La justice au cinéma et le cinéma devant la justice : le miroir à deux faces (l’exemple de Grâce à Dieu et d’Une intime conviction)
Juger et filmer sont deux activités ontologiquement différentes qui peuvent parfois se confronter. Lorsque l’intérêt général, affiné à la protection de la jeunesse, est défié par le contenu d’un film, c’est le visa cinématographique qui peut être contesté devant le juge administratif. Lorsque le film affecte les droits d’une personne privée, c’est le juge judiciaire qui se retrouve compétent. Grâce à Dieu et Une intime conviction se situent dans cette deuxième possibilité concernant paradoxalement deux films judiciaires.
Les interactions entre justice et cinéma n’auront jamais été aussi éclatantes qu’avec les sorties concordantes d’Une intime conviction d’Antoine Raimbault (France, 2019) et de Grâce à Dieu de François Ozon (France, 2019) respectivement les 6 et 20 février derniers.
Les deux films traitent en effet de deux grandes affaires judiciaires récentes et ont tous deux été attraits devant des tribunaux de grande instance à quelques jours d’écart, en raison justement de leurs sujets judiciaires et du défaut de dissimulation des vrais noms des protagonistes1.
Cependant, cet effet de miroir entre salles d’audience et salles obscures reste rare lorsqu’il s’agit de films de procès. La censure cinématographique, qu’elle soit administrative ou juridictionnelle, évoque en effet intuitivement la censure morale2. Le poids des indéfinissables bonnes mœurs a ainsi menacé l’avenir commercial de nombreuses œuvres. Dès lors que la sortie d’un film « est précédée d’une odeur de soufre »3, notamment par son caractère violent ou ses scènes de sexe, il est en effet à craindre que le film se retrouve sous le coup d’un visa restrictif4 ou sur le banc des accusés5.
Pourtant, Grâce à Dieu et Une intime conviction ne contiennent aucune des scènes licencieuses qui justifient traditionnellement d’une présentation à la barre.
Une intime conviction s’inscrit en effet clairement dans la lignée des films judiciaires en retraçant le procès d’assises en appel d’un professeur de droit, Jacques Viguier, accusé du meurtre de sa femme6. Grâce à Dieu s’attarde quant à lui sur les prémisses d’une enquête policière en focalisant son propos sur les révélations des victimes d’actes pédophiles commis au sein du diocèse de Lyon par un prêtre.
Tandis que la caméra scrute le banc de l’accusé, balaie le visage des jurés et s’impose face aux témoins dans l’un, elle se pose en témoin discret et silencieux de la libération de la parole dans l’autre.
La boucle judiciaire – quasi inédite pour ce genre de films – dans laquelle les deux œuvres ont été plongées, a finalement été brisée à la faveur du respect de la liberté de création et d’expression.
Pourtant, la potentielle interdiction de ces films, qui sont tous deux restés suspendus pendant quelques jours à la décision d’un juge, réactive les interrogations relatives à la « censure » cinématographique et à son régime juridique. La surveillance du contenu des œuvres dépend en effet de l’intervention de l’Administration, puis la justice n’intervient qu’éventuellement. Ce risque d’interdiction pose plus généralement la question de la prise en compte d’un éventuel délai permettant le traitement cinématographique d’un sujet judiciaire. Également, il interroge les limites de la fiction à l’aune du respect des grands principes juridiques.
Enfin, et par-delà les tourments judiciaires dans lesquels ont été entraînés les deux films, leur visionnage invite surtout le spectateur à une réflexion profonde sur ce qu’est la justice. Si le juré, selon les termes de l’article 353 du Code de procédure pénale, doit s’interroger « dans le silence et le recueillement », la victime doit, sous la menace de la prescription des faits7, absolument s’exprimer.
La double interpellation – du prétoire et du spectateur – et la double interprétation – du silence et de la parole – qui ressortent des films nécessitaient pour le juriste de s’intéresser de près à leurs contenus et d’appréhender ce nouveau régime juridique de la bonne administration du cinéma judiciaire.
I – Quand la justice s’empare du cinéma
Les habitués des salles obscures savent à quel point ces dernières aiment à dépeindre le cadre des salles d’audience, y trouvant ainsi une source inépuisable de scénarios ou leur permettant de faire la part belle aux documentaires8. On renverra ici le lecteur aux grands films d’André Cayatte9, de Fritz Lang10, de Sidney Lumet11 ou encore de Costa-Gavras12 et aux documentaires de Raymond Depardon notamment13.
