Le salut financier

Le financement par les personnes privées : l’autonomie patrimoniale du culte musulman

Publié le 31/03/2017

Le patrimoine du culte islamique à La Réunion est très important. Gage d’indépendance et de liberté, et donc de sécurité, il est entièrement financé par des contributions locales et privées.

Préambule

S’agissant de mon intervention, elle a trait au patrimoine religieux islamique à La Réunion, et en parler c’est aussi s’inscrire inévitablement dans une actualité focalisée sur la question de la présence de l’islam et des musulmans en France, en débat public depuis plusieurs années, et par ailleurs dans un contexte d’inquiétude lié aux attentats perpétrés en métropole en 2015 et qui perdure.

Aussi une brève présentation s’impose pour mieux comprendre la réalité que nous vivons aujourd’hui à La Réunion, profondément marquée par une construction historique singulière de la composante musulmane, et une dimension plurielle affirmée tant au plan des origines des populations concernées, que de leurs obédiences et appartenances aux niveaux théologique et des rites.

I – Présentation de la composante musulmane

J’emploie à dessein le terme de « composante » qui me semble bien correspondre à la situation réunionnaise, et ce bien que la notion de « communauté » pour moi ne soit pas connotée car elle doit être dissociée de la dérive que constituerait pour nous le « communalisme » (ou « communautarisme »), pourtant institutionnalisé par exemple à l’Île Maurice.

Cette composante est caractérisée par une grande diversité d’origine (A), ainsi qu’une richesse plurielle au niveau des obédiences et des rites (B).

A – Une grande diversité d’origine

Les musulmans ont été présents dès le début du peuplement de cette île avec les esclaves qui ont été prélevés dans des territoires où l’islam était déjà implanté de longue date, comme dans les îles proches (les Comores, Zanzibar…), sur la côte orientale de l’Afrique et notamment en « Cafrerie », à cheval sur une partie de l’actuel Mozambique (région d’Inhambane) et de la zone limitrophe de l’Afrique du Sud.

Le second groupe correspond aux engagés musulmans issus de l’archipel des Comores, des régions somalie et sud-arabique, et surtout de l’Inde dravidienne en pays tamoul au départ de Madras, ou encore de régions orientales indiennes comme le Bihar et le Bengale, et qui eux ont été embarqués à Calcutta.

Ils ont été employés dans les grands domaines agricoles, dans les usines sucrières et sur les grands chantiers comme celui du port de la Pointe des Galets.

Ces deux groupes, en raison de leur état servile ou quasi-servile, n’ont pu véritablement pratiquer leur culte, vivifier leur foi et surtout n’ont pas eu la possibilité de transmettre leur religion à leur postérité.

C’est l’apport indo-musulman sunnite (les Z’arabs) venant du Gujarat par Bombay à partir de 1850, correspondant à une immigration volontaire à caractère économique, qui donnera une visibilité à la religion islamique.

Ce sera le cas principalement au début du XXe siècle avec l’inauguration en 1905 de la Grande Mosquée Noor-e-Islam de Saint-Denis, la création d’un cimetière musulman (le Kabalstan) toujours à Saint-Denis et la construction d’écoles coraniques (médersas).

Ce mouvement se généralisera ensuite pratiquement dans toutes les villes et restera pendant des décennies un phénomène urbain, voire de centre-ville.

Concernant les autres apports, il s’agit des Comoriens de l’archipel après l’indépendance, ou de Madagascar après les tueries de Mahabibo à Majunga. Il y a eu ensuite, toujours de Madagascar après les troubles qui ont affecté les communautés indiennes, la venue de sunnites (principalement de Tamatave) et de chiites appartenant à trois congrégations. Il y a également, et elle constitue un flux important qui se poursuit encore sans discontinuité, l’arrivée de Mahorais dont le territoire est toujours resté dans le giron français. Il y a aussi des Mauriciens qui sont présents et sont souvent concernés par des liens familiaux et par des mariages. Enfin de plus en plus de néo-musulmans vont grossir la composante et ce dans une proportion non négligeable. Il s’agit de métropolitains (Z’oreils), de Français ou résidents en métropole d’origine maghrébine, d’originaires de pays arabes qui sont souvent des professionnels qualifiés et qui occupent des postes d’encadrement, et il y a des créoles venus de tous les horizons.

