Les noces de Figaro : les abus des droits seigneuriaux selon Mozart, inspiré par Beaumarchais

Publié le 29/06/2017

La dix-septième édition d’« Opéra en plein air » qui propose chaque année des grandes pièces du répertoire de l’opéra dans l’objectif d’attirer un nouveau public par des représentations en extérieur mettant en valeur le patrimoine, présente en 2017, Les noces de Figaro, chef-d’œuvre de Mozart, adapté de la pièce de Beaumarchais, qui centrent tous deux l’intrigue sur l’évitement du « droit » dit de cuissage – « droit » seigneurial de l’Ancien Régime – pour dénoncer vivement les inégalités sociales et se gausser des artifices du droit.

Les premières représentations de l’édition 2017 d’« Opéra en Plein Air », manifestation lyrique annuelle créée en 2002, se sont déroulées devant le charmant château de Sceaux, situé dans un domaine de 180 hectares dans le département des Hauts-de-Seine (92), avant que le spectacle ne parte en tournée dans d’autres sites patrimoniaux connus (hôtel des Invalides) ou moins connus (château de Haroué, château du Champ de Bataille), dont certains sont la propriété de l’État (château de Vincennes) ou même classés au patrimoine de l’UNESCO (cité de Carcassonne).

Pour la deuxième fois depuis sa création, ce sont Les noces de Figaro de Mozart, l’exemple parfait d’opéra « populaire » avec Aïda en « ce qu’on ne se lasse ni de les jouer ni de les entendre » suivant les mots du célèbre dictionnaire Kobbé1, qui ont été choisies par Julie Gayet en charge cette année de la mise en scène. Après Patrick Poivre d’Arvor, Arielle Dombasle, Jacques Attali et d’autres personnalités extérieures pour la plupart à l’univers lyrique, il s’agissait pour la comédienne de mettre à la portée d’un public différent des scènes d’opéra classiques, un chef-d’œuvre du répertoire qui au-delà de son apparence d’opéra buffa comprend de grandes finesses et une satire sociale substantielle sous la plume du librettiste Lorenzo Da Ponte – qui fut sa première collaboration avec le compositeur avant Don Giovanni, Cosi fan tutte

Les noces de Figaro fournissent ainsi un bon exemple de l’utilité de la musique, de la plus-value de l’art opératique, « entre normes juridiques et sensibilité musicale »2, pour mieux faire passer un message politique et juridique3. Le livret de Da Ponte ne manque pas de références au droit, même si la pièce de Beaumarchais, Le mariage de Figaro, publiée seulement deux ans plus tôt, sur laquelle il s’appuie, en contient d’encore plus nombreuses et des plus intéressantes, voire divertissantes4, notamment dans la scène significative du procès.

Dans les deux œuvres, l’intrigue tourne autour d’un mariage à venir, celui de Figaro et Suzanne, tous deux au service du comte et de la comtesse Almaviva. Mais c’est moins le droit privé ou plus exactement le droit de la famille stricto sensu qui sont convoqués – bien qu’un contrat de mariage soit évoqué dans une scène accessoire abordant en outre d’autres problématiques juridiques5 comme dans la courte farce comique de Rossini La cambiale di matrimonio de 1810 – que les droits seigneuriaux sous l’Ancien Régime mettant « la marque de la “domination” sur tout ce qui existait et sur tout ce qui se passait dans la seigneurie »6. Alors que dans la pièce de Beaumarchais l’exercice de la justice à travers la scène du procès est tout aussi important que le droit du seigneur sur les jeunes mariées, c’est ce dernier que Mozart et Da Ponte privilégient dans leur opéra découpé en quatre actes – la pièce en compte cinq – dont la composition fut extrêmement rapide7.

