Propos introductifs : la loi de séparation des Églises et de l’État : état des lieux de la laïcité patrimoniale (1905-2015)
110 ans après son adoption, la loi du 9 décembre 1905, qui survit aux années sans trace de chirurgie législative, continue de produire des effets complexes et dynamiques. Elle invite à s’interroger sur la création de nouvelles catégories de biens dits spéciaux et à revisiter la relation personne-bien, signifiant que l’heure de la réforme du droit des biens a sans doute sonné.
« L’État n’est pas dans l’Église, l’Église est dans l’État », écrivait saint Optat, évêque africain du IVe siècle, dans le chapitre III du livre III de son traité contre le schisme des donatistes pour fustiger Donat d’avoir maltraité et renvoyé ceux que l’empereur romain avait alors chargé de porter les aumônes en Afrique1.
La formule, bien qu’ambiguë, obscure, voire arbitraire, fera des émules. Elle sera reprise en particulier au XIXe siècle, à l’occasion du vote des lois dites de laïcisation2 de façon partielle, soit dans sa seconde proposition, pour signifier que l’Église doit se soumettre à l’État, obéir à ses lois dans l’ordre temporel, l’État restant, lui, libre d’obéir aux lois spirituelles ou de s’en affranchir, première pierre à l’édification d’un État sans Dieu3.
La laïcité se développe ainsi en France, produit des longs rapports conflictuels existant entre l’Église et l’État depuis le XIVe siècle4, sans que toutefois le mot ne soit prononcé, apparaissant ultérieurement dans les constitutions du 27 octobre 19465, puis du 4 octobre 19586.
Le divorce, d’ailleurs rétabli par la loi du 27 juillet 1884, ne tardera pas. Annoncé par la loi de juillet 1904 relative à la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican, il est prononcé le 9 décembre 1905 avec la loi dite de séparation des Églises et de l’État7.
Il restera à en régler les effets, particulièrement sur le plan patrimonial, tant ceux-ci sont complexes (I) et inépuisables (II).
I – Effets complexes
Complexes sont d’abord les effets de cette loi. Les confessions de la loi le révèlent puisqu’il convenait de régler les rapports patrimoniaux notamment entre les Églises, constituées par les trois confessions présentes alors en France (catholique, protestante luthérienne (confession d’Augsbourg) et réformée (calvinistes)), en sus du culte judaïque, et l’État, posant la question de la condition juridique du patrimoine ecclésiastique passée sous silence dans le Concordat du 15 juillet 1801 et les articles organiques de la convention du 26 messidor an IX, concernant la religion catholique8 et les Églises protestantes9, promulgués comme loi d’État le 2 avril 180210.
Bien que le sujet soit réglé par la sixième partie de la loi de 1905 et complétée par les lois du 2 janvier 1907 et 3 avril 190811, toutes les difficultés ne sont pas levées car la loi de 1905 ne prend pas toute la mesure des problématiques liées au sort du patrimoine religieux, qui connaît succession, superposition et juxtaposition de règles.
Premier facteur de complexité : la loi de 1905 voit son champ d’application limité dans le temps. Pour les biens cultuels construits ou acquis avant l’entrée en vigueur de la loi de 1905, leur sort s’inspire de l’idée selon laquelle l’Église serait « un voyageur qui a l’usage de toute la terre ; mais qui n’a pas en propriété pour reposer sa tête ; toute la terre est au souverain »12. Ainsi, les édifices cultuels sont des propriétés publiques, appartenant pour l’essentiel à l’État, aux départements et aux communes, tout comme le mobilier qu’ils abritent13, sauf exceptions14. Pour les biens cultuels construits ou acquis après l’entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905, ils sont en principe la propriété de personnes privées (associations cultuelles).
Deuxième facteur de complexité : la loi voit son champ d’application limité dans l’espace. Elle ne s’applique pas uniformément sur le territoire de la République pour deux raisons.
