La chose religieuse

La loi du 9 décembre 1905 et les objets mobiliers contenus dans les édifices cultuels

Publié le 31/03/2017

La loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État pose le principe de la laïcité. Ce principe se décline en laïcité patrimoniale : les biens ne sont pas religieux par nature. En effet, la catégorie des biens religieux n’existe pas en droit français, seule l’affectation au culte connaît une certaine réalité juridique.

La loi du 9 décembre 1905 ne distingue pas entre les immeubles et les meubles. Leur traitement est global, le but poursuivi par le législateur est clair : maintenir en l’état les édifices cultuels et leur contenu. Si la loi du 9 décembre 1905 programme la fin du service public cultuel, ses dispositions vont tout faire pour que la liberté de pratiquer une religion soit une liberté effective. Cette effectivité demandait le maintien des objets mobiliers dans les lieux de culte, le maintien des bancs, des chaises, des tables mais également des statues, des tableaux, des tapis et de tous les objets de cérémonies de culte que les romains appelaient les res sacrae – les choses dédiées au sacré.

Le maintien de tous ces objets mobiliers dans les lieux de culte n’allait pas de soi tant les meubles ont une aptitude naturelle à circuler, à passer de main en main. Le meuble, cette marchandise en puissance, cette res vilis, a de tout temps été soumis à la volonté individuelle de son propriétaire à la différence des immeubles qui ont toujours eu une vocation familiale, pour ne pas dire clanique. La proximité des meubles avec la personne humaine de leur propriétaire s’exprime dans certains adages de l’ancien droit comme « Mobilia ossibus inhaerent »1 : les meubles sont attachés aux os, constituant de véritables prolongements du corps de leur propriétaire. Car le meuble, c’est l’intime.

Et qu’y a-t-il de plus intimes que nos croyances, nos convictions religieuses ?

Pourtant, la loi du 9 décembre 1905 se garde bien d’aller sur le terrain de l’intime, du privé, au contraire, c’est un texte de droit public, de droit administratif pleinement assumé : il s’agissait d’organiser les conditions de l’exercice des cultes.

La loi du 9 décembre 1905 s’intitule « loi de séparation des Églises et de l’État ». Quand on se sépare, on commence par faire l’inventaire, on répertorie les biens puis on les attribue à l’un ou à l’autre des ex-partenaires, des ex-conjoints. Cette logique patrimoniale se retrouve parfaitement dans le texte dont l’article 3 prévoit la tenue d’un inventaire afin d’établir la masse partageable2 ou, du moins, de déterminer le contenu de l’actif patrimonial religieux. L’expression « actif patrimonial religieux » n’est jamais utilisée car la formulation est sans doute d’une modernité inaccessible pour ce texte du début du XXsiècle. Toutefois, l’idée qu’elle exprime – l’ensemble des biens destinés à l’exercice d’un culte constitue une entité réelle à part, une universalité que le droit se doit de reconnaître et de protéger – est bel et bien présente. En effet, l’existence de cette universalité est partie prenante dans l’exercice des cultes tel que la loi l’a pensé.

L’article 1er associe à la liberté de conscience qui relève de notre for intérieur, la liberté d’exercice des cultes qui est la liberté d’extérioriser nos croyances religieuses. Comme nous vivons dans un monde matériel, physique, les biens vont constituer des vecteurs de l’exercice de notre liberté de culte. Aussi, la laïcité va se décliner en laïcité réelle, patrimoniale. Notre système juridique ne connaît pas la distinction entre objets religieux et objets non religieux, entre objets sacrés et objets profanes. La dimension religieuse d’un bien ne lui est pas innée mais acquise : les biens en général, les meubles en particulier, ne sont pas religieux par nature, ils le deviennent par affectation. Il n’existerait pas de « religiosité » naturelle en droit français (I), elle se révèle artificielle (II).

I – La religiosité naturelle

Le droit français est un droit laïc. La lecture de la loi du 9 décembre 1905 l’illustre parfaitement car le choix du législateur ne s’est pas porté sur la consécration de la qualification de « meubles religieux » (A). Le maintien de la conjonction édifices cultuels – meubles contenus va être organisé, d’une autre façon, en utilisant la technique de l’affectation. L’affectation permet qu’un traitement juridique unique soit appliqué à un ensemble de biens participant à une entreprise commune : les édifices cultuels ainsi que les objets mobiliers qu’ils contiennent sont, selon la loi de 1905, marqués par une affectation spéciale3 (B).

