Le testament d’Aristide Briand

Vers la rédemption de la laïcité ?

Publié le 31/03/2017

Dans son principe, le rachat de la laïcité s’apparente à un non-sens pourvu que l’on comprenne la laïcité comme étant celle qui s’applique depuis 1905 de manière compréhensive, à savoir une laïcité séparatiste-inclusive. Mais, parce que le discours (politique voire juridique) est aujourd’hui troublé, un malaise dans la laïcité apparaît : la laïcité séparatiste-inclusive se trouve concurrencée par des formes de séparation du spirituel et du temporel aux parfums de religion civile.

Il faut le dire immédiatement : la rédemption et la laïcité forment un bien curieux attelage, associant le spirituel et le temporel de manière sibylline sinon, du moins, un brin subversive. Il convient de s’attacher d’abord à dissiper le mystère dans ce titre.

La rédemption est un concept théologique appartenant autant au judaïsme qu’au christianisme. On pense immédiatement à la figure caractéristique du Christ rédempteur ou plus généralement à la posture compréhensive de Yahvé, ce Dieu qui rachète l’homme de l’esclavage du mal et du péché, afin de lui rendre sa liberté. L’homme est sauvé parce que Dieu le rachète. Le détour par l’étymologie latine du mot redimere – action de racheter, de payer une rançon, de libérer – permet de dépasser l’aspect seulement religieux du mot. La rédemption est alors la rançon ou l’amende payée par celui qui s’est rendu coupable d’une faute en lieu et place d’une peine corporelle. On trouve ce sens notamment dans le Code de l’Alliance, contenu dans le livre de l’Exode. Ramenée au langage juridique, la rédemption est alors une sorte de peine de substitution qui suppose la réunion de trois éléments caractéristiques : primo, le constat d’un péché ou d’une faute qui appelle un jugement de valeur d’une action ou d’une abstention ; secundo, l’action positive du rachat par le paiement de la rançon ; tertio, enfin, un but libératoire pour l’homme fautif qui, par l’application de la sanction, ne l’est plus. Dès lors, par le rachat, l’homme (ou l’âme c’est selon) est rénové, régénéré.

Les contours de la notion de rédemption ainsi précisés, le mystère commence à s’estomper et une démonstration peut débuter sur des bases un peu plus solides. Rapportée à la laïcité, l’entreprise rédemptrice prend alors davantage de sens. La laïcité serait fautive dès l’origine ou, du moins, le serait devenue par ses développements durant plus d’un siècle, ce qui appellerait son rachat, c’est-à-dire sa rénovation dans le but de libérer les cultes. La faute originelle ou subséquente de la laïcité résiderait dans sa tendance à « profanéiser » le religieux. L’État laïc ne serait pas ou plus vertueux dès lors qu’il entrerait, de manière imagée, dans le temple du sacré soit pour y contraindre et contrôler les religions qu’il reconnaît et en rejeter certaines au nom d’un code de valeurs fondamentales, soit, pire encore, pour en chasser toutes les formes de culte autres que celui qu’il prône. De ce point de vue, la laïcité devrait être rachetée dans la mesure où elle se présenterait tendanciellement comme un sacré implicite et substitutif. Autrement dit, la laïcité « à la française » contiendrait un programme sous-jacent, mais bel et bien réel de religion civile.

Cette dernière expression est empruntée à Jean-Jacques Rousseau qui, dans sa Lettre à Voltaire, considère nécessaire que soit érigé une sorte de « code moral ou une espèce de profession de foi civile, qui contînt positivement les maximes morales que chacun serait tenu d’admettre, et négativement les maximes fanatiques qu’on serait tenu de rejeter, non comme impies, mais comme séditieuses ». Et l’auteur de poursuivre : « ainsi toute religion qui pourrait s’accorder avec le code serait admise ; toute religion qui ne s’y accorderait pas serait proscrite ; et chacun serait libre de n’en n’avoir point que le code lui-même »1.

Plus près de nous, le concept de religion civile est aujourd’hui explicité dans ses rapports avec celui de laïcité par Jean-Paul Willaime. Selon cet auteur, la religion civile est toujours un moyen de lutter contre les aspects « révisables et précaires » d’une société donnée. La religion civile est, rappelle-t-il, un « système de croyances et de rites » par lequel une société « magnifie son unité (…) sacralise son être ensemble et entretient une piété à l’égard d’elle-même ». Il s’agit, précise-t-il, « d’une forme non religieuse de sacré, même si des traditions religieuses peuvent nourrir ce sacré politique qui exprime un sentiment collectif d’unité » : « la société produit la croyance en elle-même et la ritualisation de cette croyance ». À cette vision commune des sociologues, Jean-Paul Willaime ajoute la distinction entre deux aspects de la religion civile, très prégnants en France : « une religion civique » qui sacralise « l’unité de la collectivité politique » (la France « fille aînée de la République ») et une « common religion » (ou « religion commune ») largement implicite, forgée par « l’ensemble diffus des croyances (et) représentations » présentes dans l’univers social (la France « fille aînée de l’Église, et d’une culture catholique diffuse qui imprègne les mentalités, même sécularisées »)2.