La première tient à l’existence de particularités locales qui ont prévalu lors de la promulgation de la loi. En Alsace-Moselle, le régime concordataire est de la sorte toujours en vigueur15 aux côtés de la loi du 18 germinal an X, du décret du 17 mars 1808 et de quelques dispositions de droit allemand16, les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle étant redevenus français en 1919.
La seconde est liée au statut des territoires ultramarins17. L’article 43, alinéa 2, de la loi de séparation prévoit que « des règlements d’administration publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera applicable en Algérie et aux colonies ». Ainsi, en application du décret du 6 février 191118, pris sur le fondement de cette disposition, seuls certains départements (Guadeloupe, Martinique et La Réunion) et collectivités d’outre-mer (Saint-Barthélemy et Saint-Martin, anciennes communes guadeloupéennes19) connaissent du régime de séparation des Églises et de l’État. Pour les autres territoires de la France d’outre-mer, des régimes particuliers s’appliquent, tel que le révèle la circulaire du 25 août 201120. La Nouvelle-Calédonie21, Wallis-et-Futuna22, Saint-Pierre-et-Miquelon23 et les Terres australes et antarctiques françaises24 relèvent exclusivement des décrets Mandel du 16 janvier et 6 décembre 193925, ainsi que la Polynésie française depuis 200926, le décret du 5 juillet 1927 pour le culte protestant27 ayant été abrogé à cette date de sorte que subsistent sur ce territoire les décrets Mandel28. Pour les autres îles d’outre-mer, ces textes s’appliquent partiellement. Cela se vérifie à Mayotte, où le premier décret Mandel est applicable aux cultes autres que le culte musulman29, régi, quant à lui, par la loi du 1er juillet 1901 applicable depuis 198130. En Guyane, l’ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828 relative au gouvernement de Guyane31 appréhende le culte catholique32, tandis que les décrets Mandel s’appliquent aux autres confessions33.
Ces particularismes, qui révèlent l’enchevêtrement des règles applicables aux biens cultuels existants, témoignent de l’absence de construction rationnelle du régime juridique qui leur est applicable, alimentant la complexité de la condition juridique du patrimoine religieux, ce que n’a pas manqué de relever le Conseil d’État dans son rapport public 200434.
Troisième facteur de complexité : la loi de 1905 n’envisage, enfin, que les anciens cultes concordataires. Confrontée à l’implantation de religions émergentes ou en voie d’enracinement (culte musulman) et donc au sujet de l’acquisition ou de la construction de nouveaux lieux de culte, et ce aux fins de préserver une égalité entre les cultes35, se pose la question de son devenir face à l’évolution du paysage religieux36.
Ceci nous conduit à regarder au-delà de la loi de 1905, qui opère au-delà de la séparation formelle des Églises et de l’État une séparation des hommes et des lieux, des vivants et des morts, du spirituel et du matériel. Inépuisables sont alors les effets de la loi.
II – Effets inépuisables
Survivant aux années sans trace de chirurgie législative, la loi de 1905 est un « instrument vivant », qui continue inlassablement de produire ses effets cent dix ans après son adoption.
Effet de mobilité : témoin des rapports entre chose publique et religion mais également des relations entre chose privée et religion, elle dessine d’abord des mouvements entre système juridique et phénomène religieux. Ainsi est-il possible d’observer un premier mouvement dit « droit compatible », où le droit se veut rédempteur dès lors que le droit présupposé laïc saisit le fait religieux37 en assurant une protection38 du bien religieux. De la confrontation du phénomène religieux et du système juridique naît un second mouvement dit « religion compatible », qui prend corps lorsque la religion intègre le droit, malgré lui, par le canal d’un fait ou d’un acte dont celui-ci se saisit.
Effet de nouveauté : déployant ensuite ses effets au sein du système juridique lui-même, la loi interroge, d’un point de vue du droit objectif, sur l’érection de nouvelles distinctions39 (biens objectifs/biens subjectifs40) et la création de nouvelles catégories de biens dits spéciaux ou « destinés »41 et dont les modalités d’acquisition, de gestion et de transmission revêtent un relief particulier au regard des liens qu’ils entretiennent avec le fait religieux.
