Edward Bond : Le prédicateur de la justice
L’entrée au répertoire de la Comédie-Française en 2011 de La Mer, créée ce printemps 2016 à la salle Richelieu dans la mise en scène d’Alain Françon, comédie – grinçante – assez peu représentative du théâtre noir d’Edward Bond, est l’occasion de relire ou lire d’autres pièces de son œuvre pléthorique, dans laquelle les références aux termes et situations juridiques sont récurrentes et la revendication de la justice, entendue au sens moral et juridique, systématique.
Le dramaturge anglais octogénaire Edward Bond est l’auteur de plus de cinquante pièces – toutes traduites en français et publiées par L’Arche –, parfois « critiqué indépendamment de ses pièces, avant tout comme un prédicateur implacable, aux affirmations tranchées et provocatrices »1, sans doute en raison de la violence omniprésente dans la langue et l’esprit qui habitent chacun de ses drames, mais peut-être plus encore du fait du positionnement qu’il observe lui-même, se sentant investi comme auteur d’une « responsabilité morale »2 – rôle de l’écrivain présent dans Le fou – qualifiant son théâtre de « théâtre de la raison »3.
Le passage de la raison à la folie qui anime la plupart de ses personnages, basculant insensiblement de la normalité à la déraison – comme Hatch dans La Mer, parfaitement interprété par Hervé Pierre – interroge sans cesse le spectateur sur sa propre inhumanité, Edward Bond concevant son théâtre sombre, hanté par des meurtres de droit commun et le péril nucléaire, non pas comme le « théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud », qui ne l’intéresse pas, ni comme celui de Brecht qu’il abhorre, mais comme celui du citoyen d’Auschwitz et d’Hiroshima4, visant à « prouver son humanité »5. C’est d’ailleurs en cela, notamment, qu’il entretient un rapport complexe avec Shakespeare dont il reconnaît qu’il « écrit si bien le théâtre parce qu’il a toujours la capacité de voir la réalité et de parler à travers les yeux de ses personnages », dans une langue quasiment étrangère pour le public d’aujourd’hui6.
La langue de Bond est une étrange composition, entre le parler populaire, parfois vulgaire, les allusions métaphoriques, parfois philosophiques, et l’appel récurrent à des notions et au vocabulaire juridique, en particulier de droit privé et notamment pénal. Ainsi, parallèlement aux références générales à des règles de droit – que ce soit la Convention de Genève7, la loi8, le Code civil9 ou les règles spécifiques de l’école10 –, aux institutions juridictionnelles, au droit au juge11 et au droit au procès équitable12, aux renvois à des grandes notions du droit public comme la démocratie13, ce sont les crimes, la culpabilité14, la responsabilité15 et accessoirement les peines encourues16 qui parcourent chacune des pièces. Bond, l’autodidacte – il a quitté l’école à quinze ans et a travaillé notamment comme courtier en assurance avant de se consacrer à l’écriture après son service militaire – a commencé sa carrière par un coup d’éclat à Londres et une confrontation marquante avec le droit, qui a contribué à sa célébrité : la censure de sa pièce Sauvés – Saved – en 1965, en raison de la scène (6) de lapidation d’un bébé dans son landau17. C’est le débat suscité par son interdiction – en application d’une loi de 1843 – puis la polémique autour d’Au Petit matin – Early Morning – qui ont finalement conduit le législateur en 1968 à abolir le régime britannique de censure théâtrale18.
Mais ce n’est pas la revendication de la liberté d’expression qui constitue le fil rouge de l’œuvre de Bond. C’est la question de la justice qui n’est pas seulement posée, interpellée ou interrogée, mais prêchée, criée. Les passages à l’acte des personnages principaux, prenant le plus souvent la forme de crimes, ne viennent pas surprendre le spectateur, mais le mettre face à ses propres limites et à sa propre conception de la Justice et de son lien charnel avec la morale sociale, qui explique bien pourquoi, selon Bond, il ne peut qu’y avoir « un écart entre la loi et la justice »19, « la loi et l’ordre » constituant « l’une des mesures prises pour entretenir l’injustice »20.
L’injustice est dénoncée partout et particulièrement en prison, lieu concret d’enfermement – notamment La prison d’Olivier21 – ou dans d’autres contextes où elle sert de métaphore22. Nonobstant, l’optimisme subtil ou ambigu de Bond pourrait se résumer à cet épilogue du deuxième volet de sa fameuse trilogie : « La justice est une femme de pierre assise dans une chambre de pierre et qui essaie de faire des gestes humains », et à cette prédication : « Nous ne pouvons que vous dire : vous devez créer la justice »23 !
Notes de bas de pages
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1.
Bond E., Entretiens avec David Tuaillon, 2013, Les Belles Lettres, p. 12.
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2.
Ibid., p. 29. V. aussi ses « notes sur le théâtre et l’État » : Bond E., La Trame cachée, 2003, L’Arche.