Les salles d’audience ne sont à l’inverse pas les terrains privilégiés pour contrôler ce qui se passe dans les salles obscures, qui sont loin d’être affranchies de tout contrôle, ce dernier étant assuré par l’Administration14.
Ce n’est donc pas en premier lieu la justice qui s’empare du cinéma mais l’Administration. Pourtant, le juge joue un rôle secondaire, en intervenant parfois en aval de la délivrance du visa d’exploitation15. Le juge compétent est alternativement le juge administratif lorsque le visa est contesté et le juge judiciaire lorsque ce sont les producteurs qui sont assignés.
A – L’Administration : instrument premier de mesure (ou de censure) des œuvres cinématographiques
Il faut en effet rappeler, si ce n’est marteler, que la décision d’exploitation d’un film et par conséquent de sa potentielle projection publique dans des salles de cinéma générales n’est jamais d’origine judiciaire.
C’est en effet une autorité administrative, à savoir le ministère de la Culture, qui délivre les visas d’exploitation cinématographique et ce, à l’issue du visionnage des films par les comités de classification. Les films font donc bien l’objet d’une autorisation préalable mais cette dernière résulte de l’activité d’autorités administratives et non juridictionnelles.
On parle à cet égard du pouvoir de police administrative dont le but est d’éviter ou de faire cesser les troubles à l’ordre public16. Elle se décline en un pouvoir de police générale ou de police spéciale. La police du cinéma appartient à cette dernière catégorie.
La terminologie employée – police – permet également de souligner le lien ténu qui relie l’autorisation préalable, terme neutre, à la censure, terme plus connoté et controversé.
L’autorisation préalable est pourtant un instrument de mesure d’une œuvre pour connaître son impact potentiel sur le public et plus particulièrement sur le jeune public. Même si l’objectif est de protéger, c’est bien une censure qui peut résulter matériellement du visionnage du film se traduisant, au pire, par une interdiction de visa et par conséquent d’exploitation, au mieux par une interdiction en fonction de certaines tranches d’âges17.
À cet effet, tout film, quelle que soit son origine ou sa durée, doit obligatoirement être présenté préalablement aux comités de classification, puis, le cas échéant, à la commission de classification pour pouvoir bénéficier de projections publiques. Les modalités de fonctionnement des comités et de la commission de classification sont fixées par les articles R. 211-1 à R. 211-48 du Code du cinéma et de l’image animée.
L’articulation entre la compétence des comités et la commission s’explique par le rôle de filtre dont font office les comités. La commission n’est en effet saisie qu’au vu du rapport établi par les comités. Par exemple, elle ne sera saisie que si au moins deux membres des comités se prononcent en faveur d’une mesure de restriction. A contrario, si l’œuvre est considérée comme autorisée à tous publics à l’unanimité, alors la commission n’est généralement pas saisie. Il faut préciser que les visas délivrés peuvent être assortis d’une interdiction relative à l’âge des spectateurs. C’est en effet autour de cet impératif de protection de la jeunesse que gravite et repose ce système d’autorisation préalable de diffusion ou qu’il est affiné18. C’est d’ailleurs l’esprit dans lequel baigne le Code du cinéma et de l’image animée en son article L. 211-1 lorsqu’il précise que « ce visa peut être refusé ou sa délivrance subordonnée à des conditions pour des motifs tirés de la protection de l’enfance et de la jeunesse ou du respect de la dignité humaine ».
En l’occurrence, les films commentés dans ces lignes avaient reçu les visas d’exploitation mention « tous publics »19.
B – Le juge administratif : relais modérateur (ou censeur) dans les modalités de diffusion des films
Les éventuelles interactions entre la justice et le cinéma se produisent logiquement lorsque le visa, qui fait office de décision administrative, est contesté20. Ce contentieux relève alors naturellement de la compétence de la juridiction administrative et démontre que l’appréciation d’une œuvre cinématographique par le juge se fait en respectant un schéma chronologique précis qui ne peut s’abstraire de l’intervention de l’autorité administrative en amont21. Le poids de la décision de justice n’est cependant pas négligeable. Elle peut en effet avoir un effet dévastateur, ou salvateur, sur sa diffusion en salles, puisque de son contrôle peut résulter l’octroi d’un visa plus restrictif ou, au contraire, permettre la diffusion d’un film interdit22.