A – La qualification de « meuble religieux »

Afin d’organiser l’exercice effectif d’un culte, il convient de maintenir aux fidèles la possibilité d’utiliser les objets mobiliers qui garnissaient les édifices cultuels. Ce maintien peut juridiquement être réalisé grâce une qualification juridique spécifique comme celle de « meubles religieux ». Cette qualification signifie que par nature certains objets mobiliers sont destinés à une utilisation religieuse. En outre, cela aurait pour conséquence d’expliquer leur nécessaire présence dans les lieux de culte. Cette nature « religieuse » impliquerait alors l’application d’un régime juridique tourné vers le maintien de cette cohésion réelle.

Ce n’est pas la solution retenue en 1905. L’absence de qualification spécifique peut s’expliquer par un malaise certain du législateur avec le mot « religion » qui est soigneusement évité. Quant à l’adjectif « religieux », on en a quelques rares références avec l’expression « édifices religieux »4. Sont préférés le terme « culte » et son adjectif « cultuel », ce qui tend à démontrer que la loi du 9 décembre 1905 se place résolument sur le terrain de la pratique. Par conséquent, l’on pourrait s’attendre à la création de la catégorie des « choses cultuelles » ou des « meubles cultuels ». Nulle trace dans la loi, qui ne souhaite pas aller sur le terrain de la nature juridique pour assurer la cohésion entre les édifices et les objets mobiliers qui les garnissent.

Dans la loi de 1905 comme dans le Code civil de 1804, la distinction « chose religieuse/chose non religieuse » n’existe pas. Est-ce à dire que le droit français a bien intégré l’opposition du droit romain entre le Jus, les lois humaines qui régissent les rapports des hommes entre eux, et le Fas, les lois divines qui s’intéressent au sacré ?

Pour marquer la spécificité de certains biens, meubles notamment, l’on pourrait se tourner vers des qualifications préexistantes du droit privé. L’on pense par exemple aux souvenirs de famille car la religion est souvent affaire de culture familiale, les objets « religieux » se transmettant de génération en génération. Dans un autre ordre d’idées, l’on pourrait cette fois, afin d’empêcher toute circulation, retenir la qualification de choses hors commerce. Réminiscence des choses sacrées5, les biens appartenant à cette catégorie juridique ne peuvent être l’objet d’un acte juridique : ils ont une « incapacité » à la commercialité de l’article 1128 du Code civil6. L’idée d’une indisponibilité par nature est intéressante car elle se rapproche de l’effet recherché, à savoir le maintien de la connexion entre un immeuble (l’édifice cultuel) et des meubles (les objets mobiliers le garnissant). Toutefois, ce n’est pas sur ce terrain que le législateur de 1905 a misé : au lieu de jouer sur la nature juridique pour obtenir l’application d’un régime unique, il a préféré s’appuyer sur la technique de l’affectation. Cette affectation se révèle « spéciale » à la lecture de la loi de séparation des Églises et de l’État.

B – L’affectation spéciale

Le problème posé au législateur en 1905, en particulier s’agissant des meubles, est de bloquer leur circulation naturelle. En effet, le meuble est programmé pour participer au commerce juridique. Comment rendre pérenne l’utilisation d’un meuble dans le cadre de l’exercice du culte ? La solution de la nature juridique étant écartée, seule la carte du régime juridique restait envisageable. La technique de l’affectation s’est imposée pour fonder l’application d’un régime juridique assurant le maintien des objets mobiliers dans les édifices cultuels. L’article 4 de la loi l’énonce expressément : « (…) les biens mobiliers et immobiliers des menses, fabriques, conseils presbytéraux, consistoires et autres établissements publics du culte seront, avec toutes les charges et obligations qui les grèvent et avec leur affectation spéciale, transférés (…) ». Le contexte de l’utilisation des biens apporte la solution : les biens affectés à l’exercice d’un culte devront continuer à l’être, le droit en assure la permanence.

