David Goldblatt, le photographe des « structures de domination » et des apories de la démocratie en Afrique du Sud
Soixante-dix ans après l’arrivée au pouvoir du National Party en Afrique du Sud, le Centre Pompidou présente la première grande rétrospective française du travail photographique de David Goldblatt, qui révèle subtilement la complexité d’un pays divisé par les lois de ségrégation pendant l’apartheid et par les difficultés de la pratique démocratique depuis son abolition.
Du haut de ses 87 ans, David Goldblatt a connu, dans son pays natal, qu’il n’a jamais quitté, toutes les périodes de l’apartheid : l’avant, le pendant et l’après. L’apartheid, ce mot de langue afrikaans créé pour désigner le fait de séparer, de « mettre à part » des hommes et des femmes en fonction de leur couleur. L’apartheid, ce terme qui fait référence à l’instauration à partir de mai 1948, dans le pays d’Afrique le plus riche racialement, d’un système légal extrêmement détaillé et dense de ségrégation – qui existait néanmoins sous plusieurs formes avant – principalement entre les noirs et les blancs, qualifié de crime en droit international depuis la convention adoptée par les Nations unies, le 30 novembre 1973. L’apartheid, devenu synonyme d’un régime d’oppression des Afrikaners – les blancs représentant 10 % de la population sud-africaine – sur les personnes non blanches – noirs, asiatiques et métis – posant notamment des interdits raciaux dans le travail (Job Reservation Act), la vie de famille (Immorality Act), l’éducation (Bantu Education Act) et tentant de les réduire au silence par des assignations à résidence, des emprisonnements arbitraires, des violences policières, des condamnations à mort sans procès équitable…
De l’opposition sud-africaine, on ne retient souvent qu’un visage, celui de Nelson Mandela, leader de l’ANC (African National Congress), plus vieux prisonnier politique d’Afrique du Sud avec une détention qui a duré vingt-sept années, et dont la résistance a suscité de nombreuses illustrations artistiques, notamment cinématographiques1. David Goldblatt n’a photographié qu’une fois, en 1994 – année de son investiture présidentielle –, le Prix Nobel de la paix 1993, tout comme il avait photographié – en 1985 et 1988 – son prédécesseur sud-africain au prix suédois de 1984, Desmond Tutu. Mais ces portraits ne figurent pas dans la première rétrospective française consacrée au plus célèbre photographe sud-africain au Centre Pompidou, qui n’accorde pas plus d’importance que l’artiste lui-même aux personnalités politiques, préférant mettre l’accent sur des visages – blancs et noirs – anonymes2, des lieux d’apparence anodine montrant ainsi plus subtilement les figures et structures de domination en Afrique du Sud et les apories de la nouvelle démocratie.
Si David Goldblatt affirme ne pas avoir voulu faire de politique, toute la finesse et l’intelligence de la commissaire de l’exposition, Karolina Ziebinskya-Lewandovska, conservatrice depuis 2014 au cabinet de la photographie du Centre Pompidou, est de permettre au visiteur de l’exposition et au lecteur du catalogue d’en douter, sans pour autant contredire l’artiste. Les 255 photographies et 45 documents sont accompagnés de sept films originaux produits par le Centre Pompidou permettant à David Goldblatt d’expliquer son travail ou de contextualiser certains clichés, qui ne peuvent pas tous être compris sans clés, le photographe accordant par ailleurs beaucoup d’importance à la rédaction des cartels.
L’exposition d’une grande pédagogie s’ouvre par une immense carte de l’Afrique du Sud, en noir et blanc – que privilégie par ailleurs le photographe moins à l’aise avec la couleur qu’il n’a réutilisée que quelques années suivant l’abolition de l’apartheid – permettant de comprendre le découpage racial interne et les lieux privilégiés par Goldblatt.
Bien qu’il ait refusé de participer directement et activement à toutes les actions de contestation contre les dérives du Parti national au pouvoir pendant l’apartheid, et notamment organisées par le collectif de photographes militants Afrapix, il n’a jamais accepté de collaborer avec ce dernier, mais a longtemps travaillé pour la puissante Anglo American Corporation, exploitant les mines d’or et de platine… Parallèlement, il a illustré par ses photographies plusieurs articles de Joseph Lelyveld pour le New York Times Magazine, dénonçant l’apartheid – expulsé pour ce fait en 1966 mais de retour en 1980 – et accolé son nom plusieurs fois à celui de son amie Nadine Gordimer3, prix Nobel de littérature en 1991, qui n’a eu de cesse dans son œuvre romanesque4 de dénoncer l’apartheid et de s’engager publiquement et très activement en faveur de Nelson Mandela et de l’ANC, autant de témoignages de sa contestation non démonstrative mais réelle…
Des huit thématiques rythmant l’exposition découpant en deux grandes parties les soixante ans de carrière photographique, les séries sur « les transportés » et « les structures » retiennent plus longuement l’œil du juriste – après avoir apprécié les détails de corps, les portraits d’Afrikaners, les mines, les villes de Johannesburg et Boksburg et le portrait original d’un métayer noir.
