Trissotin ou les Femmes savantes

Publié le 09/05/2019

Loll Willems

Cette pétillante adaptation des Femmes savantes de Molière, qui court de succès en succès depuis sa création en 2015, est représentée à Paris. Le spectacle a été créé à Marseille, à La Criée, par sa directrice, Macha Makeïeff, à l’exemplaire carrière d’auteur, de metteuse en scène et de plasticienne, qui l’a sans doute conçu dans la jubilation, renouant avec la grande époque des Deschiens et l’humour décalé reçu en héritage de Jacques Tati.

Voici la famille de Chrysale et Philaminte, transportée dans les années 1960, années de l’émancipation à l’égard des conventions, de la famille et de la société. Les robes sont courtes, les couleurs provocantes, on fume, on écoute de la musique pop et on se livre à des expérimentations scientifiques détonantes. Loin sont les salons bourgeois traditionnels et les tenues chics du XVIIIsiècle !

Écrite deux ans avant sa mort, cette œuvre est l’une des plus achevées d’un Molière fatigué, un peu désabusé mais qui n’a rien perdu de sa verve contre le sectarisme, le pédantisme et la sottise, rien perdu de son talent d’imprécateur faussement bienveillant contre les turpitudes des bien-pensants. Familles, je ne vous hais point mais je me plais à vous mettre à nu.

Car c’est ici encore une histoire de famille. Trissotin, autre Tartuffe, s’est introduit dans la maison de Chrysale, réussissant à envoûter trois femmes se voulant savantes : Philaminte, épouse de Chrysale, leur fille Armande et la tante Bélise. L’autre fille, Henriette, amoureuse de Clitandre, est destinée, par la volonté tyrannique de sa mère, à épouser Trissotin, et il faudra un stratagème pour démasquer les intentions cupides du manipulateur et le chasser de la maison. Henriette épousera son Clitandre, mais les trois femmes ne renonceront nullement à devenir « savantes » et à rechercher d’autres Trissotin.

Faire de la critique du pédantisme le centre de la pièce est trop réducteur. Il s’agit surtout d’une réflexion sur les relations entre les genres. Macha Makeïeff fait ressortir toute une densité psychologique en tension, rendant hommage à la volonté de liberté des femmes et à leur besoin d’émancipation. Excessives dans leur comportement, les trois « savantes » n’ont rien de « précieuses ridicules », elles ont une mission à remplir cherchant à se venger – et à travers elles, l’ensemble des femmes – de « cette indigne classe où (les) rangent les hommes… bornant leur talent à des futilités » et les écartant des « sublimes clartés » de l’esprit. C’est ce même désir de s’élever d’un quotidien confortable mais ennuyeux qu’éprouvait le « bourgeois gentilhomme ». Ce plaidoyer féministe et libertaire échappe à toute rhétorique. Si la farce est triste, elle est ici présentée avec humour et désinvolture, ce qui amplifie toutes les ambiguïtés des personnages.

Le trait de mise en scène recherche la caricature, et le visuel est si accentué que l’on se croit parfois dans une bande dessinée. Trissotin, cheveux longs et sales, tenue hippie amochée, est tel un gourou… et le transgenre n’est pas loin ! Quant aux autres représentants du genre masculin, leur fadeur les rend à la fois sympathiques mais bien ordinaires.

L’autre genre est beaucoup plus épicé. Excessives, souvent grotesques, les femmes mènent la partie et leur appétit de savoir force l’admiration. Le rythme est allègre, sans jamais faiblir, la cavalcade enlevée au pas de charge, avec un foisonnement de trouvailles dans la mise en scène et un esprit de troupe parfaitement maîtrisé.

Tous les comédiens sont excellents, dont les deux chanteurs glissés dans la distribution : Anna Steiger, irrésistible Bélise, et Ivan Ludlow, Clitandre en rocker fatigué, façon Ringo Starr. Marie-Armelle Deguy (Philaminte), Vincent Winterhalter (Chrysale), et Geoffroy Rondeau (Trissotin) sont à l’aise pour faire aller de concert l’outrance dans l’apparence et la réalité dans l’ambiguïté des sentiments. Les alexandrins sortent tout ragaillardis de cette reconversion soixante-huitarde et l’explosion finale est un feu d’artifice plus qu’un rêve parti en fumée…

LPA 09 Mai. 2019, n° 144g9, p.15

Référence : LPA 09 Mai. 2019, n° 144g9, p.15

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