La Grue, un huis clos judiciaire qui « sème le trouble »

Publié le 15/02/2024

Un homme, accusé d’avoir tué sa femme. Une avocate pénaliste et féministe. Tout les oppose, et pourtant, cette mort mystérieuse va les réunir dans un huis clos théâtral. Dans la pièce « La Grue », qui se tient actuellement au théâtre Clavel, Stéphane Lecallo joue et met en scène une pièce de l’auteur belge, Thierry Pochet, endossant un personnage multifacettes, qui en dit aussi long sur sa complexité que sur celle de notre société. Rencontre.

Théâtre Clavel

Actu-Juridique : Tout d’abord, quelques mots sur vous ! Comment êtes-vous arrivé au théâtre ?

Stéphane Lecallo : Alors que j’étais directeur artistique pour une chaîne de TV, j’ai eu la mission de réaliser un casting pour trouver de nouvelles voix d’habillage. J’ai trouvé la voix féminine, mais pas la masculine. Pour m’amuser, j’ai essayé de passer le casting, et à l’aveugle, la chaîne m’a choisi ! C’est ainsi que je suis devenu comédien voix off. Puis je me suis formé : j’ai d’abord intégré les cours Florent, puis l’école de théâtre Le Foyer. Je suis tombé amoureux du jeu, du plateau, du travail de la scène, avec l’adrénaline de travailler sans filet.

AJ : Dans quelles circonstances avez-vous découvert le texte « La Grue » de Thierry Pochet ?

Stéphane Lecallo : J’ai découvert ce texte par accident. Il y a trois ans, j’étais encore aux cours Florent. Notre enseignant nous avait demandé de jouer deux scènes opposées de 3 minutes, qui devaient s’enchaîner. Dans l’une, je jouais un Labiche, du théâtre léger et connu. Alors je cherchais un personnage plus sombre et j’avais envie de proposer un auteur que personne ne connaissait, de surprendre avec une écriture qui différait des grands auteurs plus attendus. Je tombe sur « La Grue », un texte d’un auteur belge, Thierry Pochet, je me dis que c’est intéressant, la scène dure 3 minutes, je découvre, je lis, mais je dois rentrer en contact avec l’auteur pour avoir accès à la totalité du texte. L’écriture était très cinématographique. Je termine la pièce, et je me dis : « Je veux jouer ce personnage  ! ». Il y avait une évidence, d’incarner cet homme accusé de meurtre, Victor Moreau.

AJ : Qu’est-ce qui vous plaisait dans ce personnage, défendu par une avocate déterminée ?

Stéphane Lecallo : Le côté sombre de ce personnage, tout en relief, me plaisait. Il y a des passages où l’on ressent de l’empathie, on se dit que ce n’est peut-être pas lui. C’est justement ce qui est intéressant, de jouer quelqu’un de différent et d’en explorer ses recoins sombres. Sans oublier le travail de préparation passionnant à mener pour construire ce personnage : j’ai regardé des documentaires sur l’univers carcéral, pour trouver le corps du personnage (dans la première scène, il est en détention provisoire, NDLR) et rêver les décors – car ils sont épurés, donc à nous de les rêver pour les transmettre au public. Mais aussi des documentaires sur des audiences, des extraits de procès…

AJ : Justement, ce genre de personnages – avocats, accusés – sont beaucoup représentés dans l’imaginaire collectif. Le huis clos plaît, comme le succès de films récents comme Anatomie d’une chute, Le Procès Goldman ou de séries judiciaires le prouvent. Comment avez-vous travaillé cette entrée dans l’univers judiciaire ?

Stéphane Lecallo : Première chose, nous avons voulu une vraie robe d’avocat pour la comédienne, Mélissa Paulmier ! On l’a donc fait fabriquer sur-mesure pour être crédible. Avec la comédienne, nous nous sommes recommandés des visionnages, avons regardé pas mal d’images de procès, pour fabriquer la façon de se tenir, de parler. J’ai beaucoup d’amis avocats dans mon entourage, qui ne sont pas forcément des pénalistes. Mais la façon de s’exprimer, selon que l’avocat est en entretien ou en audience, diffère : il ou elle ne se tient pas du tout de la même façon, déploie une éloquence très surjouée en audience. Récemment la série 66.5 sur Canal+ m’a passionné, avec en plus cette notion de féminité – puisque l’héroïne est une avocate. La série Engrenages ou encore Anatomie d’une chute sont devenues des références sur la façon dont l’avocat communique à la fois avec son client, en entretien comme au parloir, mais aussi devant des magistrats. Et j’ai enfin beaucoup regardé Éric Dupond-Moretti qui s’exprime, une ancienne grosse pointure du barreau, avec l’éloquence, la gestuelle, cette façon de parler avec les mains et cette posture très identifiable.