Si l’on poursuit dans cette voie, celle-ci nous invite à revisiter, sur le plan des droits subjectifs, la relation personne-bien sauf à ériger un statut juridique des choses, notion semble-il en voie de disparition du Code civil tout au moins au sein du titre III du livre III dans sa version issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 201642, puisque l’on dénombre quatre occurrences à compter du 1er octobre 201643 contre plus de vingt actuellement44. Sans doute, l’heure de la réforme du droit des biens a-t-elle sonné !
Notes de bas de pages
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1.
Le Franc du Pompignan J. G., Défense des actes du clergé de France concernant la religion, 1769, Louvain, partie II, chap. IIII, p. 417.
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2.
L. 15 nov. 1881, sur la laïcisation des cimetières interdisant de réserver des espaces distincts en fonction des confessions ou d’apposer des signes religieux distinctifs ; L. 15 nov. 1887, sur la laïcisation des funérailles ; L. 1er juill. 1901, consacrant la liberté d’association et réservant aux congrégations un régime d’exception. Sur ce point, v. Messner F., Prélot P.-H. et Woehrling J.-M. (dir.), Traité de droit français des religions, 2e éd., 2013, LexisNexis, p. 221.
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3.
Sur la distinction temporel/spirituel, v. Portalis J. E. M., Principes sur la distinction des deux puissances spirituelle et temporelle, 1765.
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4.
de La Morena F., Recherche sur le principe de laïcité en droit français, thèse, 1999, Toulouse 1 ; Charlier-Dagras M.-D., La laïcité française à l’épreuve de l’intégration européenne, thèse, 2001, Toulouse 1.
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5.
V. Préambule de la Constitution, 27 oct. 1946 ; v. encore Déclaration des droits de l’Homme dans le projet constitutionnel, 19 avr. 1946, art. 13.
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6.
V. Const., art. 1er. V. encore Prélot P.-H., « La religion dans les constitutions françaises », in Akgönul S. (dir.), Laïcité en débat : principes et représentations en France et en Turquie, 2008, PUS, p. 109.
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7.
Larkin M., L’Église et l’État en France : 1905, la crise de la séparation, 2004, Toulouse, Privat.
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8.
Mgr Ardura, Le Concordat entre Pie VII et Bonaparte, 15 juill. 1801, 2001, Cerf.
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9.
Messner F., Prélot P.-H. et Woehrling J.-M. (dir.), Traité de droit français des religions, préc., p. 232. V. encore Basdevant-Gaudemet B., Cornu M. et Fromageau J. (dir.), Le patrimoine culturel religieux : enjeux juridiques et pratiques culturelles, 2006, L’Harmattan.
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10.
L. 18 germinal an X.
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11.
Messner F., Prélot P.-H. et Woehrling J.-M. (dir.), Traité de droit français des religions, préc., p. 246-247.
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12.
V. Huerne, cité par Moulaert, Un confesseur de la foi au XVIIIe siècle, vie et œuvres du R.P. Charles Louis Richard de l’Ordre des frères-prêcheurs, 1867, Louvain.
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13.
L. 19 déc. 1905, art. 12.
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14.
Perrier M., « La propriété et l’entretien des biens culturels ou l’imbroglio juridique », AJ Collectivités territoriales 2012, p. 282.
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15.
CE, 24 janv. 1925 : Rev. pol. et parl. 1925, p. 241.
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16.
Messner F., Prélot P.-H. et Woehrling J.-M. (dir.), Traité de droit français des religions, préc., p. 1491.
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17.
Baubérot J., « Outre-mer et séparation : quel universalisme républicain ? », Outre-Mers, Revue d’histoire 2005, p. 127 ; v. Messner F., Prélot P.-H. et Woehrling J.-M. (dir.), Traité de droit français des religions, préc., p. 1345-1363.
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18.
JO, 10 févr. 1911, p. 1021.
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19.
L. org. n° 2007-223, 21 févr. 2007, art. 18-IX.
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20.
Circ. n° NOR/IOC/D/11/21265C, 25 août 2011.
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21.