S’agissant de ce dernier apport, il convient de noter un métissage « biologique » qui est historique et s’est opéré dès l’arrivée des premiers indo-musulmans qui étaient essentiellement des jeunes hommes célibataires. Il faut y ajouter la multiplicité des mariages mixtes, ce qui devrait battre en brèche l’impression d’endogamie abusivement ressentie et qui continue à prospérer dans l’opinion publique.

B – Une richesse plurielle au niveau des obédiences et des rites

Sur un si petit territoire, il est remarquable de constater une grande diversité d’appartenance aux niveaux théologique, cultuel et rituel.

Les sunnites sont majoritaires à plus de 90 %. Dans ce groupe, les indo-musulmans sont de rite hanafite, alors que les originaires de l’archipel des Comores (Comoriens et Mahorais) sont de rite chaféite. Ils fréquentent les mêmes lieux de culte et les enfants sont scolarisés dans les mêmes écoles coraniques ou médersas.

Quant aux chiites, il s’agit de musulmans également d’origine indienne gujaratie qui eux sont venus de Madagascar. Ils se répartissent en trois congrégations.

La plus importante, celle des Khojas Shia Isnashri, est plus connue sous l’appellation de duodécimains (reconnaissance d’une lignée de douze imams). Leur mosquée principale est voisine de l’université et de l’hôtel de région. Les trois autres sont implantées à Saint-Paul, Saint-Pierre et Saint-André.

Il y a ensuite les daudi bohras ou fatémis, dont le centre religieux est à Duparc, Sainte-Marie.

Il y a enfin les ismaéliens nizarites dont l’imam actuel est le prince Karim Aga Khan. Leur mosquée ou Djammat Khana est située à Sainte-Clotilde.

Il m’a semblé nécessaire de vous faire cette présentation afin de bien comprendre, s’agissant du sujet que j’ai à développer, le choix que j’ai opéré en ciblant essentiellement le fonctionnement et les pratiques du groupe indo-musulman sunnite gujarati qui est à l’origine de l’organisation de l’islam à La Réunion, et qui a construit la quasi-totalité des mosquées et des établissements d’éducation islamique dans l’île.

Ses responsables sont à la tête des institutions et des instances représentatives, tel le CRCM (Conseil régional du culte musulman), structure élue que j’ai l’honneur de présider depuis 2011. Dans cette fonction, je représente aussi bien les cultes sunnite et chiite, et cela est une exception dans l’ensemble français et n’est pas courant non plus dans le monde islamique.

Il ne faut pas voir dans l’omniprésence de la composante indo-musulmane sunnite un « quelconque impérialisme » mais la traduction d’une construction historique.

II – Le patrimoine religieux islamique

Ce patrimoine est important et significatif à La Réunion et concerne aussi bien les édifices cultuels que l’immobilier de rente et parfois des valeurs mobilières.

Il est surtout visible s’agissant des mosquées en raison de leur implantation dans toute l’île, de leur taille et de leur qualité architecturale, ce qui nous éloigne véritablement de l’islam des caves ou des sous-sols encore vérifiable en métropole.

A – Une caractéristique forte des diasporas indo-musulmanes

Ce qui s’est passé à La Réunion n’est pas distinct de la démarche qui est une caractéristique forte des diasporas indo-musulmanes gujaraties présentes sur tous les continents.

Pour les pionniers qui sont arrivés dans l’île, une aspiration première a été de réunir toutes les conditions leur permettant de répondre à leurs obligations religieuses avec notamment l’accomplissement de façon collective des cinq prières quotidiennes, de la grande prière du vendredi et à l’accueil des rassemblements à l’occasion des deux grandes fêtes musulmanes de l’Eïd.

Il n’est pas rare ainsi de constater qu’avant même de constituer leur propre patrimoine, nos aînés ont privilégié l’achat de biens communs avec souvent des prête-noms comme porteurs du foncier ou du bâti en l’absence de structure de type associatif.