L’affectation en droit privé7 est une technique qui permet de consacrer un choix d’exploitation et de le pérenniser. Le bien conserve sa nature originaire, seul le régime juridique est concerné car l’affectation crée une modification des règles applicables. L’affectation crée une dissociation entre la nature et le régime de la chose affectée, le temps que dure l’utilisation. En effet, les règles vont avant tout assurer l’effectivité de l’exploitation choisie en réalisant une indivisibilité réelle entre les objets y participant.

Les biens connaissent ainsi une « affectation spéciale » qui va être légalement protégée. La loi de 1905 n’utilise pas les expressions « affectation religieuse », « affectation cultuelle », elle emploie simplement l’adjectif « spécial » : on est en présence d’une « affectation spéciale ». La religion se présente alors comme une activité parmi d’autres, voire comme les autres. C’est un cadre possible d’exploitation des biens. L’expression « affectation spéciale » peut apparaître redondante mais il s’agit d’insister sur l’exclusivité mise en place. L’effet recherché par l’affectation est de créer un lien indéfectible entre des éléments qui n’ont pas nécessairement d’attache physique entre eux et qui participent ensemble à une entreprise commune.

En droit privé, c’est une notion qui connaît de nombreuses manifestations et l’on pense immédiatement à l’immobilisation par destination des articles 524 et 525 du Code civil. Le Code civil semble même faire un clin d’œil timide aux objets mobiliers religieux et notamment aux statues, dans le dernier alinéa de l’article 525 qui dispose : « Quant aux statues, elles sont immeubles lorsqu’elles sont placées dans une niche pratiquée exprès pour les recevoir, encore qu’elles puissent être enlevées sans fracture ou détérioration ». La jurisprudence de la Cour de cassation comprend quelques arrêts où il est question de statues de divinités faisant application de ce texte. Ainsi, une décision de sa troisième chambre civile du 3 juillet 19688 à propos d’une statue de la Vierge rappelle que l’appréciation de l’intention du propriétaire d’affecter définitivement l’objet mobilier à l’immeuble relève du pouvoir souverain des juges du fond.

La question en droit privé est donc envisagée sous l’angle du rapport hiérarchique entre l’immeuble et le meuble et non pas d’un point de vue de l’affectation du meuble en tant que tel au culte. On fonctionne par ricochet : l’immeuble affecté à une activité comme l’exercice d’un culte entraîne juridiquement les meubles qui rendent effectifs cette utilisation de l’immeuble. Ainsi, la soumission mobilière est totale et constitue le principe : le meuble en perd même son appellation puisqu’il est alors qualifié d’immeuble par destination même si techniquement, sa nature mobilière n’est pas remise en cause, seul son régime juridique étant impacté.

Le décryptage de la relation entre un meuble et un immeuble peut poser la question de l’autonomie existentielle de l’éventuel meuble, comme l’illustre l’affaire des Fresques de l’Église de Casenoves. L’assemblée plénière, dans son arrêt du 15 avril 19889, retient que : « (…) Vu l’article 524 du Code civil (…) seuls sont immeubles par destination les objets mobiliers que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds ou y a attachés à perpétuelle demeure (…) les fresques, immeubles par nature, sont devenues des meubles du fait de leur arrachement (…) ». Il s’agissait de fresques situées dans une église désaffectée qui avaient été arrachées. La qualification juridique retenue par la Cour de cassation est claire : ce sont des meubles du fait de leur détachement. La séparation physique en fait des meubles, libres de circuler qui ne sont pas soumis au régime juridique applicable à l’immeuble dont elles ont fait partie. Cette solution se nourrit des règles du droit des biens dans un contexte d’édifice cultuel désaffecté. Les fresques sont éléments constitutifs d’un immeuble tant qu’elles sont incorporées aux murs, leur arrachement assure les conditions de leur existence que le droit conforte tant par leur nature de meuble que par le régime juridique qui leur sera appliqué, marquant leur indépendance par rapport à l’immeuble. Tels des produits, elles accèdent à une autonomie existentielle et juridique.

