Marie-Françoise Lebon-Blanchard, déontologue à la ville de Paris, quand la justice mène à tout !

Depuis 2018, Marie-Françoise Lebon-Blanchard est déontologue à la ville de Paris, chargée de former les près de 60 000 agents municipaux aux règles déontologiques qui structurent leurs fonctions. Une mission qui lui permet de continuer à agir au cœur de la cité, après une riche carrière dans la magistrature, où elle a été l’une des premières femmes à exercer des postes à responsabilité. Rencontre.
Actu-Juridique : Vous êtes déontologue à la ville de Paris. En quoi consistent ces fonctions ?
Marie-Françoise Lebon-Blanchard : La déontologie est une notion assez moderne. Toutes les organisations (publiques, privées, entreprises, conseils généraux, régions, mairies) se doivent d’avoir une instance déontologique qui guide les agents et les élus. La ville de Paris, très en avance, a pris conscience qu’il fallait accompagner les élus pour éviter les dérives déontologiques, après la condamnation de certains élus nationaux pour prise illégale d’intérêts. La ville de Paris a donc créé, d’abord, un poste de déontologue dès 2015. Un haut magistrat honoraire de la Cour de cassation a ainsi été désigné pour conseiller les élus. J’ai, pour ma part, été sollicitée en 2018, en qualité de magistrate honoraire, pour conseiller les agents municipaux. Au sein de la ville de Paris, la déontologie s’est étoffée. Le Conseil de Paris a adopté un code de déontologie et a validé la création d’une instance collégiale de neuf membres. Depuis deux ans, une commission de déontologie, présidée par le haut magistrat honoraire de la Cour de cassation, réunit un professeur de droit, des hauts magistrats de l’ordre judiciaire, de la Cour des comptes et du Conseil d’État et a compétence pour les élus, leurs collaborateurs, les agents et les opérateurs de la ville de Paris. La maire de Paris a souhaité confier cette mission à des personnes extérieures, gages de neutralité et d’impartialité. En tant que déontologue chargée des agents publics, je ne suis pas soumise à une quelconque hiérarchie ; j’émets, comme la commission de déontologie, des avis en toute indépendance. Cela crée un lien de confiance avec les agents.
AJ : Comment travaille cette commission de déontologie ?
Marie-Françoise Lebon-Blanchard : C’est une instance collégiale. Certains avis simples sont émis par un déontologue à titre individuel. Mais dès que se pose une question de principe ou complexe, la commission statue en collégialité, exercice que les magistrats de l’ordre judiciaire comme administratif connaissent bien. Nous émettons des avis qui relèvent du droit mou et ont pour référence le Code de la fonction publique et le Code général des collectivités territoriales. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique nous sert de guide. Nous rendons ces avis à la demande de la maire, des élus, conseillers de Paris et d’arrondissement, de leurs collaborateurs, des directeurs des services ou des agents eux-mêmes. Ainsi, un agent qui veut créer une société n’est pas obligé d’en informer son supérieur au départ, mais peut m’en parler pour connaître au préalable les règles auxquelles il est soumis. Qu’il aille ou non au bout de son projet, il bénéficie d’un accompagnement. Nous émettons ces avis en toute confidentialité. Ils ne sont pas publiés, il est recommandé de les respecter au risque de voir sa responsabilité engagée.
AJ : Vous êtes déontologue en charge des agents. Quelle est votre mission ?
Marie-Françoise Lebon-Blanchard : Le poste de déontologue a été créé en 2018, et j’ai donc pu en dessiner les contours. J’ai la chance de pouvoir m’appuyer sur une équipe de quatre personnes au secrétariat général ainsi que sur 22 référents déontologie qui sont désignés dans chaque direction de la ville de Paris et qui sont des vigies déontologiques sur les 600 métiers que compte la ville de Paris. Ma mission recouvre plusieurs aspects. D’une part, la formation et la sensibilisation à la déontologie des agents de la ville de Paris et de ses établissements. Je déploie ces formations auprès des services qui le demandent, soit à la suite d’une difficulté, soit parce que leur métier les expose particulièrement à des risques déontologiques. Je me rends également dans les comités de direction des services de la ville de Paris, qui sont des lieux d’échanges avec les cadres de la ville de Paris qui doivent donner l’exemple. Ils permettent d’aborder les principes du code de déontologie, leur application et les éventuelles difficultés rencontrées. D’autre part, je suis sollicitée par les agents sur toute question déontologique, soit directement, soit par l’intermédiaire du référent de la direction ; j’accompagne ainsi les agents sur leurs questionnements qui sont très variés (cumul d’activités, confidentialité, devoir de réserve, etc.). Je rends également des avis sur les projets de mobilité des agents, qu’il s’agisse de leur arrivée à la ville de Paris ou de leur départ. Ce sujet est délicat, il nécessite d’apprécier l’expérience professionnelle des agents sur un délai de 3 ans afin de prévenir les risques de prise illégale d’intérêts et de conflit d’intérêts. À Paris, il y a une véritable culture de la déontologie. Mais la déontologie gagne aujourd’hui un certain nombre de grandes métropoles, comme Bordeaux, Strasbourg, Nantes. Elle a vocation à s’étendre sur toute la France, d’autant que la loi l’impose.