C’est cette maîtrise patrimoniale collective qui a ainsi permis assez tôt l’organisation de l’islam à La Réunion.

Ceci est révélateur de la place centrale de la religion pour ce groupe, et son attachement à des traditions, des coutumes, des pratiques, qui sont l’expression sans complexe d’une approche orthodoxe, piétiste de l’islam, et qui ne doit pas être interprétée comme un refus de modernité, voire comme un signal de radicalisation.

Il suffit pour s’en convaincre de mesurer la contribution des indo-musulmans au développement économique et social de l’île et leur présence dans toutes les strates de notre société.

La constitution d’un patrimoine collectif à des fins religieuses et éducatives est également significative d’une volonté claire d’installation définitive, d’ancrage dans le pays d’accueil, au même titre que l’endroit choisi pour inhumer ses parents et ses proches décédés.

Il n’y a jamais eu ainsi de rapatriement de corps en Inde.

B – Composition du patrimoine

Elle est la suivante :

  • édifices cultuels (qui sont sous le statut religieux Waqf. Il s’agit de biens de main-morte qui sont inaliénables et dont l’affectation est perpétuelle). Ce sont les mosquées et les salles de prière ou Ibadate Khana. Elles sont présentes dans pratiquement tous les centres-villes, en périphérie urbaine et en zones rurales ;

  • établissements d’enseignement. Ce sont les écoles coraniques qui sont sous statut privé et qui sont généralement rattachés aux lieux de culte. Un seul établissement situé à Saint-Denis est sous contrat d’association avec l’État et ce depuis des décennies, avec un programme de cours et du personnel enseignant pris en charge par l’académie ;

  • quelques cimetières musulmans privés qui ne sont pas la propriété des communes. Il s’agit là d’une survivance puisque la démarche aujourd’hui respectueuse de la législation funéraire est celle de l’ouverture de carrés musulmans dans les cimetières municipaux ;

  • il y a enfin des biens immobiliers (locaux commerciaux, appartements et bureaux) dont la finalité est la production de rentes pour permettre aux associations de gestion de fonctionner, d’entretenir les biens et de faire des investissements. Ce patrimoine est généralement important dans les villes principales et notamment dans les rues commerçantes.

III – Organisation du culte et origine des ressources

A – Un maître-mot : celui de l’indépendance des institutions

Elle est perceptible à tous les niveaux.

Au niveau local, si certaines mosquées principales gèrent également d’autres lieux de culte dans la même ville comme à Saint-Denis, le principe reste l’autonomie des comités de gestion qui sont déclarés sous le régime des associations type loi 1901.

À ma connaissance, il n’y a qu’une seule association de type loi 1905 spécifique au culte. Elle gère la mosquée de la communauté Bohra à Sainte-Marie.

Il n’y a donc pas ainsi de tutelle d’une mosquée sur une autre, pas de fédération même si la volonté de création d’une Union des mosquées est aujourd’hui d’actualité.

Une illustration est celle de la ville du Port, avec la présence de trois mosquées, toutes gérées de façon indépendante.

Au niveau régional, il y a bien une structure élue, représentative du culte musulman dans toute sa diversité, mais elle n’a pas pour mission la gestion des mosquées et de leur patrimoine.

Il s’agit du CRCM, mis en place en 2003 en même temps que le Conseil français du culte musulman au niveau national, avec l’accompagnement du ministère de l’Intérieur, soucieux d’avoir des interlocuteurs légitimes du côté musulman, au même titre que pour les catholiques, les protestants et les juifs.

Au niveau national, l’organisation de l’islam à La Réunion est totalement indépendante. Elle n’a aucun lien avec les structures type unions ou fédérations présentes en métropole.

Au niveau international, là également le culte musulman à La Réunion n’a pas de relation et surtout s’interdit toute allégeance aux organisations islamiques œuvrant à l’international et a fortiori à des pays étrangers, même ceux qui sont à l’origine du peuplement comme l’Inde.