Cette référence à la religion civile n’a rien d’une excentricité lorsqu’il s’agit de se pencher sur les origines de notre laïcité ainsi que sur ses développements. De nombreuses études récentes, en France comme outre-Atlantique, mettent en lumière les liens étroits que la laïcité entretient avec la notion de religion civile, soit pour en démontrer la filiation, soit, au contraire, pour marquer le fossé qui les sépare. Quoi qu’il en soit, il est impossible d’en faire l’économie si l’on prétend faire le procès de la laïcité en vue de son rachat.

Mais, il faut prendre garde de ne pas se tromper de cible. En effet, la laïcité est loin d’être un concept univoque. Il se traduit davantage en une série d’« idéal type » tantôt dominants, tantôt dominés, selon les périodes d’observation et les discours qui les sous-tendent. Jean Baubérot, dans son récent ouvrage3, en dénombre au total sept variantes4 observables aujourd’hui en France. N’en déplaise à ceux qui prétendent être les avocats légitimes de la laïcité à la française, exception française érigée en modèle unique. Il y a dans cette affirmation comme un syndrome d’Astérix propre aux conceptions de la religion civile : la France, cet irréductible village gaulois, assailli par des forces religieuses extérieures et prétendues illégitimes, trouverait dans la laïcité (sans adjectif) sa potion magique permettant de préserver son unité (son vouloir-vivre ensemble) autour de valeurs fondamentales (républicaines voire judéo-chrétiennes ou un mélange des deux) contre sa dislocation issue de l’émergence des communautarismes religieux.

Cette manière de concevoir la laïcité française comme exceptionnelle et univoque est une erreur, un abus de langage, une falsification de la réalité et du concept tel qui s’est construit. Primo, c’est en quelque sorte refaire l’histoire de son avènement qui est marqué par des conflits internes et qui perdurent aujourd’hui. Secondo, concevoir la laïcité ainsi c’est précisément tendre à en faire une religion civile, ce qui est loin d’être la signification de la loi de 1905. L’héritage d’Aristide Briand n’est pas là.

Ainsi, dans son principe, le rachat de la laïcité s’apparente à un non-sens pourvu que l’on comprenne la laïcité comme étant celle qui s’applique depuis 1905 de manière compréhensive, à savoir une laïcité séparatiste-inclusive. Mais, parce que le discours (politique voire juridique) est aujourd’hui troublé, un malaise dans la laïcité apparaît : la laïcité séparatiste-inclusive se trouve concurrencée par des formes de séparation du spirituel et du temporel aux parfums de religion civile. La perspective du rachat se dessine.

I – Racheter la laïcité séparatiste-inclusive : un non-sens

Vouloir racheter la formule séparatiste d’Aristide Briand, inscrite dans la loi de 1905, paraît quelque peu excessif dans la mesure où elle présente comme principale vertu d’être un obstacle au développement de formes historiques de religion civile autrement moins accommodantes à l’égard du religieux (A). Elle est la conception sortie victorieuse en 1905 et nous parvient comme un rempart à leur retour en présentant volontiers une figure compréhensive (B).

A – Une laïcité victorieuse des laïcités – religion civile

Le moment 1905 est marqué par un conflit des laïcités greffé sur le conflit des deux Frances. La laïcité séparatiste en est clairement sortie victorieuse de deux laïcités historiques : d’une part, la laïcité antireligieuse originellement orientée contre le catholicisme et, d’autre part, la laïcité gallicane davantage encline au contrôle de la religion catholique pour la transformer en une religion d’État inspirée de l’Ancien Régime et de la période napoléonienne. Ces deux dernières formes ont en commun de tendre nécessairement vers l’installation d’une religion civile.

Dans le cas de la laïcité antireligieuse, aucune religion ne peut par principe s’accorder avec « le code » évoqué par Rousseau que l’on serait tenté d’appeler « valeurs de la République » en ce début du XXe siècle. La religion civile ne peut n’être rien de plus que le culte de la République elle-même. Il s’agit de sacraliser l’être ensemble collectif et d’établir ainsi un substitut au dispositif religieux5. Ainsi, ne sont plus distinguées une option philosophique convictionnelle librement choisie et la laïcité elle-même. Celle-ci est alors un moyen d’imposer une sécularisation complète de la société et une libération des esprits. La laïcité antireligieuse considère, en effet, que la véritable liberté de conscience s’acquiert par l’affranchissement, l’émancipation et le refus de la religion. La société idéale serait formée d’individus irréligieux, de citoyens éclairés et libérés. Les religions ne sont donc pas mises à égalité avec d’autres convictions. Bien au contraire, la séparation doit tendre à supprimer toutes formes d’influence sociale de la religion. Et la neutralité est suspectée de profiter de fait à la religion en désertant le combat social et culturel de l’émancipation. Dès lors, la neutralité doit être généralisée au-delà de la sphère publique de l’État afin de reléguer le religieux dans l’intime.

