La résistible ascension des (criminels) politiques vers le pouvoir suprême

Publié le 21/04/2017

La saison théâtrale française 2016-2017 aura été marquée par deux mises en scène remarquables de La résistible ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht. Puissent-elles servir en ces temps politiques complexes de miroirs efficaces montrant à « l’infamie sa propre image et au temps même sa forme et ses traits dans la personnification du passé » comme Shakespeare – auquel Brecht fait souvent référence – le fit dire à Hamlet.

La résistible ascension d’Arturo Ui1, l’une des pièces les plus connues de Bertolt Brecht – après L’opéra de quat’sous dès 1928 – qu’il n’a jamais vu jouée car elle ne fut montée qu’en 1959 – soit trois ans après sa mort – par le Berliner Ensemble, qu’il avait créé avec sa femme à Berlin-est en 1949 à son retour des États-Unis. Le couple avait quitté l’Allemagne après que Brecht avait vu son œuvre interdite et brûlée le 10 mai 1933 et avait été déchu de sa nationalité en 1935. Exilé dans différents pays d’Europe avant de rejoindre les États-Unis depuis la Finlande en 1941, année durant laquelle il écrivit Arturo Ui qui, en dépit de sa traduction immédiate en anglais, ne put être jouée sur le sol américain, qu’il dut quitter en 1947 en raison du maccarthysme pour se réinstaller en RDA.

Placée intentionnellement dans le Chicago des années 1920-1930 en vue de convaincre les théâtres américains, les méthodes corruptives du trust du chou-fleur permettent à une petite bande de gangsters d’utiliser chantage et violence envers le pouvoir en place pour s’y substituer, et démagogie et intimidation envers la population pour la séduire et ne se voir ainsi opposer résistance d’aucune sorte. La pièce dénonçant la montée au pouvoir d’Arturo Ui sert d’allégorie à l’accession aux pleins pouvoirs d’Adolf Hitler et de dénonciation à la fois du fascisme et du capitalisme, sans pour autant que le premier « soit une symbolisation de la seconde »2.

La pièce a connu, depuis plus d’un demi-siècle, des mises en scène mémorables depuis la version historique de Peter Palitzsch au Berliner Ensemble en 1959 avec Ekkehard Schall. Après notamment Jean Vilar en 1960 et Jérôme Savary en 1993, Heiner Müller livra sa – dernière et posthume – mise en scène au festival d’Avignon de 1996, produite par le Berliner Ensemble, reprise au Théâtre de la Ville en 2012 avec Martin Wuttke. Le public fut mis en état de choc avant même le début – officiel – de la représentation, le spectacle ayant en quelque sorte déjà commencé à l’extérieur avec la diffusion par des haut-parleurs d’un discours hurlé en allemand qui entraîna même un déplacement des forces de l’ordre3. À quatre pattes, tel un chien haletant, Arturo Ui ouvrait la pièce, figure non humaine donc, se transformant peu à peu au fil de son ascension.

La même évolution du personnage principal, dictée par le texte et le message de Bertolt Brecht, apparaît dans la mise en scène de Dominique Pitoiset, créée à la scène nationale de Bonlieu, à Annecy, en novembre 2016, avec Philippe Torreton, dans une nouvelle adaptation et traduction de Daniel Loayza. Le choix délibéré de faire moult références à l’actualité récente – au moyen de la projection d’images sur plusieurs écrans placés en arrière-plan4 – et de présenter les gangsters de Chicago sous les traits des membres d’un conseil d’administration d’une société cotée en bourse est très efficace. L’image du drapeau français flottant au vent était cependant surabondante dans la scène finale du discours muet d’Arturo Ui au sommet de sa puissance et de sa gloire, suffisamment glaçante en soi.

Très différente est la perspective de la mise en scène créée à la Comédie française le 1er avril dernier, qui fera date elle aussi. Fille de l’actrice Sabine Thalbach du Berliner Ensemble, l’actrice et metteure en scène Katharina Thalbach est résolument revenue à l’idée du théâtre populaire (Volkstheater) devant divertir tout en faisant réfléchir.

