Remise du prix Vogel : l’hommage des praticiens à la recherche en droit économique

Publié le 02/01/2023
Remise du prix Vogel : l’hommage des praticiens à la recherche en droit économique
Remise du prix Vogel

Le prix Vogel, créé par le cabinet Vogel et Vogel, a été attribué le 13 décembre dernier aux travaux de Félix Hadwiger sur l’élaboration d’accords mondiaux en termes de droit du travail et à Marie Cartapanis, pour son ouvrage sur les rapports entre droit de la concurrence et innovation. Retour sur ce prix qui met en exergue l’utilité de la recherche en droit économique pour les praticiens du droit avec Marie Cartapanis.

Mardi 13 décembre, le cabinet Vogel et Vogel remettait au 30, avenue d’Iéna, ses prix de droit économique à des travaux de recherche ayant un impact sur la vie réelle des entreprises, devant un parterre d’avocats et d’étudiants du collège de droit de l’université Paris-Panthéon-Assas. « L’esprit de notre prix consiste à récompenser les ouvrages qui prennent des risques, proposent des innovations dans le domaine juridique et qui peuvent passer entre les mailles du filet des remises de prix plus académiques », tient à souligner Louis Vogel, avocat et ancien président de l’université Paris-Panthéon-Assas. C’est ce qui explique que le jury soit composé de professionnels tels que la directrice juridique du groupe Fnac-Darty, la secrétaire générale de Bouygues Télécom, le directeur juridique des affaires corporate du groupe Lactalis, et bien évidemment les deux associés du cabinet. Autres particularités de ce prix : l’ouverture à l’international – 10 nationalités étaient représentées parmi les 27 candidats – et la création d’un prix remis par les étudiants du collège de droit de Assas, créé par Louis Vogel et aujourd’hui dirigé par Pierre-Yves Gautier.

Trois postulants ont reçu un prix « Coup de cœur » : Walid Chaiehloudj, professeur à Perpignan, pour Les Accords de reports d’entrée ; Guillaume Feld, ancien directeur juridique de grandes firmes, pour Droit et pratique des grands projets à l’international ; Thibault Schrepel, pour L’Innovation prédatrice en droit de la concurrence. Les élèves du collège de droit de Assas ont remis leur prix « Coup de cœur étudiant » à Alexis Downe, pour son ouvrage sur La Gestion des risques contractuels par le contrat : étude du droit français à la lumière du droit anglais.

Le prix Vogel lui-même a été remis à deux lauréats : à Félix Hadwiger, conseiller d’un député écologiste allemand, pour son travail sur la constitution d’accords mondiaux en matière de droit du travail ; et à Marie Cartapanis, maîtresse de conférences à Aix-Marseille, pour son ouvrage intitulé : Innovation et droit de la concurrence. Pour Actu-Juridique, elle revient sur son parcours et explique ce que ce prix représente pour elle. Entretien.

Actu-Juridique : Comment avez-vous été amenée à travailler sur ce sujet de thèse ?

Marie Cartapanis : J’ai toujours souhaité embrasser une carrière universitaire. Réaliser un doctorat permettait d’y accéder. Quant au sujet, j’ai d’abord découvert le droit de la concurrence en master. J’ai été séduite par son aspect interdisciplinaire, et notamment par les liens étroits que ce droit entretient avec l’économie. À l’époque, j’étais intéressée par les problématiques liées au logiciel libre. J’y ai consacré mon mémoire de Master II et je me suis aperçue que je concluais systématiquement mes travaux sur les questions d’innovation. J’ai donc étendu mes recherches à ce sujet, tout en gardant une forte appétence pour le monde numérique. Le sujet « Innovation et droit de la concurrence » était dès lors tout trouvé.

Ma thèse a été soutenue en décembre 2017. J’ai été honorée de plusieurs prix de thèse avant le prix Vogel, et notamment le premier prix de thèse de la faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille et le prix de la fondation Varenne (prix Joinet), lequel m’a d’ailleurs permis de publier mon ouvrage aux éditions LGDJ en 2018.

L’obtention du prix Vogel m’honore par son prestige, lié à la réputation du cabinet et à celle de ses associés fondateurs, en particulier par les liens qu’il tisse en permanence entre la théorie et la pratique du droit. C’est en effet un prix dont le jury est composé de praticiens du droit. Or l’enjeu était certes de proposer une recherche académique – puisque celle-ci m’a ouvert les portes de la carrière universitaire –, mais qui devait rester en contact avec la pratique du droit de la concurrence. Et par l’attribution de ce prix par un jury prestigieux, je suis tentée de croire que je suis parvenue, au moins en partie, à relever ce défi…

Actu-Juridique : Quel est l’apport de votre travail quant à la connaissance des relations qui unissent – ou désunissent – l’innovation et le droit de la concurrence ?