À cet égard c’est toute une filmographie administrative qui se dessine avec les films Baise-moi, Love, Nymphomaniac, La vie d’Adèle, Antichrist, Saw 3D, Ken Park, BangGang, ou encore plus récemment Sausage Party qui auront tous connu l’enceinte d’un prétoire de l’ordre juridictionnel administratif après leurs dates officielles de sortie au cinéma23. Certains ont ainsi pu perdre leurs visas ou s’être vu attribuer un nouveau seuil d’interdiction. Il peut cependant être souligné qu’au regard des plates-formes de téléchargement illégal ou des services de vidéo à la demande, ces interdictions ou ces restrictions sont certainement à relativiser. Elles gardent tout de même un impact important sur la diffusion en salles.
La célèbre association Promouvoir permet, dans cette perspective, de nourrir un contentieux administratif cinématographique conséquent en se positionnant sur une ligne directrice claire et qui lui est propre : toute scène violente, moralement et sexuellement, justifie un recours pour excès de pouvoir du visa cinématographique.
Toutefois, même si la morale peut être un élément intégré au contrôle purement administratif, le juge administratif a pu préciser « que seuls des motifs tirés de l’intérêt général peuvent, en principe, justifier que la liberté d’expression puisse être limitée »24.
La question de l’interdiction se pose en d’autres termes lorsque le film relate des faits réels et porte atteinte à l’image, à l’honneur ou aux droits des personnes concernées. Ce n’est alors plus l’intérêt général qui est à protéger mais l’intérêt personnel. Le Conseil d’État a déjà eu l’occasion de se prononcer sur ce cas reliant intérêt personnel et ordre public en précisant que l’interdiction serait justifiée si « l’œuvre cinématographique porte une grave atteinte aux droits fondamentaux des personnes mises en cause dans le film, dans des conditions telles que l’ordre public en serait affecté »25.
Grâce à Dieu et Une intime conviction auraient-ils alors pu être interdits à la source au regard d’une atteinte éventuelle aux droits des personnes mises en cause dans le film quand il s’agit de respecter la vie privée ou la sérénité des débats judiciaires ?
Le juge administratif a pu préciser sa position assez tôt. Il s’agit là du contentieux ayant concerné le film Les noces rouges de Claude Chabrol (France, 1973). Le ministre de la Culture avait en effet différé l’octroi du visa d’exploitation au regard des interactions entre le contenu du film et le procès en cours. La haute juridiction administrative avait relevé « qu’ainsi lorsque la représentation publique d’un film cinématographique, eu égard notamment à la référence faite à des éléments d’un procès criminel en cours ou à des personnes qui y sont en cause, comporte le risque sérieux d’apporter un trouble grave à la sérénité de l’appréciation des faits par la juridiction devant laquelle le procès est porté, le ministre est fondé à prendre les mesures restrictives que rend nécessaires la protection des droits et intérêts essentiels des parties ». Le juge rappelle notamment « que le scénario des Noces rouges emprunte ses situations et ses personnages à ceux d’une affaire criminelle dont la solution judiciaire n’était pas intervenue lorsque la commission de contrôle (…) [a] été appelé[e] à se prononcer »26.
L’accent est ainsi mis sur la protection des droits des accusés qu’une projection publique antérieure au verdict aurait pu préjudicier. La question de l’articulation et de la conjugaison entre respect au droit à un procès équitable et liberté de création semble alors avoir été réglée par le Conseil d’État lorsque l’interaction est immédiate et concordante. A contrario, un procès clos ou un procès à venir empêcheraient-ils un report de visa ou une interdiction de diffusion ?
La question n’a pas été tranchée par la haute juridiction administrative mais vient de l’être par la juridiction judiciaire. En effet, les visas d’exploitation des films Grâce à Dieu et Une intime conviction n’ont absolument pas été contestés.
Il s’agissait précisément pour les demandeurs de s’attaquer directement au contenu préjudiciant potentiellement les droits des personnes concernées. Ces droits étaient reliés au respect de la présomption d’innocence, des droits de la défense ou de la protection de la vie privée.