La conception gallicane paraît assurément moins opposée au religieux, mais n’en contient pas moins une soumission à l’État républicain, perçu comme constamment menacé par la religion, considérée comme potentiellement dangereuse. Cette laïcité n’a pas pour programme de supprimer les religions en leur substituant un sacré républicain. Il s’agit davantage de contrôler les manifestations extérieures des religions qui sont jugées incompatibles avec les valeurs républicaines. La liberté de conscience ne prévaut pas sur les principes de séparation et de neutralité, lesquels justifient d’importantes limitations. Ces dernières signalent donc que certains adeptes des cultes peuvent ne pas avoir de droits égaux à ceux des autres citoyens dès lors qu’ils sont considérés comme fondamentalistes, intégristes ou, plus généralement, en situation d’incompatibilité avec le code de valeurs républicaines. Selon cette conception, la femme voilée, accompagnatrice d’une sortie scolaire, se retrouve aux côtés d’un dangereux extrémiste.

À ce stade, il faut insister sur le caractère bien plus positif qu’affiche la formule séparatiste modérée d’Aristide Briand. Elle favorise davantage les religions en comparaison du programme sous-jacent des thuriféraires de la laïcité antireligieuse ou gallicane. La laïcité séparatiste adoptée en 1905 a pour programme de sortir du temple du sacré et d’y demeurer dans une distance respectueuse. Aristide Briand présente d’ailleurs à plusieurs reprises sa formule séparatiste comme étant une laïcité de respect et non d’indifférence ou de combat. L’État connaît l’existence d’organisations religieuses et sans leur donner de caractère officiel, respecte leur constitution. C’est une laïcité inclusive qui tente d’être acceptable pour le plus grand nombre de citoyens, dans la diversité de leurs affiliations.

Pour parvenir à tourner le dos aux conceptions « religion civile / laïcité profession de foi civile », le législateur républicain opère un tournant fondamental dans la loi de 1905. Tout d’abord, au niveau des acteurs politiques dominants, on ne prétend plus que la République est menacée par les églises. Un discours d’apaisement remplace le discours de combat et l’objectif n’est plus l’émancipation à l’égard de la religion, mais une égalité de traitement. Ensuite, une série de dissociations est à l’œuvre dans les travaux parlementaires menant au texte de loi définitif. La laïcité se dissocie explicitement de la libre-pensée (séance capitale du Parlement, 10 avril 1905). La loi de 1905 n’exige pas une conformité des religions existantes en France à la profession de foi civile (autre séance capitale, 20 avril 1905), elle dissocie intolérance théologique et intolérance civile et ne réclame que cette dernière. Elle postule donc, contrairement à Rousseau, qu’il n’est pas impossible « de vivre en paix avec des gens qu’on croit damnés ». Elle « sécularise » la France, pour reprendre le mot de Georges Clemenceau.

Mais elle ne peut faire cela qu’à deux conditions. Premièrement, elle doit tirer la laïcité du côté de la démocratie libérale. Ce que réalisent l’article 1 et la seconde partie de l’article 2 de la loi ainsi que beaucoup d’autres dispositions modifiées par rapport aux projets de loi antérieurs. Deuxièmement, il est nécessaire de renoncer à un « catholicisme républicain » dissident de Rome. Pour ce faire, la loi opère un transfert culturel (au sens de culture politique) en intégrant un élément du modèle politique anglo-saxon au sein même de la loi. Il s’agit de l’article 4 inspiré de lois américaine et écossaise. De sorte que la loi s’éloigne en partie de « l’idée républicaine » d’une liberté de conscience individuelle pour introduire une conception collective de celle-ci6.

On est passé d’une laïcité tendant à être un sacré implicite dans les premiers projets de loi à une laïcité qui est une régulation du sacré dans la loi entrée en vigueur. En quelque sorte, avec les mots de Brunetière : « La loi nous permet de croire ce que nous voulons et de pratiquer ce que nous croyons ». Cette régulation éloigne ainsi la formule séparatiste de l’intransigeance généralisée et d’une neutralité rimant avec indifférence ou limitation du fait religieux. La laïcité se veut accommodante et souple, en un mot : inclusive. C’est la deuxième raison pour laquelle un rachat paraît superflu.

