Je m’en vais mais l’État demeure : l’actualité politique et judiciaire 2016-2019 revue par la jeune génération surdouée du théâtre documentaire

Publié le 28/02/2019

La compagnie Le Royal Velours menée par le jeune auteur, metteur en scène et acteur Hugues Duchêne, joue une pièce constamment en cours de réécriture sur une sélection de l’actualité politique et judiciaire démarrant en septembre 2016. Au Off d’Avignon de l’été 2018, dans le Théâtre du Train bleu, les spectateurs avaient pu assister à une véritable performance deux heures durant ; elle s’est enrichie, au Théâtre de Vanves en février 2019, de plus d’une heure de nouvelles répliques. L’actualité ayant peu de chance de ralentir d’ici les prochaines représentations à La Scala de Paris en mai, le spectacle pourrait se prolonger encore pour le plus grand bonheur des spectateurs, notamment juristes.

La pièce s’ouvre sur un plateau sans décor, une batterie en fond de scène côté cour, des portants d’habits et quelques chaises de part et d’autre, un ordinateur et piano électronique côté jardin, un grand écran en fond de scène, et tous les acteurs qui attendent que les spectateurs prennent place pour une expérience théâtrale qui a duré plus de trois heures, à Vanves, en février 2019. Après un préambule évoquant une scène semblant avoir été vécue par Hugues Duchêne avec le directeur du théâtre du Rond-Point, vient s’afficher sur l’écran le mot « Contrat » et petit à petit des articles successifs. Le juriste se délecte d’emblée :

Article 1. Cette pièce commence en septembre 2016. Et se finit à la date où elle est jouée.

Article 2. Un an de vie réelle est égal à une heure de spectacle.

Article 3. On y traite de l’actualité. Et de l’évolution politique du pays.

Article 4. La pièce est régulièrement réécrite.

Article 5. Le point de vue adopté est celui de l’auteur ; il est subjectif et probablement tronqué.

Article 6. Tout est vrai. Sauf ce qui est faux.

Hugues Duchêne a réuni les jeunes comédiens qu’il a rencontrés à l’Académie de la Comédie-Française, laquelle offre chaque année depuis 2009 un complément de formation à six diplômés d’écoles supérieures d’art, sélectionnés par l’administrateur général. Je m’en vais mais l’État demeure, sa quatrième pièce, s’inscrit dans la logique de ses précédentes : Fiction Off (sur l’affaire Polanski), Assemblée nationaleTroisième étage (sur l’approche des élections législatives de 2012 par les socialistes) et Le Roi sur sa couleur (sur les liens entre l’art et le pouvoir et l’éviction d’Olivier Py de l’Odéon) que la compagnie Le Royal Velours continue de jouer parallèlement.

Hugues Duchêne exploite, à travers son propre parcours, intime parfois, de jeune homme écartelé entre l’attrait évident pour la politique, nourri aux jeunesses socialistes – et brièvement à Sciences Po Lille – et sa vocation quoique déjà – ou faussement – désabusée pour le théâtre, sa vision du pouvoir en plein exercice qui dérape parfois sous ses yeux, qui peuvent être aussi les nôtres. C’est un surdoué, simultanément modeste et exalté. On le surprend parfois murmurant, depuis les escaliers de la salle utilisés en prolongement du plateau, les répliques de sa troupe, peut-être réécrites la veille.

Car c’est un véritable tour de force, d’écriture, de jeu et de mise en scène. Chaque acteur enchaîne en permanence différents personnages, et non des moindres, puisque c’est l’actualité politique de premier plan qui est reproduite par touches successives et morceaux choisis : par exemple, Théo Comby-Lemaître passe talentueusement en quelques secondes d’un Emmanuel Macron précieux à Fufu, l’ami de dix ans, devenu adjoint du capitaine du canton de Calaisis (en activité dans la « jungle de Calais ») gay et « partisan du retour à l’État fort » ; Laurent Robert est aussi désopilant en François Hollande qu’en Maître Dupont-Moretti ; Pénélope Avril incarne la maire de Calais avec brio, et se transforme en Ruth Bader Ginsburg inspirée1, puis en jeune électrice trumpiste ; Vanessa Bile-Audouard est aussi convaincante en Christine Angot que quand elle joue Hugues Duchêne ; Gabriel Tur manie avec autant d’aisance les baguettes de la batterie que le coup de poing « à la Benalla » ; Marianna Granci se métamorphose en une Brigitte Macron plus vraie que nature, même si on la préfère chantant en brésilien sur quelques notes d’ukulélé joué par Hugues Duchêne qui incarne le plus souvent son propre rôle. Et ainsi s’entrecroisent, dans un rythme soutenu, des scènes à la fois comiques et emblématiques de l’actualité française, ponctuées de quelques respirations personnelles mais non détachées du politique, au Brésil et aux États-Unis – notamment le jour de l’élection de Donald Trump.