C – Le juge judiciaire, un interlocuteur secondaire dans la protection de la liberté de création
La compétence générale de la juridiction judiciaire concernant la diffusion des œuvres cinématographiques dépend de l’objet de la contestation. Si le visa est attaqué, alors les juridictions administratives restent compétentes. Si au contraire, ce sont les sociétés de production ou le réalisateur qui sont assignés, alors le juge judiciaire retrouve sa compétence27. En général les demandes d’interdiction concernent la diffusion de documentaires ou de reportages et non de films28. En l’espèce, ce sont bien dans les deux cas les producteurs des films qui se sont retrouvés assignés devant les tribunaux de grande instance de Lyon et de Paris.
Les litiges sont en effet nés des choix artistique et/ou politique des deux réalisateurs. Ils n’ont ainsi pas dissimulé ces deux grandes affaires médiatiquement et immédiatement connues, sous le poids intégral de la fiction. Les noms et les situations sont donc principalement ceux des personnes concernées dans la vie réelle.
Les limites de la fiction ayant été posées, la frontière avec les éventuelles atteintes à la présomption d’innocence, au droit à un procès équitable ou au respect de la vie privée n’était ainsi pas évidente à connaître. Si la temporalité est connue, puisque pour l’un le procès est terminé, et pour l’autre le procès est à venir, cette divulgation des noms restait un problème.
La présomption d’innocence est un principe général du droit énoncé à l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Il est consacré au sein de l’article préliminaire du Code de procédure pénale ainsi qu’à l’article 9-1 du Code civil. Ce principe signifie qu’une personne ne peut pas être considérée comme coupable avant d’avoir été jugée comme telle par une juridiction et alors même que cette personne est suspectée de la commission d’une infraction.
La protection de la vie privée est quant à elle affirmée en 1948 par la Déclaration universelle des droits de l’Homme des Nations unies en son article 12. En droit français, l’article 9 du Code civil dispose que « toute personne a droit au respect de sa vie privée ». Sa protection a notamment été étendue grâce à la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le fondement de la liberté personnelle garantie par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 178929.
La liberté d’expression, c’est-à-dire le droit de chacun d’avoir une opinion et des idées et de les exprimer par n’importe quel moyen et sous n’importe quelle forme, est consacrée quant à elle au sein de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 et à l’article 10 de la CESDH ainsi qu’à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen en ces termes : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Cette liberté comporte dès sa proclamation ses limites. Elle n’est donc pas absolue et peut être remise en cause30. Concernant les œuvres de fiction, cette liberté trouve en effet de potentielles barrières.
Quels sont les éléments qui pouvaient alors poser un problème juridique dans les deux films ?
Dans le cas d’Une intime conviction, un second procès à charge se déroule en effet sous les yeux des spectateurs, non pas à l’égard de l’accusé, Jacques Viguier, mais à l’égard de l’amant de Suzanne Viguier (Olivier Durandet). Le film retransmet en effet une partie des écoutes téléphoniques récoltées au cours de l’enquête à l’époque, et qui résonnent comme clairement à charge. Olivier Durandet a alors assigné en justice le distributeur et le producteur du film pour obtenir son interdiction de diffusion, alors que le film était déjà sorti, « sur le fondement d’une atteinte à la vie privée par la reproduction des conversations téléphoniques intimes ». L’ordonnance rendue par le tribunal de grande instance de Paris a pourtant rejeté la demande en constatant « l’absence d’atteinte à la vie privée, les faits traités étant notoires ».
Dans le cas de Grâce à Dieu, le prêtre mis en cause pour les actes pédophiles dénoncés n’a toujours pas été jugé alors que son nom est explicitement cité tout au long du film. Le cardinal Barbarin a quant à lui, effectivement été condamné pour non-dénonciation d’abus sexuels sur mineurs de moins de 15 ans mais cette condamnation est intervenue le 7 mars 2019, soit quelques semaines après la sortie du film. Le réalisateur François Ozon a ainsi été assigné en référé par l’un des avocats du père Preynat. Le juge va rappeler que « s’agissant d’une œuvre de l’esprit dont le retrait est demandé, même à titre temporaire, avant sa diffusion, le demandeur doit démontrer le risque d’une atteinte grave et manifeste à ses droits ne pouvant être réparé par une autre mesure ». Le juge des référés va utiliser un argument temporel à plusieurs titres pour justifier l’absence d’interdiction. Il va d’abord reconnaître que le procès de Bernard Preynat, mis en examen pour atteintes sexuelles sur mineurs de 15 ans, n’est ni fixé ni prévu à une date proche au regard de la date de sortie du film.
