Question de rhétorique : donnez-moi un innocent, je vous en ferai une « enflure »
« Top 8 des Prix Nobel qui étaient aussi de belles enflures ». Ainsi titre le site Topito, dans un article publié le 2 février 2021, pour remettre en cause la crédibilité de plusieurs personnalités historiques. Guillaume Prigent, auteur de Avoir raison avec Schopenhauer (1), nous explique quels procédés rhétoriques se cachent derrière cet étrange classement.
Rappel des faits
Il peut arriver à chacun d’entre nous de se retrouver absorbé dans une conversation face à un être dont les mérites et qualités reflètent, tel un cruel miroir, nos propres faiblesses et insuffisances. L’honnêteté intellectuelle commanderait de l’admettre mais l’orgueil, rétif, se trouve tenté de faire feu de tout bois pour réduire la valeur de cet opposant indélicat. Comme on y recourt parfois lors d’une dispute conjugale, en déterrant une faute de l’autre remontant à Mathusalem pour raffermir sa position et changer de sujet par la même occasion.
C’est à un exercice de ce genre que semble avoir voulu se livrer le site Topito dans un article publié le 2 février et titré avec élégance et modération « Top 8 des Prix Nobel qui étaient aussi de belles enflures ».
On peut y lire la présentation suivante :
« Les prix Nobel récompensent les meilleurs acteurs de la science, de la littérature ou de la Paix dans le monde. Du coup, on a tendance à penser que les gens qui ont reçu le prix Nobel sont des personnes bien sous tout rapport et intouchables. Eh ben c’est un grand NON. On peut avoir reçu cette récompense et avoir aussi agit [sic] dans une partie de sa vie comme un beau connard, voire une bonne grosse enflure. La preuve avec ces quelques prix Nobel qui ont à eux tous cumulé à peu près toutes les tares de l’humanité ».
Le procédé rhétorique : l’argument ad hominem (ou ex concessis)
La tentation facile dans tout débat, pour donner tort à votre adversaire ou porter atteinte à sa crédibilité, consiste à trouver l’anguille sous la roche, voire l’orque sous le plancton. Dit autrement, en creusant dans la vie de quelqu’un, on finit toujours par trouver un comportement répréhensible, une pensée discutable ou une morale condamnable. Et on prend d’ailleurs moins de risques à le faire des décennies après, voire idéalement après sa mort…. Dans l’Art d’avoir toujours raison, Schopenhauer résume ce type d’argument en une phrase lumineuse : « On trouvera toujours de quoi pinailler ». La parole divine y avait répondu par avance dans l’Evangile selon Jean (8,7) lorsque Jésus déclare « Que celui de vous qui est sans péché jette le premier la pierre ».
Dit autrement, il n’est pas une personne dont on ne puisse, en examinant scrupuleusement l’existence, affirmer qu’elle a mené une vie parfaite. Vous comme moi n’apprécierons sans doute pas de savoir nos actes, pensées et paroles étalées sur la place publique ou disponibles en open data. Si rien n’interdit de regretter que l’Homme ait été expulsé du Paradis, perdant par là sa pureté originelle, il faut bien admettre à présent que chacun de nous porte en lui quelques parts d’ombre ou des recès dont il ne peut se flatter. Catherine la Grande menait une vie plutôt licencieuse, Napoléon écrivait à Joséphine, quinze jours avant son retour de campagne, « Ne te lave pas, j’arrive ! » et Aristote avait défendu l’esclavage… On pourrait étendre la liste à l’infini.
Pour prendre l’un des exemples cités par Topito, Winston Churchill est « raciste ». C’est une chose malheureusement commune pour un ancien élève de l’académie militaire de Sandhurst au Royaume-Uni, qu’il intègre à 19 ans, en 1893. Une fois affecté en Inde, et dans un environnement raciste (le colonialisme aidant), il y avait fort à parier que cette perception lui demeure. Seulement voilà, il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1953. Et c’est là, pour Topito, que le bât blesse. Une « enflure » a reçu un Prix Nobel de littérature. « Enflure » qui, entre deux propos racistes, infligea le premier un revers à l’Allemagne nazie lors de la Bataille d’Angleterre, permit l’éclosion de De Gaulle et fut l’un des acteurs majeurs de la défaite du nazisme.
La tentation hasardeuse de l’injure
Vouloir réduire le débat, et plus précisément le débatteur adversaire, à ses seuls défauts offre à l’évidence un double avantage :
*Premièrement, de déplacer le sujet de fond du débat, sur la personnalité de votre adversaire, et ainsi éviter d’avoir à argumenter pied à pied et honnêtement ;
*Deuxièmement, et par voie de conséquence, de l’empêcher de développer sa thèse puisqu’il se trouvera obligé de défendre son chemin de vie plutôt que de démontrer en quoi son achèvement peut être utile ou précieux à autrui.
Cette pratique du name and shame (ou de la cancel culture) fleurit avec allégresse depuis plusieurs années déjà mettant en péril la richesse et l’intelligence du débat, et opérant un filtrage drastique des personnes « autorisées à exprimer leur pensée ».
Utilisée à outrance, ou tout simplement avec légèreté, elle porte en elle un double risque pour la pertinence de toute confrontation d’idées.
Intellectuellement, elle permet de considérer que le fond d’un débat n’est pas ce qui prime. Par contagion, elle bat en brèche l’idée que la valeur d’une pensée ne tient pas au crédit moral de celui qui la porte, mais à sa justesse. La Fontaine le résume à merveille dans sa fable Les Animaux malades de la peste :
« Selon que vous serez puissant ou misérable
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».
D’un point de vue éthique, elle autorise à déterrer toutes les immondices possibles sur quelqu’un pour gagner un débat en forçant l’autre à l’abandon. Et à se complaire dans cet exercice de spéléologie ordurière, il n’est pas sûr que le bourreau d’aujourd’hui ne soit pas la victime du lendemain.
(1) Librio Philosophie – novembre 2017
Référence : AJU169600