Ce décryptage peut également être facilité ab inito par l’utilisation d’une qualification juridique qui vient assurer la soumission du meuble à l’immeuble et asseoir par la suite l’application d’un régime unique. La loi de 1905 fait référence à de nombreuses reprises « aux biens mobiliers qui garnissaient »10 les édifices et autres immeubles servant à l’exercice d’un culte. Le Code civil retient également cette formulation à l’article 215, alinéa 3, visant les meubles meublants qui garnissent le logement familial. Dans les deux cas, il s’agit de justifier l’application d’un régime juridique unique aux immeubles et aux meubles. Si la loi de 1905 n’utilise pas l’adjectif « meublant » à la différence de l’article 215, alinéa 3, du Code civil, il semble pourtant que l’on soit dans une logique similaire. Certes la catégorie des « meubles meublants » correspond si l’on s’en tient à la lettre du texte aux objets mobiliers présents dans un lieu d’habitation11, ce qui n’est pas l’hypothèse d’un lieu affecté à l’exercice du culte.

Les « meubles meublants » sont potentiellement des immeubles par destination12 car ils constituent la condition d’une exploitation effective du lieu d’habitation. De la même manière, sans les chaises, les bancs, les tapis, le matériel cultuel, les statues, etc., l’immeuble affecté à l’exercice cultuel ne remplit qu’imparfaitement son office. Derrière la qualification de « meubles meublants » ou de « meubles qui garnissaient un édifice (…) », paraît se profiler le caractère nécessaire desdits objets mobiliers à l’exploitation religieuse du bien immobilier. On rejoint alors le critère de nécessité, critère classique de l’immobilisation par destination13. Cette nécessité justifie la protection accordée par le droit à cette combinaison de biens14 voulue par le propriétaire de l’immeuble et du meuble.

La dimension religieuse des biens n’apparaît pas naturelle, elle semble artificielle, elle est donnée par l’individu.

II – Une religiosité artificielle

Le caractère religieux n’est pas inné, il est acquis ou plus précisément, il est donné par l’affectation à une exploitation religieuse (A). La volonté de l’acteur juridique a donc un rôle central : ce que la volonté peut faire, elle pourra également le défaire. Peut-on dépasser cette fragilité de l’affectation ? L’adoption d’une qualification juridique contraignante comme la qualification de « meubles religieux » qui imposerait l’utilisation exclusive du bien dans un contexte cultuel ne serait-elle pas plus efficace (B) ?

A – L’affectation religieuse

La loi du 9 décembre 1905 opère une répartition des biens des Églises en fonction de la date de leur construction15. Ainsi, les édifices qui en 1789 ont été nationalisés au titre de la nationalisation des biens du clergé sont devenus la propriété de l’État, des départements et des communes et cela n’a pas été remis en question par la loi de séparation des Églises et de l’État16. La question s’est posée pour les immeubles construits entre la loi du 18 germinal an X (loi du 8 avril 1802) et la loi de 1905. S’ils étaient édifiés sur des terrains communaux, ils appartenaient par le jeu de l’accession aux communes, ce que la loi de 1905 ne changea pas. S’ils étaient construits sur les terrains des établissements publics du culte tels que les menses, fabriques, conseils presbytéraux ou consistoires, ils étaient leur propriété. Comme la loi de séparation des Églises et de l’État a prononcé la dissolution de ces établissements publics cultuels, elle a organisé le principe du transfert de leurs biens affectés au culte à des personnes privées : les associations cultuelles17. À défaut de la création de telles associations comme cela a été le choix de l’Église catholique, l’article 1er de la loi du 13 avril 190818 complétant le dispositif de 1905 est venu préciser que, dans cette hypothèse, les biens des anciens établissements publics deviendront la propriété des communes du territoire sur lequel ils sont situés.

Le propriétaire ainsi désigné par la loi, propriétaire public ou propriétaire privé (les associations cultuelles), est alors tenu de respecter l’affectation légale « spéciale » des meubles comme des immeubles, gage du libre exercice des cultes que garantit la République. Seule la désaffectation permet de libérer tant les biens que leur propriétaire, et le législateur de 1905 consacre des dispositions spécifiques à la procédure de désaffectation19.