AJ : Comment êtes-vous arrivée à ce poste de déontologue ?
Marie-Françoise Lebon-Blanchard : La plupart des déontologues sont des magistrats honoraires. Il n’y a pas d’appel à candidatures pour cette fonction. Le recrutement se fait par le biais de rencontres, sur la base de l’intuitu personae. Je crois que la maire de Paris a été sensible à mon parcours de magistrate impartiale et mon investissement sur les questions d’égalité femme/ homme. Depuis que je suis entrée dans la magistrature, à la fin des années 1970, j’ai occupé presque toutes les fonctions de magistrat sauf celles de juge des enfants et de juge de l’application des peines. J’ai fait du pénal, du civil, j’ai été en cour d’appel et j’ai terminé ma carrière à l’Inspection générale de la justice. Je suis désormais déontologue à la mairie de Paris. On peut dire que la justice mène à tout !
AJ : Pourquoi êtes-vous devenue magistrate ?
Marie-Françoise Lebon-Blanchard : Je suis une combattante et j’avais horreur de l’injustice. J’avais entendu la plaidoirie de Robert Badinter contre la peine de mort. J’ai voulu intégrer l’institution au départ pour combattre la peine de mort de l’intérieur. Je suis sortie de l’École nationale de la magistrature en 1979. La peine de mort était encore prononcée et je n’arrivais pas à comprendre comment on pouvait tuer quelqu’un au nom de la loi. Deux ans plus tard, en 1981, elle a été abolie. Pour moi, le métier de magistrat se situe à la jonction de la technique du droit et de l’humanité. C’est un métier passionnant. J’ai d’abord été juge d’instruction à la Rochelle, et la première femme à occuper ce poste. À l’époque, il n’y avait pas de pont avec l’île de Ré, que je devais rejoindre en bateau avec mon greffier pour me rendre sur les lieux. J’ai ensuite été juge d’instance, une fonction que j’ai beaucoup aimée, car on est proche des gens et qu’on a le sentiment d’être vraiment utile. La justice n’était pas la même qu’aujourd’hui. On avait le temps de bien traiter les justiciables, et nous-mêmes étions reconnus et bien traités. On ne chômait pas, mais on avait la chance de pouvoir effectuer un travail de qualité. Au début des années 2000, j’ai été nommée conseillère à la cour d’appel d’Angers, poste où j’ai beaucoup appris.
AJ : Vous avez ensuite accédé à des fonctions d’encadrement, à une époque où peu de femmes y parvenaient. Comment avez-vous fait ?
Marie-Françoise Lebon-Blanchard : J’avais candidaté, plus jeune, pour devenir présidente d’un petit tribunal. Or, c’est un collègue, avec moins d’ancienneté et d’expérience que moi, qui a obtenu le poste. J’avais trouvé cela injuste. Mais j’ai postulé à nouveau quelques années plus tard. Après plusieurs tentatives infructueuses, le Conseil supérieur de la magistrature a fini par me faire confiance. J’ai assuré la présidence du tribunal de la Roche-sur-Yon en 2009. Cela m’a fait connaître une belle région, la Vendée. Quand vous êtes présidente d’un tribunal, vous tissez des liens avec tous les institutionnels tout en gardant indépendance et impartialité. J’ai beaucoup aimé cette expérience. Même si, comme présidente, on me demandait de contrôler la productivité des magistrats sous ma responsabilité. Cela ne me semblait pas une bonne chose : juger, ce n’est pas produire des jugements. Et chaque magistrat a sa façon de faire. Certains sont moins rapides que d’autres mais sont plus à l’écoute. Ils prennent le temps d’expliquer leurs décisions qui, de ce fait, font moins l’objet de recours. En cour d’appel, j’ai constaté que beaucoup de justiciables font appel parce qu’ils ont le sentiment de ne pas avoir été écoutés par le premier juge.