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3.
Bond E., « Le théâtre de la raison » : Allocution du 13 janvier 2001, Théâtre national de la Colline à l’occasion de la création du Crime du XXIe siècle par Alain Françon (https://www.youtube.com/watch ?v=MXLsBfmkt-A).
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4.
Poème de l’auteur sur sa naissance, qui s’achève par : « citoyen d’un monde juste encore à faire ».
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5.
Ibid. et Bond E., « Le temps accident » : Allocution du 13 janvier 2001, Théâtre national de la Colline à l’occasion de la création du Crime du XXIe siècle par Alain Françon (https://www.youtube.com/watch ?v=LPiNNH8sd7E). V. aussi les réflexions très proches du philosophe Nicolas Grimaldi, L’inhumain, 2011, PUF.
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6.
Entretiens avec David Tuaillon, op. cit., p. 30 : « C’est une étrange combinaison entre un langage complètement vulgaire et l’immense limpidité d’un langage très métaphorique et très élevé qui ne nous est plus accessible… ». Ses références à Shakespeare sont fréquentes : Lear (1998, L’Arche) évidemment ; Bingo (1994, L’Arche) dont Shakespeare est l’un des personnages ; La Mer (1998, L’Arche) avec la scène de la tempête…
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7.
Bond E., Onze débardeurs, 2002, L’Arche, p. 102.
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8.
Qualifiée de « folle » dans Lear (op. cit., p. 113) ; la loi martiale dans Pièces de guerre I, (1994, L’Arche, p. 36).
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9.
Pièces de guerre I, op. cit., p. 44.
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10.
Ibid., p. 15 ; Onze débardeurs, op. cit., p. 73.
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11.
Lear, op. cit., p. 63, v. aussi p. 38 et p. 94. Voir des références plus spécifiques à la cour d’assises (Le Fou, 2000, L’Arche), à la cour martiale (La Compagnie des hommes, 1992, L’Arche), à la Cour de Birmingham (Pièces de guerre I)…
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12.
La prison d’Olivier, 2011, L’Arche, p. 37.
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13.
Pièces de guerre I, op. cit., p. 24 et p. 46 : « La démocratie n’est pas le droit de vote mais (…) le moyen de supprimer la vérité et de jeter la liberté en prison ».
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14.
Pièces de guerre I, op. cit., p. 15 ; Pièces de guerre II, op. cit., p. 76 ; Onze débardeurs, op. cit., p. 69.
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15.
Cette question revient régulièrement dans l’œuvre de Bond car elle est liée aux questionnements sur chacun des crimes commis. V. not. Onze débardeurs, op. cit. et La prison d’Olivier, op. cit.
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16.
La peine capitale dans Lear (op. cit.) ; la pendaison dans Le Fou (op. cit.), Restauration (2009, L’Arche), La Compagnie des hommes (op. cit.)…
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17.
Les victimes – expiatoires ? – sont presque toujours des enfants ou ont un lien filial avec le criminel : Sauvés (2009, L’Arche), Pièces de guerre I-II-II (op. cit.), Les enfants (2002, L’Arche), La prison d’Olivier (op. cit.)…
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18.
V. Theatres Act, 26 juill. 1968, chap. 54 : « An Act to abolish censorship of the theatre and to amend the law in respect of theatres and theatrical performances » (http://www.legislation.gov.uk/ukpga/1968/54). V. les travaux d’Anne Etienne, « Les non-dits de la scène anglaise (XVIIIe-XXe siècle) », in Ethnologie française, 2006/1, vol. 36, PUF, p. 22 (http://publish.ucc.ie/researchprofiles/A014/aetienne).
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19.
« Le temps accident », op. cit.
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20.
Préface de l’auteur au volume de 1998 publié chez L’Arche regroupant Lear (p. 120) et La Mer (p. 13).
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21.
Intitulée Maison d’arrêt (1993, L’Arche) dans sa première version. Voir aussi Le Fou (op. cit.) et Sauvés (op. cit.).
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22.
Pièces de guerre II, op. cit., p. 98 : « Ils se souviendront de nous et diront que nous vivions dans des prisons. Ils vivront dans la justice ». V. aussi Lear, op. cit., p. 64 : « Ramenez moi dans ma prison. On est plus libre là-bas, qu’ici ».
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23.
Pièces de guerre II, op. cit., p. 98-97. Dans toutes ses analyses sur les messages de son œuvre, E. Bond revient à cette mission du théâtre : « Voilà le projet humain : créer la justice. Et c’est ce dont parle le théâtre. Toutes les pièces sont une quête de la justice. Et si elles n’en sont pas, c’est qu’elles vous mentent. Ce qui est assez agréable, d’ailleurs, car cela vous donne le sentiment d’être encore un enfant. Pour obtenir la justice, ce dont on a besoin, c’est d’une description juste de la réalité » (Charlie Hebdo, 31 mai 2000).