Marie Cartapanis : Ce travail nécessitait dans un premier temps de définir l’innovation, car, en droit, et malgré la diversité des références à l’innovation, la notion est mal cernée. Parce qu’elle est un mouvement, sa définition sera toujours imparfaitement uniforme. Et d’ailleurs, il n’existe aujourd’hui aucune définition juridique de l’innovation. Sur ce point, j’ai proposé deux éléments clés pour caractériser juridiquement l’innovation : elle est un résultat marchand (un produit, un procédé, ou une méthode de commercialisation ou d’organisation) et un processus marchand (elle suppose la mise en œuvre d’actions multiples, de la part d’acteurs divers, avant d’être introduite sur le marché).

Ensuite, il fallait la confronter au droit de la concurrence, entendu, dans ma thèse, comme le droit des ententes, des abus de position dominante, des concentrations et des aides d’État. Pour cela, j’ai axé mes recherches sur plusieurs secteurs, en particulier le digital et le secteur pharmaceutique, et j’ai identifié deux éléments d’analyse, qui fondent d’ailleurs le plan de l’ouvrage : la singularité de l’innovation pour le droit de la concurrence, et la promotion de l’innovation par le droit de la concurrence.

Mais la rencontre de l’innovation et du droit de la concurrence fait largement débat. D’un côté, elle induit un paradoxe : l’innovation est perçue à la fois comme le facteur et le résultat d’un marché concurrentiel, et comme une arme potentiellement anticoncurrentielle parce qu’elle peut conduire à des comportements illicites sur les marchés. D’un autre côté, l’Union européenne fait de l’innovation l’un de ses objectifs majeurs.

La thèse avait donc pour objectif d’identifier les points de contact entre l’innovation et le droit de la concurrence, pour proposer une étude juridique raisonnée sur ce sujet controversé.

Il me semblait nécessaire de confronter à l’innovation les outils fondamentaux du droit de la concurrence et, notamment, le marché pertinent, c’est-à-dire le contexte économique dans lequel s’inscrivent les entreprises considérées. C’est une étape essentielle pour savoir si une entreprise sera confrontée ou non au droit de la concurrence. Or l’exercice de délimitation du marché pertinent se heurte à des situations où les produits ne sont pas encore sur le marché, ni identifiables. Dans ce cadre, je montre qu’il faut tenir compte, en matière d’innovation, des marchés à caractère biface. Par exemple, LinkedIn propose deux formules : l’une payante, l’autre gratuite. Ainsi, les utilisateurs de la formule « Premium » paient pour ceux de la formule gratuite. Mais ils y ont intérêt car plus le réseau comprend d’utilisateurs, plus il prend de la valeur. Ainsi, le prix du service rendu est structuré sur deux marchés. Et on ne peut pas séparer un marché de l’autre. C’est l’économie des plateformes. Il y a quelques années, le juge français avait sanctionné Google Maps pour des « prix abusivement bas ». Cette décision a ensuite été annulée, car elle ne prenait pas en compte la spécificité de ces marchés bifaces. Leur prise en compte enrichit et précise les pouvoirs de marché dont disposent les entreprises dans ce type de secteur.

Les difficultés apparaissent également au stade de l’analyse des restrictions de concurrence. Alors que la faute concurrentielle se définit, en droit de la concurrence, par ses effets sur le marché, la littérature économique n’offre pas de réponse univoque sur les liens entre comportements des entreprises, taille des entreprises et innovation. Le degré de concurrence optimale et la nocivité de certains comportements peinent à être évalués. De même, lorsque les droits de propriété intellectuelle entrent en jeu, l’affaire se corse : ces droits sont souvent perçus comme antagonistes avec le droit de la concurrence. Je me suis donc attachée à démontrer qu’il ne s’agissait que d’un paradoxe apparent, que les objectifs du droit de la concurrence et ceux de la propriété intellectuelle étaient complémentaires. Le droit des concentrations présente des difficultés similaires, à propos de ce qu’on appelle aujourd’hui les « killers acquisitions » ou « concentrations consolidantes », qui consistent, pour une grosse firme, à racheter une petite entreprise innovante.