B – Une laïcité accommodante et souple

L’héritage d’Aristide Briand se situe sur ce point. Il lègue une conception souple de la séparation et de la neutralité permettant son adaptation à l’évolution de la société, des croyances et du degré de sécularisation de celle-ci. Son pari de la pondération et de l’équilibre en 19057 constitue la matrice interprétative des principes de séparation et de neutralité inscrits dans le texte. Aristide Briand annonce le 26 juin 1905, lors des débats parlementaires, cette règle d’or : si l’interprétation donnée à un article contredit l’article 1, alors on ne doit pas l’appliquer, car « le principe de la liberté de conscience et du libre exercice du culte domine toute la loi ».

Plus d’un siècle après l’énonciation de cette règle, on constate que la séparation et la neutralité font l’objet d’accommodements raisonnables, de tempéraments circonscrits portés par un réalisme jurisprudentiel. Les manifestations sont pléthore.

Ainsi, ce n’est pas autre chose qu’énonce la Constitution du 4 octobre 1958 dans son premier article : certes la République est laïque, mais, dans le même mouvement, elle est aussi démocratique, sociale et elle respecte tous les cultes. Ce qui est une manière de rappeler que les religions ont un rôle social à jouer et qu’il n’est pas question d’en minorer ou d’en exclure l’existence dans le tissu social.

C’est également l’apport essentiel de la décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013, dans laquelle le Conseil constitutionnel admet que le principe constitutionnel de laïcité puisse connaître des dérogations territoriales et autorise ainsi le maintien de particularismes locaux en matière cultuelle. Privilégiant une « conception historiquement déterminée »8 du principe constitutionnel de laïcité au travers notamment d’une lecture des travaux préparatoires9 de la Constitution de 1958 plutôt que de recourir au principe fondamental reconnu par les lois de la République antérieurement dégagé dans sa décision du 5 août 201110 à l’égard des particularismes juridiques d’Alsace-Moselle, le Conseil considère que la Constitution n’a pas entendu remettre en cause les régimes législatifs et réglementaires particuliers applicables aux cultes sur certaines parties du territoire de la République (Alsace-Moselle, mais aussi outre-mer). De la sorte, il offre au reliquat historique de la laïcité concordataire applicable dans ces territoires11 un maintien transitoire, en attendant que le législateur décide d’y mettre fin.

La juridiction administrative manifeste également un certain réalisme dans l’interprétation des implications essentielles de la laïcité. Très tôt, le Conseil d’État a pris acte de l’inversion du couple liberté/ordre public pour considérer que la liberté de religion, y compris dans ses manifestations extérieures, était désormais le principe pour limiter les pouvoirs de police des maires. De même, la haute juridiction administrative sanctionne avec discernement le respect du principe de neutralité du service public et des agents publics lorsqu’il s’agit, par exemple, des possibilités offertes aux détenus de pratiquer leur culte12 ou de la question sensible du port du voile par les élèves13 ou, plus récemment, par les accompagnateurs de sorties scolaires14. En outre, on constate que la jurisprudence administrative a su assouplir l’interdiction du subventionnement public des cultes inscrit pourtant dans l’article 2 de la loi de 1905. Il existe des possibilités de financement public indirect des cultes. Ainsi, l’abattement de 66 % est un manque à gagner pour les finances de l’État là où, par exemple, l’Allemagne a opté pour un impôt volontaire. Les subventions publiques de certaines manifestations cultuelles sont une réalité dans la mesure où celles-ci se caractérisent par un intérêt public déterminant. Or, on sait avec quelle souplesse le juge administratif appréhende l’intérêt public qui peut être économique, touristique ou culturel lorsque, par exemple, l’édifice religieux est à la fois un lieu de culte et un lieu culturel et touristique15. L’ambivalence de certains lieux de culte (notamment ceux qui sont propriété publique) dans une situation de séparation n’est pas simple à gérer et peut être source de conflits potentiels16. Elle demande une accommodation mutuelle quotidienne. La laïcité doit accepter ce genre d’accommodement que légitime le Conseil d’État. Mais inversement, la religion concernée doit accepter les contraintes liées à cette dimension culturelle et touristique ou à l’ordre public17.

