Question de rhétorique : tous Français, tous procureurs ?

Publié le 27/01/2021

A en croire Emmanuel Macron, nous serions devenus une nation de 66 millions de procureurs. La formule-choc a déclenché une intense polémique. Guillaume Prigent, auteur de Avoir raison avec Schopenhauer (1), nous dévoile la mécanique secrète de cette nouvelle saillie qui vient s’ajouter à la (longue) liste des « petites phrases » présidentielles.

Magistrats assis en rang lors d'une rentrée solennelle
Photo : ©P. Cluzeau

 Lorsque l’on se trouve confronté à une opposition, il n’est pas rare qu’elle se manifeste sous une grande variété d’arguments et de points de vue, obligeant dès lors à se défendre sur plusieurs fronts simultanément. Répondre à chaque opposition, une à une, prendrait à l’évidence un temps non négligeable. Une solution pour s’en défaire est de trouver ou d’inventer un point commun à toutes et de ne s’attaquer qu’à cela pour, ensuite, en déduire qu’on a fait tomber l’ensemble des reproches adressés.

 Rappel des faits

 A l’occasion d’un discours prononcé le jeudi 21 janvier et consacré à la recherche quantique, lors d’un déplacement à l’université de Paris-Saclay, le Président de la République n’a pu s’empêcher de revenir sur la méfiance et les craintes nées de la stratégie française de lutte contre la pandémie.

« Cela a été documenté par beaucoup de chercheurs, l’un des problèmes de la France, c’est la défiance (…) Ce qui va avec la défiance française, c’est cette espèce de traque incessante de l’erreur. Nous sommes devenus une nation de 66 millions de procureurs. C’est pas comme cela que l’on fait face aux crises ou qu’on avance ».

 Peu importe ici les raisons réelles ou supposées, fondées ou abusives, de cette « défiance » : les discours gouvernementaux qui varient d’une semaine sur l’autre, les incertitudes profondes et sincères de ceux à qui la crise a tout enlevé, la cacophonie entre les prises de parole politique et scientifique, la sérénité avec laquelle un Premier ministre en exercice annonce qu’il n’a pas téléchargé l’application TousAntiCovid, etc. Tout critique est désormais procureur. Comme si être procureur devenait soudainement le synonyme d’esprit étroit et inquisiteur à l’excès.

Le procédé rhétorique : l’étiquetage

 En mathématiques, on appellerait ceci la recherche du plus petit dénominateur commun. En rhétorique, cela rentre dans la famille des « réductions » (reductio ad absurdum, reductio ad hitlerum, etc.) et pourrait donc être une reductio ad unum. Dit autrement, il faut compacter toute la complexité adverse dans un seul et unique point. Et pour y parvenir, l’une des manières de procéder consiste à recourir à l’étiquetage, à simplifier le tout dans un mot coloré, à tort ou à raison, d’un a priori négatif. Telle pensée se retrouvera ainsi labellisée « naïve », « rétrograde », « ultra libérale », « injuste », etc.

 Cette entorse à la bonne foi du débat offre deux avantages :

*Celui d’abord de le binariser  en opposant d’un côté le camp de ceux qui essayent et osent, quitte à faire des erreurs, et de l’autre celui des procureurs et des contempteurs qui n’ont rien de mieux à faire que de critiquer sans jamais être constructifs ;

*Celui ensuite de ne plus être sur la défensive en mettant les difficultés présentes sur le compte du camp d’en face qui, par son attitude, ne permet pas de faire « face aux crises ou qu’on avance »

On pourrait même y voir un troisième avantage. Au lieu de débattre du fond du sujet, à savoir l’efficacité de la stratégie vaccinale, on se retrouve à commenter la phrase du Président de la République. Le débat est polarisé et voilà un contre-feu allumé qui permet de clore une séquence désavantageuse.

Le danger d’une polarisation du débat

 En l’espèce, et outre le caractère manifestement exagéré de l’opposition entre 66 millions de Français / procureurs et le Gouvernement, le fait est qu’il n’est sans doute pas très heureux, lorsqu’on est à la tête de l’Exécutif, de donner à penser que le terme de « procureur » doive  être perçu comme renvoyant à une fonction négative ou répréhensible, un comportement scandaleux.

Sur le fond, à court terme, l’usage de cette technique de polarisation peut paraître favorable, on sédimente son camp et on désigne un adversaire pour simplifier le débat.

A moyen et long terme en revanche, on risque deux écueils.

Le premier c’est d’abîmer ce qu’il y a de plus précieux pour un orateur : sa crédibilité. Les Grecs appelaient ça l’Ethos et Aristote, dans La Poétique, pointait le bon sens, la vertu et la bienveillance comme autant de qualités nécessaires pour se doter d’un Ethos solide.

 Le second c’est de participer à autoriser l’excès dans le débat public. Si l’un des acteurs publics, et pas n’importe lequel puisqu’il s’agit du Président de la République, se l’autorise, alors tout à chacun pourra y céder à son tour car il y aura désormais un précédent (de plus).

Et à ce jeu d’apprenti sorcier, il n’est pas certain que l’intelligence et la pertinence du débat démocratique en sortent grandis.

 

(1) Librio Philosophie – novembre 2017

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