Dialogues des Carmélites de Poulenc : un cas pratique juridico-opératique

Publié le 08/03/2018

À peine plus de 60 ans après sa création au Palais Garnier, le couperet de la guillotine dans Dialogues des Carmélites émeut toujours autant les spectateurs, par ailleurs subjugués par la mise en scène d’Olivier Py et la distribution idéale réunie au théâtre des Champs-Élysées. Quand la liberté de conscience et le droit à la vie annihilés par le droit constitutionnel d’exception sous la Terreur sont mis en mots et en musique, et le droit moral des auteurs opposé à la liberté de création…

C’est au théâtre des Champs-Élysées, où la mise en scène d’Olivier Py avait été créée en 2013, que Dialogues des Carmélites fut repris en février 2018 avec l’Orchestre national de France et une partie de la distribution féminine : Patricia Petibon en Blanche de la Force tout en fragilité et vigueur, doute et résolution ; Sabine Devieilhe, en Sœur Constance légère et espiègle ; la majesté vacillante d’Anne Sofie von Otter en mère supérieure intimement rongée par la peur de mourir. Sophie Koch et Véronique Gens complètent merveilleusement cette distribution idéale que n’aurait certainement pas reniée Francis Poulenc – qui ne jurait au moment de sa création que par Denise Duval1 – non plus que la mise en scène d’Olivier Py – toute de noirs et de gris et de jeux fabuleux de lumières de Bertrand Killy – oppressante comme la Terreur, grandiose comme l’énergie collective de ses martyrs.

L’opéra est une mise en musique d’un texte éponyme de Georges Bernanos, qui s’était lui-même inspiré du roman La dernière à l’échafaud de Gertrud von Le For, tiré de faits réels s’étant déroulés pendant la Révolution à Compiègne. Les Carmélites, après l’inventaire des biens de leur communauté opéré sur ordre de la Constituante en 1790, ont été expulsées de leur monastère le 14 septembre 1792 non sans avoir dû signer le serment Liberté-Égalité, qu’elles rétractèrent après leur arrestation, refusant d’abjurer leur foi. Transférées à Paris sur décision du Comité de salut public, elles furent jugées et condamnées par le tribunal révolutionnaire le 17 juillet 1794, soit 11 jours avant la fin de la Terreur…

Cet opéra a tout pour intéresser le juriste, tant du point de vue du droit de l’art à travers les nombreux obstacles rencontrés en termes de propriété intellectuelle, que du point de vue du droit dans l’art au regard de l’incorporation de l’histoire constitutionnelle révolutionnaire à l’ouvrage, mettant en valeur la place restreinte faite aux droits fondamentaux, en particulier la liberté de conscience et le droit à la vie, pendant la Terreur.

Sur le premier aspect, des difficultés relatives au droit d’auteur apparaissent dès l’origine. Le texte de Georges Bernanos écrit sur commande pour les dialogues d’un film avait été retrouvé et publié 1 an après sa mort – 1949 –, adapté en pièce de théâtre à partir de 1951, le film n’étant finalement réalisé qu’en 1960. Mais entre-temps un conflit entre l’exécuteur testamentaire de Bernanos et le producteur américain Emmet G. Lavery, qui détenait les droits de la nouvelle de Gertrud von Le Fort, a considérablement retardé le travail de Francis Poulenc qui avait commencé la composition en 1953 – sur commande du directeur des éditions Ricordi – et de ce fait ne l’a achevé que 3 ans plus tard, ce qui a accentué sa dépression déjà profonde2.

Plus d’un demi-siècle plus tard, droit moral et liberté de création ont été contentieusement opposés après la polémique suscitée par la mise en scène de Dimitri Tcherniakov à l’Opéra d’État de Bavière en 2010, qui avait provoqué l’opposition des ayants-droit tant de Georges Bernanos que de Francis Poulenc plaidant une dénaturation de l’œuvre en raison de la modification de sa fin. Le talentueux metteur en scène russe, friand d’opéras et rompu aux provocations ou adaptations personnelles d’œuvres mythiques – en dernier lieu Carmen lors du Festival d’Aix-en-Provence 2017 – a en effet choisi de ne pas faire monter les Carmélites à l’échafaud, mais a suggéré une tentative de suicide collectif contrecarrée par le sacrifice individuel de Blanche. Alors que la cour d’appel de Paris avait ordonné en 20153, sur le fondement de l’article L. 113-4 du Code de la propriété intellectuelle, le retrait par la société Bel Air Média de la captation de l’opéra, son arrêt a été annulé 2 ans plus tard par la Cour de cassation qui a permis la remise en vente des DVD – dont les stocks avaient dû être détruits… La juridiction suprême, attachée en vertu de l’article 10, § 2 de la convention EDH à « la recherche d’un juste équilibre entre la liberté de création du metteur en scène et la protection morale du compositeur et de l’auteur du livret », a jugé que « la mise en scène litigieuse ne modifiait ni les dialogues, absents dans cette partie des œuvres préexistantes, ni la musique » quoique « loin d’être l’expression d’une interprétation des œuvres des auteurs, elle en modifie la signification et en dénature l’esprit »4.