Faut-il voir dans ces accommodements raisonnables un dangereux affaiblissement du principe de non-officialité des cultes qui implique l’absence de financement public de ces derniers ? N’en déplaise à certains, la réponse est négative si l’on se penche à nouveau sur la mécanique instituée par la loi de 1905. Certes, l’article 2 de la loi met fin au régime des « cultes reconnus » qui étaient financés par l’État. Mais, cette disposition doit être lue à la lumière de l’article 1 (la règle d’or précitée d’Aristide Briand) qui garantit le libre exercice des cultes. Ainsi, les dérogations et tempéraments à l’article 2 sont destinés à faciliter et à rendre réel l’exercice de la liberté de culte. C’est pourquoi les décisions du Conseil d’État se situent dans l’exacte filiation des accommodations de la loi de 1905. Aux religions de ne pas tirer unilatéralement la couverture à elles et d’accepter également l’équilibre de cette loi qui assure la liberté de conscience de tous, et pas seulement des adeptes des religions.

Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes laïques si ces trois dernières décennies ne manifestaient pas le réveil de forces souterraines que l’on croyait vaincues en 1905 et qui rejaillissent et s’expriment aujourd’hui sous des formes renouvelées et diverses. Un malaise dans la laïcité se fait jour. La formule séparatiste souple a été pensée dans un contexte de confrontation avec l’Église catholique qui marque de son empreinte la loi de 1905. Depuis le contexte a changé, notamment avec la montée en puissance de l’islam.

II – Le malaise dans la laïcité : la perspective du rachat dessinée

Un malaise préoccupant trouve sa source dans la réactivation récente d’un conflit de légitimité entre diverses conceptions de la laïcité (A). Ce conflit est surtout perceptible dans le discours politique et philosophique sans pour autant ne jamais émerger dans des formes plus juridiques (rapports, débats parlementaires, textes de loi, règlements, circulaires). Ce conflit est tout à la fois une résurgence par ces éléments de continuité, mais aussi et surtout une novation par rapport à 1905 (B).

A – La résurgence du conflit des laïcités

Il s’agit toujours d’opposer aujourd’hui comme il y a plus d’un siècle des conceptions de la laïcité qui sont d’un côté tendanciellement des religions civiles et de l’autre une version accommodante et pacificatrice des rapports de l’État avec le religieux (formule séparatiste de 1905). Il s’agit encore pour les premières de prétexter que la République est en danger, que ses valeurs fondamentales sont aujourd’hui plus qu’hier bafouées, que la solution séparatiste ne suffit pas à lutter efficacement contre l’émergence et le développement des communautarismes religieux, pire encore qu’elle les favorise par ses accommodements raisonnables. La rhétorique combattante est donc la même que dans le discours politique du début du XIXe siècle qui soutenait les versions antireligieuse et gallicane de la séparation.

Un autre élément de permanence se révèle dans la focalisation sur les signes extérieurs visibles des religions, caractéristique d’une laïcité voulue comme sécularisation intégrale, comme une neutralité générale de l’espace public. L’idée est la même qu’il y a un siècle chez les tenants du projet Combes18 : le changement de tenue devient une sorte de transsubstantiation de l’être humain qui passe ainsi d’un camp à un autre, dans une représentation d’une société composée de deux camps irréconciliables. Être citoyen suppose l’adhésion visible à une profession de foi civile républicaine incompatible avec certains engagements ou certains rites. Ce qui est alors pourchassé c’est la « visibilisation » par la tenue de ces doctrines et rites. L’habit devient le symbole de l’allégeance aux valeurs républicaines, suscitant une complicité entre citoyens qui par leur ressemblance ou leur homogénéité deviennent solidaires les uns des autres.

On connaît la position d’Aristide Briand sur cette question de l’habit. La loi de 1905 instaure un régime de liberté où tout le monde s’habille comme bon lui semble selon les limites de la décence et de l’ordre public, sans que le vêtement religieux induise l’appartenance à un camp. Se dessine donc un espace social pluraliste et pacifié par la transformation politique.

Sur la question du vêtement, cette conception est en net recul ces vingt dernières années. Ainsi, par glissements successifs, on voit se déliter le principe de neutralité dans sa conception originelle réduite aux services publics et aux agents publics. C’est un véritable emballement qui s’observe ces dernières années.

D’abord à l’école, (re)devenue le lieu privilégié de réaffirmation du dogme républicain de la laïcité.

À l’origine, le vêtement n’y est pas un problème. Il est traité avec respect et de manière conciliante dans la logique séparatiste-inclusive19. Il y a moins de vingt ans, le Conseil d’État faisait écho à ces conceptions souples et protectrices des libertés à l’école en considérant qu’en lui-même, le port du voile par des élèves ne saurait être compris comme portant atteinte à la laïcité et que, les élèves jouissant du droit à la liberté religieuse, le port de signes d’appartenance religieuse ne pouvait être restreint que pour préserver l’ordre public, c’est-à-dire assurer le bon fonctionnement du service public de l’enseignement, préserver contre l’absentéisme et le prosélytisme20. C’était à l’époque la réponse toute en nuance de la haute juridiction administrative à la première affaire de voile à l’école sur la demande expresse du ministre de l’Éducation Lionel Jospin.