Quand Goldblatt photographie les visages et corps las dans des cars de nuit empruntés quotidiennement pour des trajets aller-retour pouvant durer jusqu’à huit heures, allant des villes – lieu de travail – aux townships ou bantoustans – zones de relégation des noirs pour leur hébergement –, il donne une illustration concrète de ce que signifie la séparation, dans sa dimension géographique, territoriale et de la négation de la liberté de circulation, conditionnée par la possession d’un passeport intérieur ou laissez-passer, assimilant de fait leurs titulaires à des étrangers dans leur propre pays.
La loi appliquant la ségrégation dans les équipements publics ne se perçoit peut-être pas immédiatement devant la photographie d’une grande double passerelle ferroviaire construite au début des années 1960 dans une petite ville située entre le Cap et Johannesburg qui « demeure » « dans une Afrique du Sud désormais démocratique », « comme un vestige édifiant et absurde du passé », ainsi que l’explique l’artiste lui-même dans l’un des films où il commente ses clichés. En effet, ce type d’équipement public – dont seuls les écriteaux ont aujourd’hui disparu – devait être séparé en deux couloirs, non pas pour un sens de montée et de descente, mais pour réserver un passage aux blancs et un autre aux non-blancs. Cet exemple concret montre les complexités du temps de l’après-apartheid dont l’abolition officielle de toutes les lois de ségrégation – entre 1986 et 1994 – et la nouvelle Constitution démocratique ratifiée en 1993, ne sont pas parvenues à éliminer toutes les traces de près de cinquante années de discrimination raciale légalisée.
Pire, les successeurs de Mandela à la tête de l’ANC se rendent coupables des mêmes pratiques de corruption que leurs prédécesseurs Afrikaners et les extrémistes blancs multiplient les manifestations racistes, comme la destruction par des étudiants d’œuvres de l’université de Captown que Goldblatt a photographiée pour montrer la résurgence des anciens démons de l’apartheid.
David Goldblatt ne juge pas et n’a cure des jugements qu’on porte sur lui ; il donne simplement à réfléchir, faisant de son art photographique un « acte de penser », comme l’écrit joliment Karolina Ziebinskya-Lewandowska5, sur cet apartheid qui « n’est plus, mais dont la “demi-vie continue” », révélant une « nouvelle époque, celle d’une démocratie précaire, qui rappelle tant celle de la domination »6 ainsi qu’il le note si justement.

David Goldblatt. Passerelle enjambant la voie ferrée, Leeu Gamka, province du Cap-Est, 30 août 2016. Passerelle enjambant la voie ferrée, Le Cap-Johannesburg, avec double escalier séparé pour « blancs » et « non blancs », conformément à la loi n° 49 sur les équipements publics séparés (Reservation of Separate Amenities Act) de 1953. Aujourd’hui, l’apartheid n’existe plus. Les panneaux indiquant les files séparées ont été retirés vers 1992, mais le pont demeure, au service d’une population d’environ 1 500 personnes. Épreuve jet d’encre, diabond, 98 x 122 cm. Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town
David Goldblatt
Notes de bas de pages
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1.
Au-delà des biopics divers, l’on signalera l’intéressante réalisation du Forum des images, qui a utilisé les archives sonores du procès de Rivonia de 1964, en les mettant en images par une création d’hologrammes représentant le procureur et Mandela, le 6 avril 2018 dans l’Église St Eustache à Paris : « I am prepared to die ».
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2.
V. par exemple l’extraordinaire portrait de l’ancien combattant Boer Oom At Geel.
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3.
Livetimes under Apartheid, 1986, Knopf ; On the mines, 1973 et 2012, Steidl.
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4.
Notamment dans The Conservationist publié en 1974, mais aussi Burger’s Daughter de 1979 qui fait des références très nombreuses à la législation raciale et aux procès et conditions de détention des opposants au régime, notamment communistes – dont le parti est interdit en 1950. V. également No Time Like the Present de 2012 sur l’après-apartheid.
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5.
Page 20 du catalogue.
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6.
Ibid., p. 223 et p. 239.