L’actualité judiciaire est au cœur du spectacle : sont successivement évoqués le procès des antifascistes, d’Abdelkader Merah, l’affaire Weinstein, les procès de Jawad Bendaoud, de Carlos et de Georges Tron. Les montages sont extrêmement inventifs et comportent plusieurs niveaux de lecture. Tout en pointant ce qui est intéressant politiquement dans les affaires, le monde judiciaire est parfaitement décodé et finement parodié – tout comme le monde du théâtre – à commencer par une galerie de portraits, pas toujours flatteurs, des avocats pénalistes parisiens les plus en vue – et stars de la conférence Berryer de 2013 – et leurs relations avec leurs clients (ce qu’il faut dire et ne pas dire comme entre Antonin Bernanos et son conseil Arié Alimi ou l’impossibilité de calmer un client en pleine audience comme Jawad Bendaoud) ou leur vision de la justice – « faire digérer la société ». Le propos se fait à l’occasion volontiers didactique pour mieux souligner le caractère inédit de certains épisodes judiciaires (par exemple la déposition du juge d’instruction Christophe Teissier dans l’affaire Merah ou la révélation par Maître Dupond-Moretti de la conversation du président de la cour d’assises Régis de Jorna avec les avocats du procès de Georges Tron, trahissant la « foi du palais »), que seul un public averti peut pleinement apprécier.

L’affaire Benalla fait évidemment l’objet de l’actualisation de la pièce jouée en février, affaire à rebondissements incessants qui est un vrai défi pour la suite de l’écriture de la pièce, laquelle ne laisse pas de place à l’improvisation2.

Ponctuellement, des essayistes contemporains polémistes sont convoqués – le géographe Christophe Guilluy dans un échange sous forme de flash-back à l’Élysée avec Nicolas Sarkozy3, l’économiste atterré Frédéric Lordon, un débat France culture avec Jacques-Alain Miller et Christine Angot – mais aussi des chroniqueurs judiciaires et jusqu’à un éditeur juridique !

L’originalité supplémentaire provient notamment d’une sélection des affaires toute personnelle à son auteur car nourrie par sa propre implication dans les salles des palais de justice, les meetings politiques d’Emmanuel Macron ou de François Fillon, les manifestations des gilets jaunes, les marches mémorielles et même l’infiltration d’une section locale du Rassemblement national, autant d’événements photographiés, filmés, documents projetés sur l’écran et proposant ainsi de doubler l’image officielle – comme le discours du président Emmanuel Macron du 16 janvier 2018 à Calais – d’une manière de la décoder.

Hugues Duchêne se place dans la filiation du théâtre documentaire tel qu’il avait été imaginé par Erwin Piscator et concrétisé notamment pour L’Instruction – évoquant le procès de plusieurs responsables d’Auschwitz – de Peter Weiss en 1965 et aujourd’hui par quelques dramaturges ou metteurs en scène comme Nicolas Lambert – notamment Elf France-Afrique.

Quand la pièce s’arrête, presque à la date du spectacle, on se réjouit du concept qui offre l’assurance que l’on pourra à nouveau applaudir la compagnie dans une représentation encore plus longue.

La compagnie Le Royal Velours

Margot L’Hermite

Notes de bas de pages

  • 1.
    La juge à la Cour suprême des États-Unis est mise en scène donnant une réplique dans La fille du régiment de Donizetti au John F. Kennedy Center, représentation qui a vraiment eu lieu en novembre 2016, Ruth Bader Ginsburg (sujet du récent film biographique Une femme d’exception de Mimi Leder) assumant le rôle parlé de la Duchesse de Krakenthorp.
  • 2.
    Comme cela a par exemple été expérimenté à l’automne 2018 à la Comédie-Française dans La Nuit des Rois ou tout ce que vous voudrez de Shakespeare, mise en scène par Thomas Ostermeier, avec quelques respirations constituées de courtes improvisations reposant sur l’actualité politique et juridique française, différentes à chaque représentation.
  • 3.
    Son livre Fractures françaises, qui a théorisé le concept de « France périphérique », aurait inspiré le candidat Nicolas Sarkozy, que l’auteur géographe controversé a rencontré plusieurs fois.
LPA 28 Fév. 2019, n° 143b8, p.15

Référence : LPA 28 Fév. 2019, n° 143b8, p.15

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