Mais, très vite, un engrenage va être enclenché par les tenants d’une laïcité gallicane, transformant cette affaire de port du voile en tournant dans le recul de la laïcité séparatiste-inclusive de 1905.

En effet, une mécanique s’enclenche avec la circulaire du ministre de l’Éducation François Bayrou en 1994. Il détourne les termes de l’avis et de l’arrêt du Conseil d’État en imposant aux directeurs d’établissement de sanctionner tout port de signe d’appartenance religieuse comme étant par nature ostentatoire et contraire à la laïcité. On perçoit le glissement sémantique de taille qui est alors opéré par le ministre. Un voile discret porté à l’école devient une infraction au pacte républicain de la laïcité à l’école et justifie l’exclusion temporaire ou définitive de l’élève. Les années qui suivent voient la victoire d’une laïcité gallicane sur cette question. En filiation directe avec le rapport Baroin « Pour une nouvelle laïcité », dont les propositions seront par la suite déminées par la commission Stasi en 2003, la loi de mars 200421 sur l’interdiction du port de signes dits « ostensibles » à l’école publique généralise et accroît la neutralité que doivent désormais afficher les élèves.

La boucle est bouclée : en moins de vingt ans, du manifeste de 1989 à la loi de 2004, l’idée que l’école publique doit être un sanctuaire républicain hors de portée des religions a fait son chemin et a triomphé des accommodements passés. Par la suite, il sera tenté d’étendre ce même interdit aux accompagnateurs de sortie scolaire (essentiellement des femmes voilées). Le Haut Conseil à l’intégration en formulera explicitement la demande. Il en est de même pour les universités qui n’entrent pas dans le champ d’application de la loi de 2004.

Depuis, cette mécanique ne cesse d’être alimentée. Après l’école, la rue ou l’espace public dans son ensemble avec la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage qui vise en prenant soin de ne pas le dire à généraliser une neutralité religieuse dans l’espace public en direction précisément de l’islam. Certains s’élèvent, dans le sillage de l’affaire dite Baby Loup22, pour imposer une neutralité par la loi dans l’entreprise et non par le règlement intérieur. Peu à peu, la neutralité s’étend entre les personnes privées à contresens des prescriptions de la loi de 1905. Cette extension de la neutralité religieuse n’est pas destinée à préserver le faible ou le pauvre (logique interventionniste) ou à garantir l’ordre favorable à la liberté individuelle (logique libérale), mais à contrôler et limiter les comportements issus de choix moraux, religieux ou philosophiques qui auraient une portée antirépublicaine.

Ainsi, la laïcité séparative souple perd du terrain, perd des batailles et l’héritage d’Aristide Briand s’obscurcit et apparaît d’un bien maigre secours face aux attaques répétées que subissent les libertés religieuses en dépit de leur résistance sur certains points (universités, entreprise, accompagnateurs). Ce mouvement est difficilement endigué dans la mesure où, au-delà des éléments de continuité, il se présente essentiellement comme une profonde novation du conflit.

B – La novation du conflit des laïcités

La confrontation entre des conceptions de la laïcité est cependant aujourd’hui renouvelée à plus d’un titre.

D’abord, dans le discours (politique, philosophique, médiatique ou autres), on constate généralement un dédoublement de celui-ci. Il n’est plus question de faire comme si le tournant de 1905 n’existait pas. La loi de séparation et son héritage accommodant demeure une référence presque mythifiée d’une République laïque à laquelle il convient de s’associer pour mieux l’amender, la détourner voire la falsifier. Il est caractéristique du discours actuel sur la laïcité de voir avec quel entrain ceux qui prônent un durcissement et une intransigeance des principes laïques (principalement à l’égard de l’islam) prétendent défendre la vraie laïcité et dispenser un message de vérité sur la loi de séparation. D’ailleurs, cette tendance se manifeste généralement par le refus d’adjoindre un qualificatif à la laïcité. Et lorsque ce n’est pas le cas, la laïcité est présentée comme « nouvelle » ou « positive », comme pour marquer une prétendue avancée dans l’équilibre entre le pacte républicain et les religions.

Dès lors, l’affrontement est en apparence seulement évité ou dénié. S’inscrire dans la laïcité historique par la référence à 1905 a cela d’avantageux que son invocation tend à légitimer le discours en l’intégrant aux grands acquis républicains ou au mythe fondateur de l’État républicain libéral. L’illusion d’une laïcité à la française en défense de l’idée républicaine et révolutionnaire est alors commode pour ceux qui prétendent justement défendre les valeurs fondamentales de la République contre les dérives des religions (communautarismes), en provenance principale de l’islam selon eux.