Il faut aussi souligner, et cela peut expliquer cette situation, que dans leur quasi-totalité les musulmans à La Réunion sont de nationalité française et non des binationaux.

B – Un gage de sécurité

En ces temps troublés avec les guerres qui détruisent massivement et affectent des millions de personnes, les attentats qui n’épargnent aucun territoire, et les risques encourus en termes de cohésion dans notre propre pays, il est rassurant de pouvoir afficher cette totale indépendance. Aucun euro ne provient de l’extérieur, y compris de la métropole.

Pour leur fonctionnement et leurs investissements (grosses réparations et constructions neuves), les ressources pour les différentes associations de gestion proviennent :

  • des dons des coreligionnaires (contributions financières des individualités et des familles) principalement. Il convient de souligner que cette contribution des coreligionnaires ne se substitue pas à l’aumône légale (zakaat) qui constitue une obligation pour tous les musulmans ayant les moyens de l’acquitter ;

  • des souscriptions exceptionnelles pour de nouveaux projets de construction ou d’acquisition ;

  • des legs (biens mobiliers et immobiliers) ;

  • des loyers ;

  • des emprunts non assortis d’intérêts.

Les ressources du culte musulman sont donc uniquement d’ordre privé. Ce qui ne constitue pas une surprise étant donné l’interdiction d’intervention des pouvoirs publics en vertu du principe de laïcité. Ce qu’il convient toutefois de souligner c’est l’ampleur des sommes mobilisées.

À titre d’illustration, l’AISD (Association islam Sounate Jamate), qui gère la grande mosquée, quelques lieux de culte et des médersas à Saint-Denis, est propriétaire d’un patrimoine immobilier très conséquent. Son budget annuel est de l’ordre de :

  • 1 157 000 € pour le fonctionnement (31 ministres du culte, 4 enseignants, 6 personnels administratif et d’entretien) ;

  • 411 000 € pour l’investissement courant (hors gros projets) ;

  • 110 000 € pour des actions éducatives, sociales et culturelles, à travers un fonds de dotation.

Cette situation présente le double avantage de pouvoir gérer en toute liberté et d’agir dans un total respect des dispositions de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État.

La maîtrise d’outils juridiques nouveaux pour une gestion dynamique des moyens. Certaines mosquées ont déjà institué des fonds de dotation avec les avantages fiscaux prévus par la loi, pour leurs objectifs d’intérêt général. Pour l’immobilier qui n’est pas sous le régime Waqf, des SCI ont été créées, qui permettent également de lancer des programmes significatifs de promotion immobilière comme l’opération en cours de construction de 38 logements, bureaux et locaux collectifs en centre-ville de Saint-Denis. D’autres perspectives sont enfin ouvertes avec l’avancée en termes d’outils de la finance islamique pour répondre aux exigences de licéité tant s’agissant de ressources (interdiction des intérêts) que des activités économiques. Je conclurai en soulignant que le caractère privé du financement du patrimoine religieux islamique à La Réunion n’a en soi rien d’exceptionnel et correspond à la règle en vertu de la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État.

Ce qui est particulier c’est l’importance de ce patrimoine, et des moyens financiers propres mobilisés exclusivement au niveau local par la communauté musulmane de l’île, et son refus de solliciter des aides extérieures.

Ce qui est également remarquable c’est le dynamisme dont elle fait preuve pour continuer à réaliser des projets afin de répondre à de nouveaux besoins avec l’accroissement très significatif du nombre des coreligionnaires lié à une immigration importante issue de la zone.

Il s’agit aussi de faire face à l’arrivée d’une jeunesse nombreuse qu’il faut accueillir notamment au niveau éducatif, et de s’adapter à une présence musulmane qui s’éloigne largement aujourd’hui des centres-villes.

Pour ce faire elle s’attache également à moderniser son organisation avec des objectifs de structuration, de coordination des programmes, et de mutualisation des moyens. La maîtrise des nouveaux outils, notamment juridiques, comptables, fiscaux, etc., s’inscrit bien également dans cette évolution rendue nécessaire.