La matière privée prend le relais pour les édifices acquis ou construits après 1905. L’affectation au culte des biens meubles dans ce cas ne semble pas connaître une protection légale et c’est sur le terrain contractuel que la pérennisation de l’affectation des biens au culte pourra être organisée en rendant notamment impossible toute dissociation juridique du meuble de l’immeuble. Différentes techniques sont envisageables afin de maintenir l’union entre les objets mobiliers garnissant un édifice cultuel et celui-ci. Outre l’immobilisation par destination, l’on peut envisager des solutions neutralisant la circulation naturelle des objets mobiliers.

Ainsi, le maintien de l’affectation peut indirectement être obtenu grâce à une clause d’inaliénabilité. La clause d’inaliénabilité insérée dans un acte à titre onéreux ou à titre gratuit empêche la dissociation juridique du meuble de l’immeuble en interdisant tout transfert de propriété. Par conséquent, cette stipulation contractuelle contribue au maintien de l’affectation cultuelle de l’objet mobilier. Pour sa validité, une clause d’inaliénabilité a besoin de remplir les conditions de l’article 900-1 du Code civil, à savoir : caractère temporaire20 et intérêt sérieux et légitime. Sur ce dernier point, l’affectation religieuse peut-elle constituer un intérêt sérieux et légitime ? Pour l’instant la Cour de cassation n’a pas répondu directement à cette question. Toutefois, l’affectation religieuse est une donnée qu’elle a pu déjà prendre en compte notamment dans l’arrêt de sa troisième chambre civile en date du 5 février 2014 qui interdit à une société de transport maritime de débarquer des touristes sur une île, propriété d’une congrégation religieuse, en reconnaissant implicitement sa vocation monastique21.

Le transfert fiduciaire permettrait également d’organiser le maintien pour au moins 99 ans de l’affectation religieuse des biens et particulièrement des biens mobiliers. Dans le cadre d’un contrat de fiducie-gestion, la mission du fiduciaire, propriétaire des objets mobiliers, serait de perpétuer leur affectation cultuelle en les maintenant au sein de l’édifice destiné à l’exercice du culte. Le fiduciaire aurait l’interdiction de céder les biens mobiliers, acceptant dès la conclusion du contrat de renoncer à cette prérogative inhérente à sa qualité de propriétaire. La situation du fiduciaire ressemble alors à celle de l’attributaire de l’article 4 de la loi du 9 décembre 1905 : l’association cultuelle, propriétaire de biens affectés à l’exercice d’un culte, a l’obligation légale de respecter une telle affectation. Ainsi, sauf hypothèse de désaffectation, l’attributaire ne saurait les céder ; un fiduciaire connaîtrait ces mêmes restrictions à son pouvoir de disposer.

La solution fiduciaire présente des faiblesses puisque le décès du constituant est une cause d’extinction du contrat22. Par conséquent, l’affectation religieuse risque de ne pas y survivre une fois les biens réintégrés dans l’actif successoral du défunt.

Clause d’inaliénabilité, transfert fiduciaire, on joue sur la disposition, pourrait-on se placer uniquement sur le terrain de la jouissance ? Ainsi, un propriétaire pourrait-il affecter un bien mobilier à un usage religieux grâce à un montage réel ?

Un propriétaire pourrait constituer un droit réel au profit, par exemple, d’une association cultuelle, limitant la jouissance ainsi concédée à une affectation religieuse. Certains trouveraient dans la nouvelle figure qu’est le droit réel de jouissance spéciale, le support idéal pour ce type de montage23. Potentiellement affranchi de la durée maximale de 30 ans de l’article 619 du Code civil24, ce droit réel de jouissance spéciale consenti à une personne morale fixerait le cadre d’une utilisation religieuse de la chose mobilière. Mais a-t-on besoin d’aller sur le terrain du sui generis ? La lecture de l’article 578 du Code civil montre que le bon vieil usufruit permettrait d’obtenir le même résultat quant à l’affectation. En effet, ce texte qui définit l’usufruit précise que « L’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance ». « Comme le propriétaire lui-même », cette formulation a toujours été interprétée par la jurisprudence comme faisant obligation pour l’usufruitier de reprendre les habitudes d’utilisation du propriétaire25. Il ne doit pas modifier la destination de la chose, assiette de son droit d’usufruit, et en maintenir l’affectation et, le cas échéant, l’affectation religieuse.