Le « droit » de cuissage, ou droit de jambage, n’était pas à proprement parler un droit, mais une coutume – deux qualifications discutées chez les historiens parlant parfois de « mythe », sans pour autant nier le « fait » 8 – qui donnait aux seigneurs du Moyen Âge le droit de passer une jambe nue dans le lit de la mariée ou de coucher avec elle la première nuit de ses noces… Dès le premier acte, la nécessité de son évitement sert d’amorce à l’intrigue et à l’ingéniosité que les futurs mariés doivent mettre en place pour l’éviter :

« Obtenir de moi certaines demi-heures que le droit du seigneur » (Suzanne)

« Comment ? Sur ces terres, le Comte n’a-t-il pas aboli ce droit ? » (Figaro)

« Certes, mais il s’en repent ! et c’est sur moi qu’il veut le rétablir » (Suzanne)

Le stratagème principal inventé par Figaro est de féliciter le seigneur pour l’abolition de cette coutume qu’il n’a manifestement pas l’intention de respecter, en faisant chanter un chœur de jeunes paysannes, « comédie » dont n’est pas dupe son destinataire :

« Monseigneur, ne refusez pas le tribut que nous apportons en signe de reconnaissance à celui qui abolit un droit honni des amants » et qui demande expressément : « notre mariage est déjà préparé : il ne vous reste plus qu’à parer d’un voile blanc, symbole de la pureté, la jeune fille que Votre Grâce a épargnée ».

L’immoralité récidivante du seigneur, ainsi que la dénonciation plus générale de l’injustice des privilèges de classe a tellement choqué que Beaumarchais dut affronter durant plusieurs années la censure royale avant de voir jouée sa pièce, censure également appliquée en Allemagne, mais que réussit à éviter Da Ponte en obtenant l’autorisation de Joseph II d’adapter l’ouvrage français à l’opéra à condition de l’expurger de « tout ce qui pouvait choquer les convenances et le bon goût »9

Le fond de la critique des inégalités fondées sur l’identité sociale et sexuée peut-être parfaitement transposée plus de deux siècles plus tard, et continuer de divertir un public – si ce n’est musicalement pleinement satisfait10 – enchanté de profiter, à la belle étoile, dans la mémoire des pierres du patrimoine français, de l’écoute du chef-d’œuvre autrichien.

Affiche des Noces de Figaro

DR

Notes de bas de pages

  • 1.
    Kobbé G., Tout l’opéra, 1999, Robert Laffont, p. 543.
  • 2.
    Saulnier-Cassia E., in Signorile P. (dir.), Entre normes et sensibilité. Droit et musique. Hommage à Norbert Rouland, 2017, PUAM, p. 177.
  • 3.
    V. l’émission « Qu’apporte la musique au droit ? » de Garapon A., avec Rouland N. et Saulnier-Cassia E., 15 déc. 2016, sur Amicus radio : http://radio.amicus-curiae.net/podcast/quapporte-la-musique-au-droit/.
  • 4.
    Si les pratiques artificielles des juristes sont également moquées dans l’opéra, par exemple, via la voix de Bartholo à la scène III de l’acte I (« Même s’il faut retourner tout le code, lire toute la table des matières, par un mot ambigu ou par un synonyme on arrivera bien à tout emmêler ! »), le portrait de l’avocat est plus féroce chez Beaumarchais (lignes 2005 et s. à la scène XV de l’acte III).
  • 5.
    Figaro enfant volé, retrouve ses parents – non mariés – à l’occasion du procès (acte III, scène V) relatif au contrat de mariage convenu en cas de non-remboursement d’une somme d’argent prêtée par Marceline qui s’avère être sa mère… Les droits des enfants nés hors mariage sont récurrents dans l’œuvre de Beaumarchais.
  • 6.
    Gallet J., « Droits féodaux et seigneuriaux », in Bély L. (dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, 1996, PUF, p. 440.
  • 7.
    « En six semaines tout était terminé » (c’est-à-dire entre octobre 1785 et avril 1786) indique Da Ponte dans ses Mémoires, 1931, Paris, Henri Jonquières, p. 86. Le succès fut modéré à Vienne le 1er mai 1786, mais il triompha à Prague. Il ne fut joué à Paris pour la première fois qu’en 1793.
  • 8.
    Fraisse G., « Droit de cuissage et devoir de l’historien », Clio. Histoire, femmes et sociétés (en ligne), 3/1996.
  • 9.
    Da Ponte L., Mémoires, préc.
  • 10.
    À l’exception d’un Chérubin un peu fragile et du manque de précision de l’orchestre, la distribution était d’excellente qualité.
LPA 29 Juin. 2017, n° 127y7, p.22

Référence : LPA 29 Juin. 2017, n° 127y7, p.22

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