De plus, un report de sortie du film « pourrait à l’évidence conduire, compte tenu des divers recours possibles, à ne permettre la sortie que dans plusieurs années ». Ces conditions « porteraient atteinte à la liberté d’expression et de création » et « créeraient des conditions d’exploitation économiques insupportables ». Elles comprennent notamment le coût de la promotion, cette dernière étant déjà arrivée à son terme, à la veille de la sortie du film. Ce dernier argument peut paraître très étonnant mais reste extrêmement pragmatique, tout comme l’analyse des éléments du film qui ne dévoilent d’ailleurs rien de ce qui a pu déjà paraître dans la presse.
La notoriété des faits et la nécessaire préservation de la liberté d’expression ont donc permis de faire barrière aux interdictions de diffusion de ces films a priori et a posteriori.
De plus, les réalisateurs s’étaient eux-mêmes prémunis d’éventuelles attaques à l’aide de « cartons », qui sont des encarts écrits donnant des indications à l’ouverture ou à la fin d’un film. En l’espèce, ils servaient à préciser le contexte judiciaire du film et rappelaient l’importance de la présomption d’innocence.
Si ces deux films n’ont finalement pas été interdits et ont été préservés par la justice, ils comportent tous deux des messages forts à l’égard de l’institution judiciaire : une dénonciation de ses dysfonctionnements dans l’un, un éloge de son caractère de réparation dans l’autre.
II – Quand la justice est révélée par le cinéma
Les deux films traitent tous deux du sentiment d’injustice vécu par les victimes et s’abstraient presque des mécanismes juridiques. Le mécanisme juridique n’est que le prétexte à une réflexion sur la justice. La question générale qui guide les deux films est de savoir si le sentiment de justice peut se retrouver apaisé par l’intervention de la justice institutionnelle et si cette dernière est suffisamment efficace. La justice serait ainsi dotée d’une charge symbolique importante qui, par le biais de la reconnaissance publique de ses jugements, permettrait d’apaiser les victimes. Toutefois, cette vision d’une justice déifiée doit être relativisée. On constate en effet une sacralisation de la justice dans Grâce à Dieu, qui prend le relais d’une Église défaillante, et une interrogation sur la justice dans Une intime conviction qui doit s’abstraire d’une opinion publique écrasante.
A – La mise en garde de la place de l’opinion dans une affaire judiciaire
Dans Une intime conviction, le réalisateur crée un seul personnage fictif : Nora. Incarnée par Marina Foïs, convaincue de l’innocence de Jacques Viguier, elle est prête à tout pour démontrer son innocence, au prix même de jeter le discrédit sur un autre personnage de l’histoire : le même Olivier Durandet qui, dans la vie réelle, voulait interdire la diffusion du film. Son caractère obstiné et sa quête obsessionnelle de la justice la perdront.
C’est justement sur ce point que réside le tour de force du scénario : l’effet miroir constant qui est réalisé entre les personnages, la vie réelle et le spectateur.
Le film nous invite en effet à incarner le personnage de Nora, à éprouver de l’empathie pour sa lutte et à ressentir son « intime conviction » qui fait interférer un sentiment subjectif dans l’acte de juger31. Nous devenons Nora. Le film devient alors un combat pour l’image que l’on se fait de la justice : faire acquitter un homme présenté comme innocent. En effet, le dossier de l’accusation est présenté comme insuffisamment fourni en preuves, et pour cause : le corps de Suzanne Viguier, si tant est que cette dernière soit effectivement morte, n’a jamais été retrouvé.
Le film part du postulat que la justice institutionnelle est aveugle devant l’évidence. Pourtant, c’est le personnage principal qui devient aveugle face à son intime conviction et se noie dans ses certitudes.