Mais l’affectation religieuse est-elle une affectation comme les autres ?

L’affectation à un usage religieux permet d’obtenir le maintien des conditions matérielles de l’exercice du culte (maintien de la combinaison d’un immeuble et des éléments mobiliers nécessaires à sa destination cultuelle) mais n’obligera jamais à l’exercice du culte : une chose est d’empêcher le transfert de propriété d’un bien, de faire en sorte qu’il y ait une unité du régime juridique applicable voire de faire en sorte qu’un meuble demeure positionné à l’intérieur d’un lieu de culte… autre chose est d’imposer la pratique d’un culte. L’affectation religieuse rend possible l’exercice du culte mais toutes les techniques du droit des biens envisagées ne sauraient obliger à la pratique effective d’une religion.

L’affectation religieuse permet d’obtenir l’exclusivité mais non l’effectivité de l’exploitation cultuelle des biens26. Elle se distingue alors des autres types d’affectation que l’on connaît en droit privé comme l’affectation professionnelle ou personnelle qui tendent à assurer tant l’exclusivité que l’effectivité de l’utilisation de biens à l’entreprise commune. Le régime juridique de l’EIRL des articles L. 526-6 et suivants du Code de commerce en témoigne : les biens non affectés à un usage professionnel intégrés dans le patrimoine personnel de l’entrepreneur individuel ne sauraient être employés dans le cadre professionnel et ses créanciers professionnels ne pourraient les saisir.

En outre, retenir la technique de l’affectation revient à avoir une approche globalisante et à traiter de la même façon tous les objets mobiliers qui participent à l’exercice du culte. La loi de 1905 ne semble pas distinguer entre les chaises, les bancs et les objets cultuels stricto sensu, c’est-à-dire ceux dont l’existence n’a de sens que dans un contexte religieux (tabernacle, calice, encensoir, bénitier, lampe de shabbat, lampe d’éclairage au camphre ou au ghee, tapis de prière, etc.). Or cette approche nie les spécificités de ces biens mobiliers « religieux ». Cela peut apparaître tant intellectuellement que juridiquement insatisfaisant. Le droit administratif y remédie en partie grâce à la qualification de « bien culturel ». La loi du 9 décembre 1905 y fait référence en visant les objets classés par la loi du 30 mars 1887 sur la conservation des monuments historiques et des objets d’art27. Notre Code du patrimoine prend le relais et organise une protection des biens culturels en encadrant de façon très stricte leur circulation28. Le droit français protège donc le culturel mais non le cultuel en tant que tel. La protection voire la surprotection des objets culturels, composants de notre patrimoine national semble démontrer qu’aujourd’hui ce sont eux les nouvelles res sacrae.

En effet, dans un État laïc, l’histoire ne devient-elle pas le mythe fondateur ?

Le salut des objets mobiliers religieux se trouverait-il dans une qualification ad hoc ?

B – Le meuble religieux

L’affectation religieuse non légale29 apparaît fragile puisque soumise au bon vouloir du propriétaire qui peut à tout moment décider de modifier la destination de ses biens. Cette réalité est d’autant plus marquée pour les objets mobiliers car le meuble, corvéable à merci, subit plus l’emprise individuelle de son propriétaire que l’immeuble, marqué par sa vocation familiale. La reconnaissance de la qualification de « meubles religieux » serait-elle plus efficace pour assurer leur utilisation cultuelle ? Un regard rapide sur le contenu de cette éventuelle catégorie de meubles corporels peut vite donner le tournis tant elle est marquée par son hétérogénéité.

Le phénomène actuel du renouveau religieux a modifié la donne. Le « meuble religieux » est de plus en plus une « marchandise religieuse » dont la vocation naturelle est de circuler. En effet, les objets de culte de toute confession mais également des denrées alimentaires élaborées selon des prescriptions religieuses alimentent un véritable marché au sens économique du terme. Les magasins mais également les sites internet offrant ce type de produits se sont développés. Le but n’est alors plus de neutraliser leur commercialité juridique mais plutôt de l’encourager. Ces meubles sont destinés à circuler, à être cédés : l’acteur se révèle consommateur de marchandises religieuses.