Après s’être débarrassés des déguisements de leurs doubles historiques (Arturo Ui/Hitler ; Dollfoot/Dollfuss ; Gobbola/Goebbels ; Gori/Göring ; Hindsborough/von Hindenburg ; Roma/Röhm) les visages grimés semblent utiliser à la fois le travail du mime et des références cinématographiques, au premier rang desquelles Le dictateur de Chaplin – dont Laurent Stocker s’inspire indiscutablement et efficacement dans sa gestuelle, ses tics et gesticulations – et le modèle d’Al Capone dans le Scarface d’Howard Hawks.

La métaphore de la toile d’araignée imaginée avec le scénographe et costumier Ezio Toffolutti – placée verticalement face au public et s’abaissant dans certaines scènes presque à l’horizontale, pour mieux permettre aux acteurs de la chevaucher, l’enjamber, grimper ou s’accrocher et avoir sous les yeux en permanence le plan de la ville de Chicago dessiné au sol – est intéressante pour signifier les réseaux, interconnexions et conflits d’intérêts entre le pouvoir politique et le monde des affaires, mais aussi le piège qui se tisse progressivement.

La justice est traitée avec peu d’empathie, tant par Brecht lui-même, que par Katharina Thalbach. La parodie de procès à la scène VIII montre un juge, bien que placé scéniquement en position supérieure, intimidé par Arturo Ui et tout à ses ordres, après qu’il ait pourtant distinctement clamé que la cour « n’a été exposée à aucune pression » et statué « en totale liberté ». L’avocat et son client, que tout désigne comme innocent, sont écrasés par ce tribunal partial, et le courage du premier dénonçant « la justice égorgée », « déshonorée, car s’adonnant à la violence » est accusé d’« offense au tribunal » et son client condamné « à quinze ans de cachot ». Cet écho au procès de l’incendie du Reichstag qui avait condamné à mort un chômeur drogué et laissé les vrais incendiaires impunis, tend à souligner que, pas plus que la classe politique, le pouvoir judiciaire n’est capable de résister à l’ascension au pouvoir suprême d’Arturo Ui.

Le spectateur/citoyen n’est pas vraiment culpabilisé par Bertolt Brecht qui démontre que c’est moins le peuple que le pouvoir traditionnel en place qui a laissé faire et permis la montée au pouvoir d’un personnage intimidant par l’accumulation de ses crimes, mais fondamentalement médiocre et ridicule. En revanche, il l’invite à réagir, fidèle à sa théorie du théâtre de la distanciation (Verfremdungseffekt) qui va plus loin que le théâtre politique, car il vise à obtenir de son public une position critique ou active. C’est le début du fameux épilogue rarement cité – à l’exception de la dernière phrase la plus connue de la pièce5 – montrant à la fois sa confiance dans l’homme et une invitation à résister à la fascination des puissants et le cas échéant à leur faire barrage :

« Apprenez donc à voir au lieu de rester béats

Et agissez au lieu de parler encore et encore.

Sur le monde ça aurait presque imposé sa loi !

Les peuples se sont montrés les plus forts

Que personne ne triomphe trop vite toutefois

Le ventre est encore fécond d’où ça sort. »

La résistible ascension d’Arturo Ui

Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie Française

Notes de bas de pages

  • 1.
    Comme toute l’œuvre de Bertolt Brecht, La résistible ascension d’Arturo Ui est publiée par les éd. de l’Arche.
  • 2.
    Brecht B., Journal de travail, 1.4.41, 1976, L’Arche, p. 176.
  • 3.
    V. la description très personnelle de Moreigne M., « Le choc d’Arturo Ui », in « Bertolt Brecht », Europe, 2000, n° 856-857, p. 208 et s.
  • 4.
    Des débordements violents lors des manifestations de la loi Travail à Paris à l’extrait du chœur des esclaves (Va, pensiero) du Nabucco de Verdi dirigé par Riccardo Muti en 2011 à Rome pour protester contre la réduction du budget de la culture.
  • 5.
    À travers la dernière phrase de l’épilogue très souvent reprise (« Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde » ou dans la dernière traduction de L’Arche : « Le ventre est encore fécond d’où ça sort » ) reprenant la métaphore de la première traduction anglaise (« The belly is still fertile from which the foul beast sprang ») et qui extrapole sans doute par trop le texte d’origine en nommant finalement ce que Brecht a voulu justement ne pas nommer en n’utilisant ni nom commun, ni adjectif et le « das » neutre : Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch.
LPA 21 Avr. 2017, n° 126a7, p.12

Référence : LPA 21 Avr. 2017, n° 126a7, p.12

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