Questions de rhétorique : le combat continue !
L’art oratoire n’a jamais été aussi en vogue et c’est tant mieux. Mais attention, prévient Me François Martineau*, enseigner les richesses de la parole sans y joindre l’éthique, c’est prendre le risque de donner des armes à des fous furieux.
L’année qui vient de s’écouler a vu fleurir sur le marché une multitude de professeurs d’art oratoire, de coachs en prise de parole ou en persuasion, de posturologues, de maîtres en respiration ou en évitement de trac…
Tout en vantant discrètement leurs mérites, comme on sait le faire sur les réseaux sociaux, ces nouveaux maîtres de l’expression orale dévoilent en même temps quelques-unes de leurs recettes qu’ils puisent, le plus souvent, dans la rhétorique classique !
L’intérêt grandissant pour le « bien dire »
Cette floraison renouvelée d’enseignants, dans une discipline cantonnée, naguère, aux séminaires de l’École Normale Supérieure ou au Collège de France ne peut que réjouir les fans d’Aristote. Elle est le signe de l’appétence d’un public de plus en plus large pour le bien dire : découvrir la richesse d’une langue, savoir en utiliser toutes les ressources, les tournures appropriées, énoncer les choses avec un ton et des mots justes, simplement, naturellement, mais de belle façon, telles paraîssent en effet les revendications d’une nouvelle génération qui a pris la mesure du rôle et de la force d’un langage clair, première condition de la persuasion et de l’accès à l’autre. Prise de conscience aussi, dans un monde de communication, du fait qu’on ne saurait y trouver une place honorable sans acquérir et posséder l’art de bien parler et surtout que l’on ne peut pas être libre sans savoir décrypter les codes sociaux et idéologiques qui sous-tendent toute parole : il est essentiel d’apprendre à les reconnaître !
Mais si l’enseignement des techniques issues de la discipline rhétorique, et plus particulièrement de l’art oratoire, y aide puissamment, c’est à condition d’obéir à plusieurs exigences que voici.
Qualité intellectuelle, d’abord, conditionnée par la culture de l’enseignant ; celui-ci doit toujours être en mesure, sur les points qu’il aborde, de mettre en lumière l’essentiel des concepts et notions, modes de raisonnement, procédés argumentatifs, sans que ceux-ci soient caricaturés, travestis ou déformés parce que mal compris par l’enseignant lui-même. Il convient aussi que l’enseignant soit en mesure d’expliquer si nécessaire le contexte et les soubassements philosophique et psychologique des notions qu’il professe.
Exigence éthique, ensuite et surtout, de bonne foi, et de loyauté, exclusive de fraude et de mensonge.
Rappelons-nous, à cet égard, la leçon d’Isocrate, grand professeur de rhétorique, disciple de Socrate, admiré par ses contemporains et auteur d’un discours qui nous est parvenu : l’échange.
Dans cet ouvrage, Isocrate affirmait que la rhétorique n’était acceptable qu’au service d’une cause honnête et noble. Il voulait donc en soumettre l’utilisation à une fin morale.
Ne livrons pas des armes à des fous furieux
On se souviendra encore de ce passage de l’Orateur ou Cicéron déclarait « car l’éloquence est l’une des plus grandes vertus… il en est ainsi de cette puissance, qui, ayant embrassé la science du réel, développe si bien en parole ce que l’esprit perçoit et décide qu’elle peut en pesant sur les auditeurs les pousser là où elle veut ; et plus grande est cette force, plus elle doit être accompagnée de probité et d’extrême prudence. Si nous donnons les richesses de la parole à des gens qui manquent de ces vertus, nous n’aurons pas fait des orateurs mais nous aurons livré des armes à des fous furieux ».
Et Quintilien, auteur des Institutions Oratoires se fera l’écho de la même idée, un siècle plus tard, lorsqu’il définit l’orateur comme « un homme de bien habile dans l’art de parler, mais surtout un homme de bien ». Hommes et femmes de bien…
Troisième exigence, quant à la finalité de ces enseignements : l’on doit y chercher moins à vendre une méthode qu’à transmettre, à partager les acquis de la rhétorique, en amenant les jeunes générations à croire à la force d’une parole maîtrisée, c’est-à-dire à celle qui résulte d’un effort et un travail de l’entendement. La rhétorique donne en effet les moyens de développer l’esprit critique ; elle constitue un outil précieux pour repérer ce qui, dans le flux continuel des informations déversées dans les médias et les réseaux sociaux, s’apparente à des manipulations, des fake news ou des tricheries.
Cicéron avait raison : la rhétorique est bien une arme de combat, elle conforte notre liberté de penser, nous permet d’éviter les pièges du populisme ; elle nous permet surtout de résister aux tentatives d’aliénation idéologique qui, nous le savons, trouvent pour beaucoup leur origine dans l’impérialisme du marché et leur forme dans le dévoiement du langage…
Merci donc à tous ces enseignants de continuer ce combat…
Il est essentiel pour notre Démocratie !
*Auteur du Petit traité d’argumentation judiciaire et de plaidoirie, Dalloz 2022-2023.
Référence : AJU342702