Droiture et mélancolie

Publié le 29/05/2019

Éditions Verdier

Nous pouvons aujourd’hui observer un certain engouement pour la philosophie antique. Et qui s’en plaindrait ! Socrate, Épictète ou Marc Aurèle, Parménide ou Aristote, tous font l’objet de nouvelles éditions et créent un intérêt pour questionner le monde, l’homme, notre existence, la vie et la mort, nos peurs et nos angoisses… Les philosophies orientales sont aussi au goût du jour pour nous amener dans une réflexion et direction un peu différentes.

Avec ces philosophies, nous pouvons nous engager de nouveau vers une éthique sociale et politique, d’autres choix de vie, et reconsidérer nos buts d’existence face aux problèmes sociétaux et écologiques qui nous saisissent aujourd’hui, nous désorientent quelque peu, et pour lesquels nous sommes souvent démunis. Mais, si ces philosophes peuvent nous offrir un art de vivre susceptible de nous conduire vers le « bonheur », est-ce là toutefois la réelle finalité de leur enseignement, la finalité de la philosophie ?

Certains spécialistes, en effet, disent que, dans l’Antiquité, la philosophie était envisagée comme une manière de vivre, non comme un ensemble de concepts et de théories. Elle était comprise comme un « exercice spirituel », conçue pour l’introspection et établir une forme de subjectivité, conduisant à l’épanouissement de l’individu. Cependant, Pierre Vesperini met de côté cette conception, qui pour lui masque la singularité de la philosophie antique. Pratiquer la philosophia à l’époque impériale n’avait, semble-t-il, nullement pour but de doter ses partisans d’une vie intérieure autonome. Les élites de l’Empire romain s’intéressaient à la philosophie pour alimenter leurs discours et rester « droit », dans le but de continuer à remplir le rôle social qui leur était imparti.

Marc Aurèle (121-180) est une figure passionnante pour l’enquête de Pierre Vesperini, car ses écrits constituent le témoignage d’une pratique courante dans l’Antiquité. Marc Aurèle s’adressait à lui-même ou destinait ses réflexions à ses amis, auto-analysant ses peurs, colères, désespoirs, deuils, désirs… Cela le « maintenait » sur le chemin de la vertu. En charge de la destinée du monde, l’empereur devait se tenir sur ses gardes à tout instant, face aux flatteurs ou aux comploteurs, et lutter contre son tempérament mélancolique. Il était épris de solitude et en proie à des accès de chagrin ou de colère.

Nous considérons aujourd’hui, à part entière, Marc Aurèle comme un philosophe stoïcien, à côté de Sénèque ou d’Épictète. Dans ce livre, Pierre Vesperini remet en cause cette opinion, à partir d’une nouvelle lecture de ses écrits, principalement en examinant des passages souvent ignorés. L’auteur les croise avec d’autres sources dont nous disposons. D’autre part, Pierre Vesperini nous indique combien l’éthique ancienne était éloignée des conceptions de Pierre Hadot et de Michel Foucault. Les pratiques éthiques étaient soucieuses du regard des autres, et elles devaient donner une belle image de soi-même. La « droiture » consistait en l’adoption d’un « mode de vie » le plus conforme possible aux attentes sociales, et en fonction du statut de chacun. Cette éthique philosophique n’était pas séparée du religieux, car le « bien vivre » c’était « vivre avec les dieux ».

Pierre Vesperini est professeur agrégé de lettres classiques. Il est l’auteur de La philosophia et ses pratiques d’Ennius à Cicéron, d’articles d’anthropologie historique de la philosophie antique et de traductions de pièces de théâtre : Octavie, attribuée à Sénèque, et Grand-peur et misère du IIIe Reich, de Bertolt Brecht, parues par L’Arche Éditeur.

LPA 29 Mai. 2019, n° 142p0, p.30

Référence : LPA 29 Mai. 2019, n° 142p0, p.30

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