophète. Il dira à Mary Haskell : « Ne vous ai-je pas raconté comment j’ai vu La Face du Prophète ? C’était une nuit, étant dans mon lit, je lisais un livre. Fatigué, je me suis arrêté, j’ai fermé les yeux… Durant ce sommeil, j’ai vu cette face claire et nette ». Cette confession nous aide à mieux saisir ce que recherchait le poète et peintre comme penseur-créateur : des effets magiques, surnaturels, qui jouent du contraste entre brume et lumière. Nous sommes devant une poétique picturale, où s’accordent à son écriture. Une aquarelle comme Orphée, que Gibran réalisa entre 1923-1931, n’est pas une simple figure décorative, mais une vision liée à une prophétie. Dans cette œuvre, la rêverie poétique chante, dialogue avec la lumière. La nature semble écouter, et les arbres sont devenus des ombres et des échos d’eux-mêmes. La nudité d’Orphée peut surprendre, mais c’est un corps enveloppé de lumière. Il y baigne. Le moment semble être saisi à l’aurore, au printemps du monde, de la vie, du chant. Nous pourrions rapprocher les peintures de Gibran à celles de William Blake, dont la fascination pour l’Homme-Dieu se retrouve comme en écho.

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