Enfin, pour installer une ambiance de huis clos, ma référence principale a été le film Garde à vue, de Claude Miller, qui met en scène une confrontation entre Lino Ventura, commissaire, et Michel Serrault, accusé. On ne sait pas si l’on peut déjà juger Michel Serrault, on change d’avis au gré des scènes. C’est passionnant de semer le trouble. Et nous, grand public, nous aimons bien avoir un avis tranché. Mais en réalité, il est difficile de trancher des affaires dont on n’a que des bribes. C’est le travail des magistrats que de désigner, grâce au fruit d’une enquête, quelqu’un comme fermement coupable. Dans l’ère du temps on a tendance à juger sans beaucoup d’éléments, et j’aime bien questionner cela aussi.

AJ : La pièce parle d’une mort suspecte. Mais elle pourrait être un féminicide, un suicide, un accident…

Stéphane Lecallo : Nous avons fait attention à ce que le texte soit bien pris au second degré car il comporte des passages très crus, parle des violences faites aux femmes de manière directe. Même si le propos de l’auteur est de condamner ces violences, nous voulions éviter toute ambiguïté. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé, en accord avec lui, de rajouter deux voix off. Une au début qui explique que toute ressemblance avec des faits réels serait fortuite « mais malheureusement probable », pour rappeler que comme dans les fictions qui abordent des sujets monstrueux, que cela peut se produire dans la réalité. Avant les saluts, juste après une scène très spéciale, nous rappelons également le nombre de femmes tuées dans le monde pour la seule raison d’être des femmes. Les chiffres sont tellement glaçants qu’ils ont une vertu pédagogique très forte.

AJ : La pièce parle des violences faites aux femmes, mais de sujets plus généraux sur la place des femmes et des hommes dans la société, non ?

Stéphane Lecallo : Oui, le sujet des violences touche tout le monde, il est tellement ancré dans l’actualité. Mais avec cette pièce, on soulève d’autres questions liées au genre. Par l’intermédiaire de mon personnage, des questions apparaissent sur l’éducation des garçons, la place des femmes dans les milieux professionnels. Est-ce qu’une femme peut faire aussi bien qu’un homme ou même mieux ? Quel prix à payer pour réussir ?

AJ : Même la notion de virilité est questionnée : à quel moment la réussite d’une femme menace-t-elle la place d’un homme ? Finalement cet homme n’est-il pas malade de sa virilité dysfonctionnelle ?

Stéphane Lecallo : Sans doute. Il y a aussi cette dimension éducative. Car reproduire des discriminations, c’est le fruit d’une éducation, un sujet qui apparaît en filigrane dans les répliques. Ce qui tient également entre ces deux personnages, c’est une fascination – et on a tous ça en nous – une fascination pour ce qui est notre opposé. Ce qui est loin de nous nous fascine. Et entre ces deux personnages, il existe cette envie d’entendre la parole de l’autre, pour la contredire parfois. Dans ces cas-là, on est en terre inconnue. On voyage aussi intellectuellement. On sent une opposition, mais aussi une estime pour l’intelligence de l’autre… Avec la défiance qui l’accompagne.

AJ : Ces personnages sont complexes, pas binaires. Pourtant, entre un accusé, parfois odieux, et une avocate féministe, un accord tacite se créer. Ils ont finalement un intérêt commun ?

Stéphane Lecallo : Entre eux, ça se passe comme dans la vraie vie ! Personne n’est tout noir ou tout blanc. Une bonne partie de la pièce repose là-dessus. Ce qui est intéressant dans le jeu, c’est l’opposition des personnages. Il faut un blocage. L’écriture le fait pour nous, mais il fallait qu’on y apporte du jeu là-dessus. Nous sommes face à deux personnages qui doivent ravaler leurs certitudes car ils ont un intérêt à s’entendre avec l’autre. Tant qu’elle n’a pas décidé qu’elle prenait l’affaire, lui n’a aucune certitude qu’elle va le défendre, pourtant il aurait besoin d’une telle pénaliste. Elle a besoin de travailler son image pour sortir de la caricature de « féministe hystérique » qu’on fait d’elle. Ils ont tous les deux un enjeu – même à l’opposé – pour aller jusqu’au bout de cette affaire ensemble, même s’ils ont du mal à le reconnaître.

En travaillant sur la mise en scène, mon souhait était de montrer deux félins en cage, qui se tournent autour, montrent les crocs, sans complètement s’attaquer, sortent les griffes et peuvent bondir l’un sur l’autre à tout moment. Cette symbolique-là était importante pour moi dans le jeu du corps, dans le rapport fluctuant entre dominé et dominant.

AJ : Vous avez aussi mené un travail sur le corps. Le vôtre est un corps enfermé, contraint, et celui de l’avocate, un corps qui ressent la vérité affleurante dans ses tripes…

Stéphane Lecallo : J’ai travaillé la façon de se tenir à la barre, j’ai regardé beaucoup d’images d’accusés lors d’un procès. C’est un moment où les gens ne sont pas dans une situation très confortable, il faut une intranquillité. Et cela passe aussi beaucoup par une mise en accord avec la respiration avec la comédienne. On doit aller chercher l’énergie chez l’autre pour se répondre, elle en tant qu’avocate de la défense, moi en tant qu’accusé. Il faut respirer ensemble, même si ce n’est pas au même rythme. Une pièce comme celle-ci ne peut que se coconstruire.

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