Mais, malgré cela, l’application du droit européen de la concurrence joue déjà un rôle actif dans la promotion de l’innovation. Il permet de lutter contre les captations de rentes issues de l’innovation et contribue à la circulation de l’innovation et, donc, à la diffusion des connaissances scientifiques ou technologiques parmi les entreprises. On peut citer l’affaire Microsoft, par exemple : Microsoft a été condamné pour abus de position dominante parce que la firme portait atteinte au développement technique. Windows s’est servi de sa position dominante sur le marché des systèmes d’exploitation pour tenter d’imposer un lecteur multimédia qui, pourtant, n’était pas particulièrement innovant. La force de frappe de Windows a eu pour effet d’éliminer les concurrents dans le domaine des lecteurs multimédias, quand bien même ils étaient plus innovants… La contribution du droit de la concurrence à l’innovation se manifeste également dans le cadre de l’encadrement des aides d’États, des accords de normalisation (par exemple pour l’élaboration d’une norme de télécommunications telle que la 4G ou la 5G), des accords de regroupement de technologies.

Ensuite, le droit européen a su renouveler ses méthodes d’application. Il intervient désormais de plus en plus a priori, non pour sanctionner les restrictions à l’innovation mais pour les éviter. Par exemple, le développement du droit souple ou encore la procédure d’engagements, qui permettent aux entreprises de proposer à la Commission des engagements de nature à assurer la compatibilité de l’opération de concentration envisagée ou la licéité d’une pratique, sont des révélateurs de cette volonté d’agir plus en amont de la sanction. L’équilibre entre l’incitation et la circulation de l’innovation se dessine alors, en accord avec les entreprises.

J’ai toutefois montré que ces outils ne sont pas exempts de limites et le droit européen de la concurrence doit se renouveler. Cela doit conduire à une réflexion plus globale, notamment sur les finalités du droit de la concurrence et son critère principal, à savoir le « bien-être du consommateur ». Si le droit de la concurrence constitue un pilier de l’Union européenne, lui assigner un rôle de promotion de l’innovation fait naître des inquiétudes. Ce renouvellement doit être concilié avec les garanties fondamentales, telles que la sécurité juridique ou l’effectivité du droit. Tout cela témoigne de l’ampleur des débats à venir.

Actu-Juridique : Votre thèse a été soutenue en 2017. Comporte-t-elle des éléments qui ont été depuis mis en application ?

Marie Cartapanis : Depuis 2018, beaucoup de progrès ont été faits. Je pense que l’on peut en citer quatre. L’une des idées que je soutiens dans ma thèse, selon laquelle ce qui est important c’est la possibilité pour certaines entreprises d’entrer sur le marché, la « contestabilité » du marché, a été reprise dans le règlement européen sur le Digital Market Act. L’évaluation du pouvoir de marché des entreprises ne passe pas nécessairement par les parts de marché, qui est un critère mal adapté à l’innovation. Ensuite, beaucoup de progrès ont été réalisés sur la question des marchés bifaces : les affaires Google Shopping ou Google Android montrent que les autorités de concurrence ont pleinement pris conscience des particularismes de ces modèles économiques et les intègrent pleinement au droit de la concurrence. Cette analyse des grandes plateformes est également présente dans le projet de refondation des méthodes de délimitation du marché pertinent qui vient d’être publié. Troisièmement, le droit européen de la concurrence, associé au travail de l’Autorité française de la concurrence, a mis en place des mécanismes de contrôle des opérations de concentration par lesquelles les grandes entreprises rachètent les petites entreprises innovantes. Quatrièmement, le droit de la concurrence tient désormais compte des restrictions à l’innovation dans le contrôle des concentrations. Ce fut par exemple le cas lors de la concentration Dow/Dupont, dans laquelle la Commission européenne a directement identifié les risques qu’elle allait engendrer pour la stimulation de l’innovation.

Toutefois, beaucoup des questions restent bien sûr en suspens et le sujet continue de m’animer, particulièrement du point de vue du respect des droits fondamentaux des entreprises.

Actu-Juridique : Que représente pour vous cette récompense ?

Marie Cartapanis : C’est d’abord la reconnaissance des cinq ans de travail de recherches. La thèse est un travail universitaire long et exigeant. C’est une reconnaissance, aussi, de l’intérêt de ma recherche et du sujet que j’ai porté. Le prix Vogel a ceci de particulier qu’il est décerné par un jury composé de praticiens. Cela est très important à mes yeux, car nous avons parfois tendance à déconnecter le monde académique et le monde de la pratique et je suis convaincue de l’utilité et de l’étroitesse des liens entre ces deux mondes. La pratique nourrit la recherche, laquelle, à son tour, nourrit la pratique. Cela montre que ce que l’on produit en tant qu’universitaire est utile au quotidien. D’ailleurs, nous allons mettre en place des séminaires et des conférences avec l’Association française des juristes en entreprise pour travailler de concert. Cela permet de donner de la visibilité aux travaux de recherche menés avec mes collègues du Centre de droit économique de l’université d’Aix-Marseille.

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