Par ailleurs, ce réveil religieux a également rappelé que le corps humain est le réceptacle des croyances de la personne. Le corps humain, ce meuble corporel, subit les décisions du sujet et notamment en matière religieuse. La façon de couvrir son corps, le choix d’adopter une certaine coiffure, la décision de respecter certaines interdictions alimentaires, de pratiquer des périodes de jeûne, de marquer dans sa chair sa ferveur comme lors des processions du Cavadee, etc., sont autant de manifestations de la participation du corps à la pratique religieuse de la personne. Par conséquent, dans une approche objective, le corps humain aurait sa place et une place de choix dans la catégorie des meubles corporels religieux… Mais où se situerait la limite ? Le corps humain, dans la plupart des religions, est considéré comme devant échapper au libre arbitre de l’individu, simple créature mortelle née du divin, son seul maître…

La personne est libre de croire ou de ne pas croire, de croire et de pratiquer ou de croire et de ne pas pratiquer, ces mêmes déclinaisons sont envisageables sur le terrain patrimonial et expliquent l’utilisation de l’affectation comme clé de voûte du dispositif. Les biens sont au service des personnes et doivent le demeurer. L’affectation est l’expression de la volonté individuelle qui ne saurait être contrainte par une qualification. C’est le choix du législateur en 1905, choix qui condamne l’adoption de la catégorie des « choses religieuses par nature », liberticide par principe.

En évitant d’introduire une telle classification dans notre corpus, il consacre le concept de laïcité patrimoniale comme corollaire de la liberté d’exercice du culte. Les biens placés dans les édifices cultuels sont au service des individus qui demeurent libres de les utiliser ou pas, l’essentiel étant la mise à disposition. Les édifices cultuels qui existaient avant 1905 restent ainsi « opérationnels » même après la disparition du service public cultuel : la loi assure la continuité réelle de l’activité religieuse sur le territoire national.

