Comme Salomon, on transige
« Je ne suis pas expert et je ne veux point l’être. J’aime les vieilles choses pour le plaisir qu’elles me procurent, sans chercher à m’ériger en pontife de la curiosité », assurait Paul Eudel (1837-1912), dans son ouvrage intitulé : Truc et truqueurs, au sous-titre évocateur : « Altérations, fraudes et contrefaçons dévoilées », dont nous avons retrouvé la dernière édition, celle de 1907. Nous poursuivons cet été, la lecture de cet intéressant reportage au sein du faux, en nous penchant sur les bronzes ciselés et dorés. BGF
BGF
« La vente de quatre appliques en bronze doré, par un antiquaire de Londres, a été contestée par son acquéreur. Paul Eudel, appelé à donner son avis, les soumet à des professionnels : Nous voilà en fiacre, avec les précieuses appliques, roulant vers des faubourgs lointains. Suivant un itinéraire tracé d’avance, après l’avoir bien étudié, nous devions aller frapper à la porte de fabricants renommés. Dès le début de la première visite, nous nous applaudissions de notre idée.
– Vous voulez savoir si vos appliques sont modernes ? Rien de plus facile, nous dit le patron. J’ai dans mes ateliers un vieux praticien qui n’hésitera pas une seconde. Il connaît la manière de travailler des ciseleurs du temps de Louis XVI comme la sienne propre. Je vais le faire venir. Nous remercions chaleureusement et nous n’avons que le temps d’échanger un sourire de satisfaction avant l’entrée du vénérable artisan. C’est un enfant du faubourg, au visage ridé par cinquante ans de travail manuel, mais avec, au coin des yeux, cet éclair de malice gouailleuse qui ne quitte pas l’ouvrier parisien. Le contentement de se voir pris pour arbitre éclate dans tous ses gestes et corrige une certaine timidité que lui impose le cabinet du patron.
– Montrez-moi les objets, nous dit-il. J’ai vu si tellement de bronzes, qu’on ne me la fait plus ! Je vais vous dire ça en deux mots.
Hélas ! Il ne nous le dit ni en deux, ni en dix. Pendant près d’un quart d’heure, il tourne et retourne les appliques en tous sens, les dévisse et les revisse, les examine à la loupe et les présente à la lumière du jour. Nous n’en pouvons tirer que des phrases hachées et contradictoires.
– C’est du vieux… j’en mettrais ma main au feu… Cependant, y pourrait bien se faire que ça soit aussi du moderne… j’ai vu plus fort que ça… C’est de l’ancien… c’est du moderne…
Nous prenons congé sans être plus avancés et nous continuons nos consultations, comme Panurge quand il voulut se mettre en ménage. Boulevard Richard-Lenoir, on nous dit que nos appliques sont anciennes, rue de Turenne, qu’elles sont modernes. Au faubourg Saint-Antoine, elles redeviennent Louis XVI et rue de la Folie-Méricourt, elles ne sont plus ni anciennes ni modernes. Cette fois, nous décidons de ne nous en rapporter qu’à nous-mêmes. Les appliques soigneusement démontées, nous mesurons toutes les pièces au compas, de crainte de surmoulage, nous les scrutons à la loupe, et nous finissons par découvrir de légères différences dans le ton des dorures. Certaines parties étaient d’un or plus rouge, plus chaud ; d’autres, plus pâle et plus jaune. Il y avait doute, mais il nous manquait la preuve décisive et concluante. Comment rédiger un rapport appuyé de conclusions solides ?
Depuis Salomon, on ne s’était point trouvé en présence d’une telle difficulté. Nous nous dîmes que, ne pouvant user de son stratagème, il fallait couper non l’enfant, mais, comme on dit vulgairement, la poire en deux. Bref, découragés, nous remisons nos pièces à conviction au greffe, absolument aussi avancés qu’au début, et nous nous donnons rendez-vous pour un autre jour. Aussitôt dit que fait. On chapitre séparément les deux adversaires dans la chambre du Conseil. On leur laisse entendre que leur cause est moins bonne qu’ils ne l’imaginent. Bref on les amène à transiger. L’antiquaire londonien reprend deux appliques et rend 9 500 francs. Le marchand parisien garde les deux autres pour la même somme ».
(À suivre.)