Il s’agit de tenir compte d’un changement essentiel : l’affrontement des deux Frances n’est plus ou n’a plus vraiment d’intérêt depuis le ralliement des Églises à la conception laïque séparative de l’État. Dès lors, le combat est ailleurs. Partant d’une séparation et d’une neutralité nécessaires, il s’agit désormais de les instrumentaliser au service d’idéologies plus ou moins avouées qui ont en ligne de mire non pas le phénomène religieux dans sa globalité, mais le communautarisme religieux et celui principalement issu de l’islam. Celui-ci est alors présenté comme néfaste au lien nécessaire qui doit s’établir dans la République une et indivisible. Partant d’un acquis laïc acceptable et accepté, il lui est adjoint un référentiel aux valeurs républicaines, voire à des valeurs judéo-chrétiennes. De la sorte, la laïcité est réorientée vers un nouveau combat contre l’islam pour la défense de l’identité française. On glisse alors d’une laïcité séparatiste à une laïcité gallicane renforcée voire à des formes plus intégristes encore de la laïcité appelées tour à tour laïcité intégriste, catho-laïcité ou plus généralement nouvelle laïcité. Ce mouvement de renforcement de la version gallicane et de novation de celle-ci sous de nouveaux traits s’observe dans le discours politique et connaît des manifestations juridiques (loi de 2004 et de 2010 ; HCI, commission parlementaire sur le port du voile, commission Stasi, charte de la laïcité, etc.).

Une troisième novation se fait alors jour qui sous-tend ce processus de dénaturation de la laïcité de 1905 et de l’héritage d’Aristide Briand. Jean Baubérot qualifie ce changement de glissement du discours dominant sur la laïcité de la gauche vers la droite23. La droite a investi le terrain de la laïcité alors que celle-ci est traditionnellement un marqueur fort de gauche. On peut même dire qu’elle en a eu longtemps le monopole.

À la faveur de ces trente dernières années, de trois cycles terroristes qui impliquent le monde musulman, d’une crise économique, de difficultés d’intégration dans les banlieues et de crises migratoires, une grande partie de la droite comprend alors que la laïcité peut être l’instrument idéal pour contenir ou résoudre les maux d’une société française en perte de repères et en quête d’un idéal. Cet idéal : la laïcité républicaine teintée de culture judéo-chrétienne. Un nouveau code de valeurs fondamentales auquel il convient d’adhérer sous peine de ne pas entrer dans le vouloir vivre ensemble républicain. Ce glissement de gauche à droite explique bien des réformes et des postures politiques strictes récentes qui s’éloignent de la laïcité séparatiste souple dont pourtant nous avons reçu le legs.

Ainsi, au total, c’est bien un triple glissement que l’on constate : 1/ le glissement d’une laïcité séparatiste souple et inclusive à une laïcité – religion civile dans lequel la version historique gallicane est un pivot essentiel vers des formes plus intégristes et plus combattantes ; 2/ le glissement d’une neutralité publique circonscrite aux administrations et services publics et ses agents à une neutralité généralisée affectant l’espace publique et l’espace privé (l’école, la rue, l’entreprise, l’usager du service public, etc.) ; 3/ le glissement d’une laïcité traditionnellement apanage de la gauche vers une laïcité instrument de la droite.