La recherche de la justice suppose justement une multitude d’angles. Juger n’est pas qu’une question d’opinion, qu’elle soit personnelle ou publique32. L’instruction, phase préliminaire du procès doit d’ailleurs nécessairement se réaliser « à charge et à décharge »33. Le film propose pourtant un seul point de vue. Le personnage de l’accusé par exemple apparaît très peu à l’écran, il ne dispose pas de scènes propres, d’éventuels flash-back qui nous permettraient de comprendre sa personnalité. La question se pose alors de savoir si son silence le rend coupable. Le même parti pris est réalisé concernant l’amant dont les seules écoutes téléphoniques, clairement à charge, nous sont présentées.
Et c’est à partir de ce choix scénaristique volontaire que le film nous renvoie à nos propres faiblesses dans la facilité du jugement et du préjugé qui est fondamentalement différent de l’acte de juger de la part du juge. Nora n’est que le reflet de ce qu’est un spectateur devant une affaire judiciaire. Elle catalyse en effet toutes les passions qui peuvent naître du déroulé d’un procès d’assises.
L’acte de juger est complexe et la solution pour innocenter un accusé n’est pas d’en accuser un autre, également sans preuves. Le personnage principal est renvoyé à ses propres failles, et en miroir à celles du spectateur. Chaque spectateur entre en réalité dans la salle avec sa propre intime conviction, qu’il confirme, au fur et à mesure du film, présenté pourtant sous un seul angle.
La remarquable plaidoirie finale finit par résumer toute cette ambiguïté du doute qui habite une affaire ainsi que les jurés et juges. Elle nous interpelle clairement en nous rappelant la nécessité d’adopter des points de vue multiples et ne pas faire d’un dossier judiciaire « un concours Lépine de l’hypothèse ».
B – L’interrogation sur le rôle du pardon
Grâce à Dieu ne se situe pas au niveau du procès qui n’a d’ailleurs toujours pas eu lieu dans la vie réelle. Le film se concentre plus particulièrement sur l’étape non judiciaire qui a permis de mettre en examen le père Preynat accusé de crimes sexuels sur mineurs de moins de quinze ans : la révélation des faits par les victimes.
Le film se concentre donc sur l’importance de la parole, sur l’amont de l’enquête et sur ce qui la déclenche. On renverra le lecteur au visionnage du film Les chatouilles d’Andréa Bescond (France, 2018) qui réfléchit également sur le long processus de libération de la parole pour un enfant victime d’acte pédophile.
Le film Grâce à Dieu n’est donc pas un film judiciaire proprement dit mais bien un film sur la justice au sens large. La justice se révèle peu à peu, à l’image de poupées russes, qui, au fur et à mesure qu’elles cessent d’être emboîtées les unes aux autres, finiraient par faire éclore la vérité. La parole est en effet d’abord étouffée dans le noyau familial, elle est ensuite minimisée dans le cadre religieux, puis elle est enfin entendue dans le cadre pénal. À cet égard, une réflexion sur le pardon ressort de la vision du film. La parole ne suffirait plus face au crime. Elle sert à libérer, mais elle ne sert pas à pardonner quand elle vient de l’auteur des faits. La place du pardon au sein de la religion en ressort minimisée.
La justice institutionnelle serait ainsi plus efficace pour exorciser les maux subis34. L’étape judiciaire se présente définitivement dans le film comme un secours ultime et rassurant.
Puisque la sanction au sein de l’Église se présente comme impossible face à une institution opaque, imprégnée du culte du silence, le recours à l’institution judiciaire devient la voie nécessaire qui permettra de faire élever la voix de ceux qui se sont tus pendant des années, et ce, des deux côtés.
Grâce à Dieu et Une intime conviction révèlent donc un effet de miroir entre la fiction et la réalité assez complexe. Ils recourent tous deux à la fiction pour mettre en lumière des affaires judiciaires récentes dont le spectateur s’est déjà fait son idée. La frontière avec le documentaire est parfois difficile à trouver, si ce n’est que les noms des victimes ont été changés pour Grâce à Dieu et que le personnage de Nora a été inventé pour Une intime conviction.
Sans doute que le format « film » incite à une plus grande audience que le documentaire. Ce support a certainement permis et permettra à de nombreux spectateurs de s’interroger sur l’institution judiciaire et, osera-t-on dire, se faire leur propre opinion…
Il semble alors qu’au cinéma, la vérité est paradoxalement mieux acceptée lorsqu’il faut un peu trahir la réalité…
La liberté d’information, récemment consacrée par le Conseil d’État pour la diffusion d’un documentaire35, pourrait-elle se voir complétée d’une liberté d’interprétation en matière de films judiciaires ?
