Question de rhétorique : L’art de renverser la table

Publié le 02/06/2022

Que faire quand on se sent en difficultés dans un débat et que l’on souhaite reprendre la main ? Mais renverser la table bien sûr, comme nous l’a enseigné Schopenhauer ! C’est ce qu’ont fait par exemple les étudiants d’AgroParisTech lors d’une cérémonie de remise de diplômes le 10 mai dernier. Explications. 

Question de rhétorique : L'art de renverser la table
Photo : ©AdobeStock/Семен Саливанчук

Le 10 mai dernier, lors de la cérémonie de remise des diplômes d’AgroParisTech, une école d’ingénieurs, des étudiants ont décidé de rompre la tradition et de transformer leur discours en tribune politique, relayée ensuite sur les réseaux sociaux et les médias traditionnels.

Si l’on se place sous l’angle de la rhétorique, il n’est pas étonnant qu’un tel discours ait fait autant de bruit au regard de la rupture qu’il constitue. Une telle stratégie est toutefois loin d’être nouvelle.

Un discours de rupture

Une remise de diplôme est supposée être le parachèvement de longues années d’études et l’occasion de démontrer sa fierté d’être enfin arrivé au bout de celles-ci, ainsi que sa reconnaissance à l’égard de l’institution qui les a gratifiés de ce diplôme.

Dès lors, quand des orateurs se présentent à la tribune d’un tel événement, on s’attend légitimement à des remerciements pour les personnes qui les ont soutenus au moins, une anecdote émouvante et enrichissante au mieux pour les plus à l’aise.

Il s’agit donc de prises de parole très convenues, qui ne surprennent que rarement, mais touchent parfois.

Ici, les orateurs captent l’attention précisément parce que le discours est une rupture avec ce que l’on attendait d’eux.

Ils sont attendus pour des remerciements, ils proposent des critiques.

Alors que l’auditoire s’attend à ce qu’ils expriment leur fierté d’être diplômé d’une telle école, leurs mots sonnent autrement : “Nous sommes plusieurs à ne pas vouloir faire mine d’être fiers et méritants d’obtenir ce diplôme à l’issue d’une formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours”

L’emploi d’une telle formule tend à déployer un ethos de sincérité en rupture avec le conformisme de la cérémonie qui “ferait mine” plutôt que de dire vrai.

Si le choix de transformer une telle occasion est critiquable au regard de ce que l’institution leur a apporté et de ce dont ils pourront jouir dans leur vie professionnelle grâce à elle, sur le plan rhétorique il est intéressant de constater que le choix d’une telle stratégie demeure efficace dans une logique médiatique.

Si rien n’est moins sûr que le fait qu’elle emporte la conviction, elle permet tout au moins l’attention. De même que dans un autre temps, Jacques Vergès choisissait de transformer des procès ingagnables en tribunes politiques, avec sa désormais célèbre “stratégie de rupture”, pas tant pour convaincre l’auditoire (les juges) que pour attirer l’attention de l’opinion publique.

Elle n’est d’ailleurs pas sans rappeler la stratégie du renversement de table si chère à Schopenhauer et aujourd’hui encore très utilisée par de nombreux orateurs dans l’univers médiatique.

Renverser la table en dialectique

Dans le 18e stratagème de l’Art d’Avoir Toujours Raison, Schopenhauer nous explique comment contrer un adversaire sur le point de conclure son raisonnement :

Si l’on constate que l’adversaire a entrepris une série d’arguments qui va mener à notre défaite, il ne faut pas lui permettre d’arriver à conclusion mais l’interrompre au milieu de son argumentation, le distraire, et dévier ce sujet pour l’amener à d’autres. On peut utiliser un mutatio controversiæ

Ce que décrit l’auteur, c’est tout simplement un renversement de table, quasiment une réaction d’enfant au Monopoly qui veut interrompre la partie parce qu’il perd.

En interrompant un contradicteur et en l’amenant vers un autre sujet, on l’empêche de parvenir à la fin de son raisonnement. Certes on ne l’emporte pas pour autant. Mais au moins on ne perd pas : si la table est renversée, personne ne connaît l’issue du débat. Tout l’enjeu est de le faire de façon discrète.

Pour mieux comprendre ce stratagème, on peut retourner en 2017, à l’occasion d’un débat entre Eric Zemmour et Eric Dupond-Moretti sur l’immigration (aucun des 2 Eric n’étant alors officiellement entré en politique).

Zemmour le premier y fait recours. Alors que Dupond-Moretti avance dans son raisonnement, évoquant notamment Michel Platini et Yves Montand, le journaliste l’interrompt. “Vous êtes un ringard Dupond-Moretti. On se croirait dans les années 80. Arrêtez avec vos arguments des années 80 ! Aujourd’hui on n’est plus avec Platini ni avec Yves Montand”.

La main change, Eric Zemmour réangle le sujet vers une problématique qu’il maîtrise mieux.

Mais quelques minutes plus tard, c’est Eric Dupond-Moretti qui lui oppose le même stratagème.

Tandis qu’Eric Zemmour évoque le communautarisme, il l’interrompt. “C’est quand même mieux qu’une condamnation en correctionnelle”. Et les contradicteurs de se lancer dans un nouveau débat sur le pouvoir des juges.

Ainsi chacun des deux se sera trouvé tour à tour victime et bénéficiaire de ce stratagème du renversement de table.

On remarque donc que loin d’être le simple étalement d’une colère sincère, un tel discours des étudiants d’AgroParisTech constitue alors une véritable stratégie qu’il est coutume de rencontrer en rhétorique classique mais aussi dans les débats médiatiques.

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