Du côté de l’histoire constitutionnelle et des droits fondamentaux, le livret de l’opéra de Francis Poulenc bâti sur l’ouvrage de Georges Bernanos est d’une grande richesse.

Alors que les musicologues se concentrent sur la spiritualité de l’œuvre et les sentiments humains – peur de la mort, doute… – pour les mettre en regard de la vie torturée du compositeur qui a trouvé matière complexe et ambiguë à transposition ou transfert5, les juristes ne peuvent qu’être interpellés par l’importance accordée par Francis Poulenc à des références juridiques qui pourraient apparaître parodiques, si elles n’étaient la reprise de documents réels6, comme l’acte d’accusation rédigé par Antoine Fouquier-Tinville lui-même contre les vraies Carmélites de Compiègne condamnées par le tribunal révolutionnaire en juillet 1794 pour fanatisme et sédition. C’est ainsi que, dans l’opéra, un geôlier clame son édit, du haut des murs noirs de la prison dans la mise en scène d’Olivier Py, auquel Georges Bernanos ne fait que référence sans le citer in extenso : « Le tribunal révolutionnaire expose que les ex-religieuses Carmélites (…) ont formé des rassemblements et conciliabules contre-révolutionnaires, entretenu des correspondances fanatiques, conservé des écrits liberticides. Ne forment qu’une réunion de rebelles, de séditieuses qui nourrissent dans leurs cœurs le désir et l’espoir criminel de voir le peuple français remis aux fers de ses tyrans et la liberté engloutie dans les flots de sang que les infâmes machinations ont fait répandre au nom du ciel. Le tribunal révolutionnaire déclare en conséquence que toutes les prévenues susnommées sont condamnées à mort ».

Les dernières minutes de ce troisième tableau de l’Acte III magnifient le martyr – comme dans le bûcher des Vieux Croyants de La Khovantchina de Moussorgski – et rendent son « spectacle effroyable »7. Alors que les Carmélites entonnent le Salve Regina puis le Veni Creator en montant à l’échafaud – ou en restant en cercle dans la mise en scène d’Olivier Py –, le génie de Francis Poulenc est de présenter un moyen inédit d’exposer par la seule écriture musicale la violence inouïe de la peine capitale : chaque voix une à une s’éteint instantanément après que le couperet de la guillotine a sifflé8. Point besoin de mots. Le langage universel de cet ostinato produit le lien qui, tout en ne relevant pas de l’évidence, peut apparaître éclatant « entre normes juridiques et sensibilité musicale »9.

Vincent Pontet

Notes de bas de pages

  • 1.
    La toute première création eut lieu à Milan en janvier 1957. Mais c’est à l’Opéra Garnier que Francis Poulenc obtint la distribution souhaitée (Duval D. mais aussi Crespin R. not.) lors de la création parisienne en juin 1957.
  • 2.
    Un arrangement fut conclu le 30 mars 1955 pour permettre l’adaptation opératique, après qu’en juillet 1954, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques ait donné raison au producteur américain.
  • 3.
    CA Paris, 13 oct. 2015, n° 14/08900.
  • 4.
    Cass. 1re civ., 22 juin 2017, nos 15-28467 et 16-11759. Un renvoi devant la cour d’appel de Versailles est pendant.
  • 5.
    V. les développements très complets dans la biographie de Lacombe H., Francis Poulenc, 2013, Fayard.
  • 6.
    V. aussi à la fin du 1er tableau de l’Acte III la référence au certificat par l’officier indiquant qu’il « leur permettra de jouir de nouveau des bienfaits de la liberté sous la surveillance des Lois ».
  • 7.
    V. Hugo cité in : Saulnier-Cassia E., « Lamento sur Claude ou la représentation opératique des peines du condamné », in : L’exigence de justice. Mélanges en l’honneur de Robert Badinter, 2016, Dalloz, p. 653.
  • 8.
    Le son de la guillotine est reproduit de manières diverses – pré-enregistrement, instruments de l’orchestre ou outils – selon les productions.
  • 9.
    Titre du colloque d’Aix-en-Provence de juin 2016 en l’honneur de Rouland N. V. dans les actes : Saulnier-Cassia E., « « L’interprétation opératique des droits fondamentaux des personnes condamnées : entre normes juridiques et sensibilité musicale », in Signorile P. (dir.), Entre normes et sensibilité. Droit et musique, 2017, PUAM, p. 177 et s.
LPA 08 Mar. 2018, n° 134q6, p.15

Référence : LPA 08 Mar. 2018, n° 134q6, p.15

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