La loi de séparation des Églises et de l’État a essayé de créer un équilibre en organisant le maintien de l’existant (affectation religieuse légale) et en laissant pour l’avenir le choix aux individus (affectation religieuse voulue). La laïcité patrimoniale signifie que les biens par nature n’ont pas de dimension religieuse impérative. Les objets de culte portent en eux une charge cultuelle qui n’en interdit pas une autre utilisation décidée par leur propriétaire. Reconnaître la liberté de culte, c’est reconnaître la liberté du propriétaire et ainsi consacrer la liberté de l’individu dans toutes ses dimensions.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Roland H. et Boyer L., Adages du Droit français, 4e éd., 1999, Litec, n° 230, p. 449.
  • 2.
    L’État a conservé en propriété la plupart des édifices religieux ainsi que des éléments mobiliers les garnissant.
  • 3.
    L. 9 déc. 1905, art. 4.
  • 4.
    L. 9 déc. 1905, art. 6.
  • 5.
    Malaurie P. et Aynès L., Les Biens, 2e éd., 2005, Defrénois, p. 53, n° 165.
  • 6.
    L’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations a réécrit en grande partie le titre III du livre III du Code civil et cela sans reprendre ni le texte ni l’esprit de l’article 1128 du Code civil qui était donc appelé à disparaître le 1er octobre 2016.
  • 7.
    Guinchard S., L’affectation des biens en droit privé français, Nelson R. (préf.), 1976, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, t. 145.
  • 8.
    Cass. 3e civ., 3 juill. 1968 : Bull. civ. I, n° 316.
  • 9.
    Cass. ass. plén., 15 avr. 1988, nos 85-10262 et 85-11198 : D. 1988, p. 325, note Maury J. ; RTD civ. 1989, p. 345, obs. Zénati F.
  • 10.
    Voir l’article 12 de la loi du 9 décembre 1905, mais on retrouve cette formulation dans d’autres dispositions comme aux articles 9, 2° et 13.
  • 11.
    C. civ., art. 534 : « Les mots “meubles meublants” ne comprennent que les meubles destinés à l’usage et à l’ornement des appartements, comme tapisseries, lits, sièges, glaces, pendules, tables, porcelaines et autres objets de cette nature.
  • 12.
    Les tableaux et les statues qui font partie du meuble d’un appartement y sont aussi compris, mais non les collections de tableaux qui peuvent être dans les galeries ou pièces particulières.
  • 13.
    Il en est de même des porcelaines : celles seulement qui font partie de la décoration d’un appartement sont comprises sous la dénomination de “meubles meublants” ».
  • 14.
    La recherche des conditions de l’immobilisation par destination doit être effectuée par les juges du fond pour appliquer cette qualification aux meubles meublants, Cass. 1re civ., 13 avr. 1999, n° 96-21912.
  • 15.
    Cass. req., 19 oct. 1938 : DH 1938, p. 613.
  • 16.
    Zénati F. et Revet T., Les biens, 3e éd., 2008, PUF, Droit fondamental, nos 115 et s.
  • 17.
    Circulaire NOR/IOC/D/11/21246C du 29 juillet 2011 relative aux Édifices du culte : propriété, construction, réparation et entretien, règles d’urbanisme, fiscalité.
  • 18.
    L. 9 déc. 1905, art. 12.
  • 19.
    La loi du 9 décembre 1905 consacre son titre IV à ces « associations pour l’exercice des cultes ».
  • 20.
    Loi du 13 avril 1908 modifiant la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, dite loi sur la conservation des édifices du culte, http://www.legirel.cnrs.fr.
  • 21.
    L. 9 déc. 1905, art. 13.
  • 22.
    L’affectation religieuse peut-elle être à durée déterminée ? Par définition, l’utilisation d’un bien dans un contexte religieux ne semble pas connaître de terme… Conférer à cette affectation une dimension provisoire paraît difficilement concevable mais, techniquement, n’est pas impossible.
  • 23.
    Cass. 3e civ., 5 févr. 2014, nos 12-20382 et 12-25219.
  • 24.
    C. civ., art. 2029.
  • 25.
    Cass. 3e civ., 31 oct. 2012, n° 11-16304 : Bull. civ. III, n° 159 ; D. 2012, p. 2596, obs. Tadros A.; D. 2013, p. 53, note d’Avout L. et Mallet-Bricout B. ; D. 2013, p. 2123, obs. Reboul-Maupin N. ; RDI 2013, p. 80, obs. Bergel ; RTD civ. 2013, p. 141, obs. Dross W. ; JCP 2012. 1400, note Testu.
  • 26.
    Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013 : D. 2015, p. 599, note Mallet-Bricout B. ; RDI 2015, p. 175, obs. Bergel J.-L. ; RTD civ. 2015, p. 413, obs. Dross W. ; JCP G 2015, 252, note Revet T. ; Defrénois 30 avr. 2015, n° 119n6, p. 419, note Andreu L. et Thomassin N.
  • 27.
    Cass. 3e civ., 5 déc. 1968 : D. 1969, p. 274.
  • 28.
    Encore faudrait-il distinguer parmi les objets mobiliers en question. Certains biens dont le caractère ornemental ne se discute pas, tels que les tableaux ou statues, remplissent leur fonction « naturellement », sans intervention de l’homme : l’exclusivité et l’effectivité sont obtenues du simple fait de leur positionnement au sein de l’édifice cultuel. Ce n’est pas le cas des objets mobiliers qui nécessitent, pour que leur utilité soit exploitée, l’intervention de l’homme : chaises, bancs mais également tous les objets de cérémonie. L’affectation religieuse sur ce point ne semble pas développer de contrainte.
  • 29.
    L. 9 déc. 1905, art. 16.
  • 30.
    Voir précisément les articles C. patr., art. L. 111-1 et s.
  • 31.
    Les biens mobiliers religieux sont mentionnés au point 2 de l’annexe 1 des articles R. 111-1 et suivants du Code du Patrimoine : « Catégories de biens culturels mentionnées à l’article R.111-1
  • 32.
    Seuils (en euros) (…)
  • 33.
    2. Éléments et fragments de décor d’immeubles par nature ou par destination, à caractère civil ou religieux et immeubles démantelés, ayant plus de cent ans d’âge : quelle que soit la valeur ».
  • 34.
    En dehors du champ d’application de l’affectation cultuelle prévue par la loi de 1905.
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