AJ : Vous avez ensuite rejoint l’administration.
Marie-Françoise Lebon-Blanchard : On m’avait proposé de rejoindre les services de l’inspection, et, comme beaucoup de femmes, je ne me sentais pas légitime car je n’avais pas fait le tour de la carrière de magistrat. Il faut quand même avoir un bagage, du recul, pour occuper ce genre de fonctions. Une fois passée par la cour d’appel et la présidence d’une juridiction, je me suis sentie plus légitime pour pouvoir assumer d’inspecter le fonctionnement de juridictions, grandes ou petites. À l’inspection des services judiciaires, on est en lien avec le cabinet du garde des Sceaux, lequel nous confiait les missions souvent très délicates. J’ai découvert l’administration centrale et les enjeux de politiques publiques. Cela changeait totalement de ce que j’avais fait jusqu’alors. J’ai appris ainsi à rédiger avec sobriété des rapports administratifs.
AJ : Ce passage à l’Inspection des services judiciaires vous permettra aussi de créer l’association Femmes de justice en 2014. Quelle en a été la genèse ?
Marie-Françoise Lebon-Blanchard : Pendant les repas avec mes collègues femmes, pris généralement sur le pouce entre deux audiences, on se disait que les femmes n’étaient pas assez visibles. On voyait que les postes sur lesquels on pouvait candidater nous échappaient. Nous avons dressé le constat que, pour que les femmes puissent accéder aux postes à responsabilités, elles devaient changer. Les femmes pensent souvent qu’en faisant très bien leur travail, elles vont être reconnues. Ce n’est pas tout à fait exact ! Il faut qu’elles fassent comme les hommes : qu’elles passent 80 % de leur temps à bien faire leur travail et les 20 % restant à faire connaître qu’elles font bien leur travail. Nous avons décidé de créer une association qui aurait vocation à valoriser les femmes mais intégrerait les hommes également. On a pris attache avec d’autres associations aux objectifs similaires, au ministère de l’Intérieur, dans la diplomatie, dans la recherche… Elles nous ont donné des conseils pour créer les statuts d’une association. Femmes de justice est née en 2014. Elle regroupe depuis lors les trois directions du ministère de la Justice : la protection judiciaire de la jeunesse, la pénitentiaire, et les services judiciaires. Au début, c’était une toute petite association, dont j’ai assuré la présidence et Gwenola Joly-Coz, aujourd’hui présidente de la cour d’appel de Papeete, le secrétariat général. Notre association a pris de l’envergure et est aujourd’hui totalement reconnue par le ministère et par l’ENM qui nous sollicite pour animer des formations.
AJ : Comment êtes-vous devenue haute fonctionnaire à l’égalité au ministère ?
Marie-Françoise Lebon-Blanchard : Christiane Taubira, alors garde des Sceaux, m’a désignée comme haute fonctionnaire en charge de l’égalité du ministère de la Justice, alors que j’étais inspectrice générale adjointe. Je ne savais pas exactement ce que recouvrait cette fonction mais elle semblait me correspondre puisque l’égalité femme/ homme m’a toujours importé. J’exerçais cette fonction en plus de celle d’inspectrice générale adjointe. Des référents égalité ont ensuite été créés dans les cours d’appel. Ce système permet d’investir le sujet sans créer de nouveaux postes de fonctionnaires. Quand je suis partie à la retraite, j’ai indiqué à Nicole Belloubet, la garde des Sceaux qui avait succédé à Christiane Taubira, qu’il fallait créer pour cette fonction un poste à plein temps. Isabelle Rome a été nommée. Elle a, avec une grande efficacité, développé cette fonction et a fait émerger des sujets urgents à traiter comme les violences faites aux femmes. Par la suite, elle est devenue ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes.
AJ : Votre carrière a été marquée par des missions différentes, mais qui toutes semblent répondre à un besoin d’engagement.
Marie-Françoise Lebon-Blanchard : Ma mère rêvait d’être chirurgienne et en a été empêchée par l’époque et sa famille. Pendant toute mon enfance et mon adolescence, elle m’a transmis son ambition, celle d’aller au bout de ses rêves. Mes parents m’ont permis cela et je m’en suis ensuite donné les moyens. J’ai tiré un fil qui n’est pas linéaire car je n’aime pas du tout la routine. J’aime explorer sans cesse de nouveaux univers. J’ai une retraite très active, qui me convient parfaitement. La déontologie, c’est nouveau. On innove, au cas par cas. Cela me porte.
Référence : AJU017l7