A. n° 281, 14 mars 1939 : JO NC, 20 mars 1939, p. 61 ; A. n° 273, 12 mars 1940 : JO NC, 18 mars 1940, p. 194.
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22.
A. n° 273, 12 mars 1940, préc. – A. n° 1056, 15 nov. 1943 : JO NC, 29 nov. 1943, p. 481.
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23.
A. n° 78, 1er mars 1939 : JO du Territoire, p. 284 – A. n° 33, 22 janv. 1946 : JO du Territoire, p. 88.
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24.
Messner F., Prélot P.-H. et Woehrling J.-M. (dir.), Traité de droit français des religions, préc., p. 1361.
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25.
D., 16 janv. 1939 : JO, 19 janv., p. 1001 – D.-L., 6 déc. 1939 : JO, 11 déc., p. 13379.
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26.
Ord. n° 2009-536, 14 mai 2009, art. 11. Cette ordonnance a abrogé le décret du 5 juillet 1927 pour le culte protestant.
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27.
JO, 10 juill. 1927, p. 7163 : JO des EFO, 1er sept 1927, p. 329.
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28.
A. n° 304, 31 mars 1939 : JO des EFO, 15 avr. 1939, p. 118 ; A. n° 188, 5 mars 1940 : JO des EFO, 15 mars 1940, p. 124.
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29.
Rép. min. n° 810 : JO Sénat Q, 26 déc. 2002, p. 3252.
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30.
L. n° 81-909, 9 oct. 1981, art. 3.
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31.
CE, 9 oct. 1981, n° 18649, Beherec : Lebon, p. 358.
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32.
Elfort M., « Le régime particulier du culte reconnu en Guyane française », in Fialaire J. (dir.), Liberté de culte, laïcité et collectivités territoriales, 2007, Litec, Colloques et débats, p. 189.
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33.
A. gouverneur, 26 août 1939 : JO Guyane, 26 sept. 1939, cité par Valdrini P., Durand J.-P., Echappé O. et Vernay J., Droit canonique, 2e éd., 1999, Dalloz, p. 504.
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34.
CE, Rapport public 2004. Un siècle de laïcité, 2004, La Documentation française, Études et documents, n° 55, p. 299.
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35.
Const., 4 nov. 1958, art. 1er ; CE, 16 mars 2005 : RFDC 2005, p. 631.
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36.
Rapp. Sénat au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation sur le financement des lieux de culte, 17 mars 2015, n° 345. V. encore Pastor J.-M., « La loi de 1905 est-elle toujours adaptée à l’évolution du paysage religieux ? », Dalloz actualité, 20 mars 2015.
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37.
Pendu M., Le fait religieux en droit privé, 2008, Defrénois, Thèses, t. 29.
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38.
Lochak D., « L’autre saisi par le droit », in Badie B. et Sadoun M. (dir.), L’autre, Études pour A. Grosser, 1996, Presses de la FNSP, p. 186.
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39.
Cochez C., La participation du droit des biens au mouvement de socialisation du droit, thèse, 2013, Lille 2, p. 292.
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40.
Chatillon C., Les choses empreintes de subjectivité. Étude de droit privé, 2010, EUE.
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41.
Rochfeld J., Les grandes notions du droit privé, 2e éd., 2013, PUF, p. 244.
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42.
JO 11 févr. 2016, n° 35, texte 26.
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43.
C. civ., art. 1109 ; C. civ., art. 1172 ; C. civ., art. 1196 ; C. civ., art. 1197.
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44.
C. civ., art. 1101 ; C. civ., art. 1104 ; C. civ., art. 1106 ; C. civ., art. 1126 à 1130 ; C. civ., art. 1136 à 1138 ; C. civ., art. 1172 ; C. civ., art. 1173 ; C. civ., art. 1182 ; C. civ., art. 1189 à 1196 ; C. civ., art. 1200 ; C. civ., art. 1201 ; C. civ., art. 1205 ; C. civ., art. 1217 ; C. civ., art. 1218 ; C. civ., art. 1221 ; C. civ., art. 1224 et 1226.