De ce point de vue, on peut dire volontiers que cette forme de laïcité tend à nouveau à pénétrer dans le temple sacré afin d’y imposer une religion civile, un sacré implicite, mélange de valeurs républicaines et de séparation sur fond de culture judéo-chrétienne. Le salut de l’État laïc n’est pas là.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Rousseau J.-J., « Lettre à Voltaire sur la Providence du 18 août 1756 », in Œuvres complètes, t. 12, 1856-1857, Hachette, p. 121.
  • 2.
    Willaime J.-P., « De la sacralisation de la France. Lieux de mémoire et imaginaire national », Archives de sciences sociales des religions, 1988, 66/1, p. 125-145.
  • 3.
    Baubérot J., Les 7 laïcités françaises, 2015, Éd. MSH, Interventions.
  • 4.
    Quatre variantes historiques : la laïcité antireligieuse, la laïcité gallicane et les deux versions séparatistes (strictes et souples) de la laïcité de 1905. Auxquelles l’auteur ajoute trois variantes plus récentes : la laïcité ouverte, la laïcité identitaire et la laïcité concordataire applicable encore dans certains territoires français.
  • 5.
    Le culte de l’Être suprême et la constitution civile du clergé en sont les manifestations dans le mouvement postrévolutionnaire.
  • 6.
    Baubérot J., Les 7 laïcités françaises, op. cit., p. 65-66.
  • 7.
    Œuvre qu’il prolonge au-delà une fois devenu ministre des Cultes en 1908.
  • 8.
    Commentaire de Cons. const., 21 févr. 2013, n° 2012-297 QPC : www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2013/2012297qpc.htm.
  • 9.
    La référence aux travaux préparatoires n’est pas convaincante dans la mesure où il n’y a précisément pas de travaux préparatoires juridiquement établis et valables (v. Roblot-Troizier A., « L’interprétation du principe constitutionnel de laïcité à la lumière des travaux préparatoires de la Constitution », N3C 2013/3, n° 40, p. 268.
  • 10.
    Cons. const., 5 août 2011, n° 2011-157 QPC, Sté Somodia, cons. 4.
  • 11.
    Baubérot J., Les 7 laïcités françaises, op. cit., p. 119 et s.
  • 12.
    Le Conseil d’État a ainsi mis en cause la responsabilité de l’État pour ne pas avoir agréé des ministres du culte en nombre suffisant pour permettre à toute personne détenue la pratique du culte qu’elle revendique (CE, 16 oct. 2013, n° 351115, garde des Sceaux c/ M. F. et a., s’agissant d’une personne détenue, témoin de Jéhovah).
  • 13.
    CE, avis, 27 nov. 1989, n° 346893 ; CE, 2 nov. 1989, n° 130394, Kherouaa.
  • 14.
    CE, avis, 23 déc. 2013, D. Le Conseil d’État précise que les parents accompagnateurs de sorties scolaires ne sont ni des agents ni des collaborateurs du service public mais des usagers du service public qui ne doivent pas se soumettre au principe de neutralité religieuse. Par conséquent, les mères voilées accompagnant des sorties scolaires ne sont pas soumises, en principe, à la neutralité religieuse. Contra : TA Montreuil, 11 nov. 2011, n° 1012015 : AJDA 2012, p. 163, note Hennette-Vauchez S. ; AJDA 2011, p. 2319 ; D. 2012, p. 72, note Girard A.-L. ; AJCT 2012, p. 105, obs. Rouquet P.
  • 15.
    Ex. : la subvention de la ville de Lyon pour la construction d’un ascenseur dans la basilique de Fourvière ou l’acquisition et la restauration d’un orgue par la mairie de Trélazé (Maine-et-Loire) pour l’église communale ou la construction par la ville de Montpellier d’une salle polyvalente, dont une partie a été utilisée comme mosquée.
  • 16.
    V., à ce sujet, la très intéressante étude de Perrin A., « Les églises catholiques comme patrimoine culturel : une situation de conflit potentiel », in Lalouette J. et Sorrel C. (dir.), Les lieux de culte en France 1905-2008, 2008, Letouzey et Ané.
  • 17.
    Exemple de réciprocité nécessaire : la participation de la communauté urbaine du Mans au financement d’un abattoir pour ovins à l’occasion de l’Aïd el-kebir. L’argument donné est celui de la salubrité et de la santé publique. Il est raisonnable si la communauté musulmane accepte à son tour un contrôle des services vétérinaires.
  • 18.
    Émile Combes est le président du Conseil du Gouvernement du « bloc des gauches » entre mai 1902 et janvier 1905. Il est l’auteur d’un projet de loi de séparation qualifié par Georges Clemenceau de nouvelle « constitution civile du clergé » visant à inféoder l’Église à l’État. Expression d’une laïcité gallicane, son projet, finalement rejeté au profit de celui d’Aristide Briand, se focalise notamment sur l’habit. Ainsi, l’interdiction du port de la soutane dans l’espace public y figure.
  • 19.
    Ainsi, la célèbre circulaire du 17 novembre 1883 par laquelle Jules Ferry s’adresse aux instituteurs illustre à merveille la laïcité qui ne chasse pas la religion. Il leur rappelle qu’ils ne doivent pas être juges de l’éventuel sentiment religieux de leurs élèves mais leur enjoint de le respecter : l’instituteur enseignera « un sentiment de respect et de vénération [envers] le nom de Dieu » (cité par CE, Un siècle de laïcité, 2005, p. 253). Plus tard, la loi Debré du 31 décembre 1959 affirme dans son article 1er que « l’État prend toutes les dispositions utiles pour assurer aux élèves de l’enseignement public la liberté des cultes et de l’instruction religieuse ».
  • 20.
    CE, avis, 27 nov. 1989, n° 346893 ; CE, 2 nov. 1989, n° 130394, Kherouaa.
  • 21.
    L. n° 2004-228, 15 mars 2004, encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.
  • 22.
    V. sur ce point l’ouvrage critique consacré à cette affaire : Hennette Vauchez S. et Valentin V., L’affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, 2014, LGDJ.
  • 23.
    Baubérot J., Les 7 laïcités françaises, op. cit., p. 130 et s.
X