Une vision éblouissante des deux concertos de Ravel

Publié le 04/10/2022

Harmonia Mundi

L’intérêt de la nouvelle version CD des concertos de Ravel réside d’abord dans leur exécution sur un piano ancien, un Pleyel « grand patron » de 1872, et un orchestre de musiciens jouant sur instruments dits d’époque. La sonorité de l’un et des autres, sans être foncièrement différente de ce qu’on entend avec un Steinway et un orchestre symphonique actuel, s’avère dans le détail pourtant bien autre : une patine et en même temps une extrême clarté du clavier et des cordes & vents, pareillement dégraissés de toute brillance. Ces deux chefs-d’œuvre, écrits par Ravel simultanément et créés en 1932, forment désormais une sorte d’indispensable diptyque. Le Concerto en Sol majeur, lui, causera bien du souci, notamment quant à son second mouvement. L’Allegramente, dans son élan de musique basque, est pris clair et joyeux par Roth et le premier accelerando sera irrésistible. Empreint de calme serein, le développement se voit légèrement retenu, ce qui confère à l’explosion « fff » (fortississimo) un effet impressionnant. La manière de Tiberghien depuis l’entrée du piano, puis les autres traits jusqu’à la cadence, reste sans rubato inutile. La coda est haletante. La longue phrase solo ouvrant l’Adagio assai observe un juste cantabile d’une grande stabilité dans la mélodie, sans recherche d’expressivité appuyée, ainsi que voulu par l’auteur, et dépourvue d’accélération, autre qu’une augmentation de l’intensité. Et ce jusqu’au trille final et à l’entrée de l’orchestre sur ce trait inouï de flûte émergeant ici d’un lointain magique, relayé par le hautbois et la clarinette. Au développement, le piano égrène de délicates nuances tout comme l’orchestre, singulièrement de la part des bois. Car le dosage dynamique, bien qu’extrêmement étudié, respire le plus grand naturel. Comme la coda est frémissante sur un trille du piano d’une exquise douceur. Pris très vite, le Presto voit de belles accélérations çà et là. La montée depuis le grave du piano sur un accompagnement bien articulé, avec ses traits presque criards des bois et de cordes comme tournoyants en tous sens, conduit à une fin incandescente, digne de La Valse.

Le tandem Tiberghien-Roth livre du Concerto pour la main gauche, d’un seul tenant et requérant un vaste dispositif orchestral, une vision tout aussi enthousiasmante. Depuis le prélude lento comme grondant et fantomatique, particulièrement détaillé dans cette exécution, puis le crescendo inexorable se gonflant en un gigantesque arc jusqu’à l’entrée du piano, tendue et d’une parfaite élasticité à partir du registre le plus grave, Cédric Tiberghien prend cette sorte d’audacieuse cadence liminaire d’une main sûre qui ne faiblit pas. La section andante de piano solo chante avec tendresse de ses arpèges bien détachés. Plus loin, celle de dialogue piano-orchestre, sur un rythme allegro jazzy bondissant, se fait de plus en plus haletante multipliant les traits en fusée, des cuivres en particulier, et implacable, pour soudain se faire allègre façon ronde d’enfants ou pseudo berceuse sous l’égide du contrebasson. Le passage Piu vivo ed accelerando, justement non précipité, sonne comme mécanique effrayante, clin d’œil à ces automates que chérissait Ravel. La cadence où tout s’apaise en apparence, mais non le climat grave, Tiberghien la conçoit sans hâte. Immense sera la péroraison, conduisant à l’ultime crescendo monté par Roth et Tiberghien d’une main grandiose. Le jeu pellucide du pianiste et les sonorités envoûtantes des Siècles enluminent ces pages qu’on redécouvre comme à la première fois. Tiberghien donne une lecture tout aussi pensée de la Pavane pour une infante défunte (1899) dans sa version originale, trop souvent éclipsée par son orchestration.

Trois cycles de mélodies accompagnent ces pièces pianistiques. Don Quichotte à Dulcinée sur les poèmes de Paul Morand, où la voix de baryton presque ténorisant de Stéphane Degout fait merveille. Qui apporte pareillement sa diction légendaire et un art de distiller les contrastes aux Deux Mélodies hébraïques où Ravel cultive l’inextinguible du texte, aussi bien chez le chanteur que dans la partie de piano. Comme encore aux Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé (1896) qui voit Ravel s’approcher de l’atonalité.

• Maurice Ravel : Concerto pour piano en Sol. Concerto pour la main gauche. Pavane pour une infante défunte (version pour piano seul)

Don Quichotte à Dulcinée. Deux Mélodies hébraïques. Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé

Cédric Tiberghien, piano

Stéphane Degout, baryton

Les Siècles, dir. François-Xavier Roth

1CD Harmonia Mundi

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