Un bénitier du XIe siècle
On en parle beaucoup de l’ivoire, depuis qu’un ministre a envisagé, dans un élan tout écologique, d’interdire son commerce sans faire de nuance entre les objets contemporains issus du trafic lié au massacre des éléphants, et les œuvres d’art médiévales ou de la Renaissance. Il reste que les contrefaçons dans ce domaine n’ont jamais épargné cette manière. Nous poursuivons la lecture de l’ouvrage de Paul Eudel (1837-1912), Truc et truqueurs, au sous-titre évocateur : « Altérations, fraudes et contrefaçons dévoilées » dont nous avons retrouvé la dernière édition, celle de 1907. BGF
« C’est dans les petits détails que vient faire faillite l’habileté du pasticheur. Le fer ou le cuivre des attaches laisse à l’ivoire des traces de rouille ou de vert de gris, impossibles à imiter. Elles pénètrent fortement la substance, quand elles sont anciennes. Elles n’intéressent que la surface lorsqu’elles sont artificielles. Voyez aussi les trous des rivets. L’usure les a forcément agrandis et rendus irréguliers dans les objets authentiques. Dans les imitations, leur physionomie est toute autre. Vous ne vous y tromperez pas avec un peu d’habitude. Bien entendu, je ne donne pas ces règles pour infaillibles. Les truqueurs en savent plus long que vous et moi et les meilleurs. Illusionnistes d’entre eux, désespérant d’arriver à reproduire l’aspect très particulier des vieilles charnières, trouvent plus simple de ne pas en mettre du tout.
Il existe cependant un côté faible dans le métier malhonnête des pseudo-ivoiriers. C’est qu’ils ne font que des copies et qu’un jour ou l’autre, l’original finit par se découvrir. Gare à eux, s’ils ont eu l’imprudence de garantir l’objet sur facture ! Felix culpa ! Heureuse faute. Les tribunaux ne sont pas toujours tendres pour ces simulations fructueuses mais illicites. Je n’en veux pour preuve que la récente aventure arrivée à l’Italien Angelo Perez, qu’une mystification un peu trop hardie vient de conduire quelques jours sous les verrous. Il se présente, au mois d’avril dernier, chez M. Bligny, ancien agent de change et collectionneur de vieille date, avec qui il était déjà en relations d’affaires. Cette fois il lui offre un bénitier en ivoire, du XIe siècle. L’objet, d’environ vingt centimètres de hauteur sur un diamètre moitié moindre, est un seau à eau bénite auquel manque l’anse. Sur les parois, cinq arcades, décorées d’inscriptions appropriées, représentent la Vierge et l’enfant Jésus, saint Jean, saint Marc, saint Matthieu et saint Luc. Le pourtour est orné d’une inscription latine qui peut se traduire ainsi : « Gotfridus offrit à saint Ambroise ce vase destiné à répandre l’eau sacrée sur César à son entrée ».
L’ivoire d’une patine blonde et tendre, l’exécution naïve et artistique à la fois, l’intérêt archéologique du sujet, séduisent l’amateur. “ – Quel prix demandez-vous ?, dit-il à Perez. – Vingt mille francs. – C’est trop cher. Je veux bien faire une folie, mais je ne dépasserai pas dix mille. Encore, vous me laisserez l’objet afin que je puisse l’examiner à mon aise ”. Entre nous, M. Bligny voulait consulter un ami. “– Je le regrette, dit l’Italien, mais c’est à prendre ou à laisser. Le propriétaire est en bas. Je suis attendu chez un autre amateur”. Les négociations s’arrêtent là. Huit jours plus tard, le marchand de bénitier revient chez M. Bligny. Le propriétaire consentait à laisser l’objet à 18 000 francs, dernier prix. En cas d’hésitation, on allait boucler l’affaire avec un autre. Que faire ? L’ivoire était tentant. M. Bligny risque une offre : “– Je ne prendrai pas 18 000 francs dans ma cassette pour une pareille fantaisie. Tenez ! je veux bien aller jusqu’à 11 000 francs ”. Perez répond : “ – Je descends. Je vais consulter le propriétaire qui ne veut pas être connu. Il est resté dans la voiture”.
Il revient et s’écrie : “– Vous avez de la chance ! J’ai décidé le vendeur. Le bénitier est à vous. – À une condition, ajoute M. Bligny. Vous me direz le nom de votre amateur et vous me garantirez l’authenticité de l’objet. Je paye comptant”. Perez donne un nom italien et signe un reçu dans la même langue, en promettant l’envoi d’un certificat bien en règle ».
(À suivre)