La visite de la porte littéraire

Publié le 04/08/2021

Jean-Baptiste Tenant de Latour (1779-1862) fut nommé en 1846 bibliothécaire du roi Louis-Philippe Ier, au palais de Compiègne. La somme de ses connaissances a été réunie dans ses Mémoires d’un bibliophile, livre paru en 1861. Cet ouvrage se présente sous forme de lettres à une femme bibliophile (la comtesse de Ranc… [Le Masson de Rancé]), et se compose de nombreuses réflexions sur la bibliophilie, les écrivains et le monde des Lettres. Nous reprenons cet été la publication de la Lettre XI consacrée au « Cabinet de M. Turgot ».

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« Vous vous êtes bien souvent assis dans son cabinet, me disait M. R. ; quelquefois vous y avez passé plusieurs heures, et vous n’y avez sûrement pas remarqué un souvenir resté de lui. Sur une porte où sont simulées des tablettes en rapport avec les rayons de la bibliothèque, figurent des livres également fictifs, et dont les titres sont évidemment l’œuvre de Turgot. Je vous en ferai les honneurs, la première fois que vous viendrez à Lantheuil. Ce n’est pas, je vous assure, sans quelques côtés assez piquants.

Je ne doutai point qu’il n’y eût, en effet, plus ou moins matière à observation dans un vestige quelconque du passage de Turgot. Il y avait, dans tous les cas, forme de bibliothèque, et comme à quelque temps de là, j’allais passer plusieurs jours au chef-lieu, après les premiers moments donnés aux affaires, je ne manquai pas de visiter la porte littéraire qui avait été signalée à mon attention. Je me retrouvai avec un véritable intérêt, mais sans trop d’enthousiasme, je dois l’avouer, dans l’ancien cabinet de Turgot. Depuis que j’ai dépassé ma vingtième année, Madame, et il y a longtemps de cela, j’en ai fini, Dieu merci, avec les opinions plus ou moins religieuses, plus ou moins irréligieuses des hommes du XVIIIe siècle, ce qui a généralement la meilleure part dans l’adhésion si ardente de leurs jeunes admirateurs. Cependant je leur conserve toujours beaucoup de sympathie littéraire, et je partage entièrement, à cet égard, les impressions et les distinctions d’un grand critique contemporain. Ces distinctions du reste, je les ai constamment faites dans toutes les circonstances de même nature. C’est ainsi que, sans avoir jamais eu la moindre tendance aux idées jansénistes (qui pense à cela aujourd’hui ?), je me suis toujours passionné pour les solitaires de Port-Royal ; c’est ainsi que, quoiqu’ancien élève des Oratoriens qui auront toujours mes plus tendres préférences, je ne passe jamais dans la rue Saint-Antoine sans penser à Bourdaloue, au père Bouhours, à tous les hommes marquants du corps jadis adversaire de mes chers maîtres. Aussitôt qu’on appartient aux Lettres, aussitôt qu’on appartient aux arts, peu m’importe le drapeau particulier. Ils sont vraiment à plaindre ceux que d’aveugles, d’exclusives préventions empêchent de se livrer sans réserve à toutes les jouissances de l’esprit ; ils y perdent, vous le savez, vous, Madame, plus qu’ils ne peuvent l’imaginer ». (À suivre)

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