Notes de bas de pages
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1.
Ordonnance n° 19/51499 du juge des référés du TGI de Lyon du 18 février 2019 concernant le film Grâce à Dieu ; ordonnance du juge des référés du TGI de Paris du 19 février 2019 pour Une intime conviction.
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2.
Riou A., « L’évolution de la censure cinématographique », LPA 21 juill. 1995, p. 31.
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3.
Flores-Lonjou M. « L’art cinématographique, un art adulte ? Ou la représentation du sexe à l’écran », in Mélanges en l’honneur de Bernard Pacteau, Cinquante ans de contentieux publics, 2018, Mare et Martin, p. 282.
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4.
Guyomar M. et Collin P., « Qu’est-ce qu’un film pornographique ? », AJDA 2009, p. 609.
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5.
Canedo M., « Le Conseil d’État, gardien de la moralité publique ? », RFDA 2000, p. 1282.
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6.
Tardy-Joubert S., « Antoine Raimbault, ou l’éloge du doute », LPA 31 janv. 2019, n° 142m9, p. 3.
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7.
Voir l’article 7 du Code de procédure pénale et la loi n° 2017-242 du 27 février 2017 portant réforme de la prescription en matière pénale.
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8.
Voir Flores-Lonjou M. et Miniato L., « Le procès dans le cinéma français », in Les figures du procès au-delà des frontières, 2014, Dalloz, p. 105-135 ; Jouve E. et Miniato L., (dir.), Chronique judiciaire et fictionnalisation du procès, 2017, Mare et Martin.
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9.
Justice est faite (1950) ; Le dossier noir (1955) ; Nous sommes tous des assassins (1952).
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10.
M le Maudit (1931), J’ai le droit de vivre (1937) ; Furie (1936) ; L’insoutenable vérité (1956).
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11.
Douze hommes en colère (1957).
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12.
Section spéciale (1975) ; Music Box (1989).
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13.
Délits flagrants (1994) ; 10e chambre, Instants d’audience (2004).
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14.
Pour un retour global sur la police du cinéma, lire l’article de Broyelle C., « L’indéfendable police du cinéma », AJDA 2017, p. 1488.
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15.
Ferré R., « Les ciseaux d’Anastasie ont-ils changé de mains ? Le contentieux des visas d’exploitation cinématographique », RDP 2017, p. 1029.
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16.
Une littérature juridique abondante concerne le sujet : voir par exemple : Vitte N. et Douteaud S., « La police du cinéma à l’épreuve de l’ordre moral » in Droit public et cinéma, Connil D. (dir.) et Duvignau J., 2010, L’Harmattan.
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17.
Voir Le Roy M., « De la bonne utilisation de l’interdiction des films aux moins de dix-huit ans », AJDA 2009, p. 544.
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18.
Dounot C., « Les nouvelles règles d’attribution des visas d’exploitation sont-elles plus laxistes que les anciennes ? », AJDA 2018, p. 1457. Voir le décret n° 2017-150 du 8 février 2017 relatif au visa d’exploitation cinématographique.
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19.
Une intime conviction, Visa n° 144215 délivré le 16 novembre 2018 ; Grâce à Dieu, Visa n° 148389 délivré le 1er février 2019.
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20.
L’article R. 311-2 du Code de justice administrative précise que « la cour administrative de Paris est compétente en premier et dernier ressort pour connaître recours dirigés contre les décisions du ministre chargé de la culture relatives à la délivrance ou au refus de délivrance du visa d’exploitation cinématographique aux œuvres ou documents cinématographiques ou audiovisuels destinés à une représentation cinématographique, prises en application de l’article L. 211-1 du Code du cinéma et de l’image animée ».
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21.
Un autre contentieux administratif cinématographique est relatif aux contestations d’arrêtés municipaux visant à interdire la diffusion d’un film sur le territoire de la commune concerné. Voir à ce propos CE, 1959, Sté des films Lutétia, in Long M., Weil P., Braibant G., Devolve P. et Genevois B., Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 21e éd., 2017, Dalloz – Waline M., « Les pouvoirs des maires d’interdire la projection des films », Note sous CE, 14 oct. 1960, Sté les Films Marceau et CE, 23 déc. 1960, Union générale cinématographique : RDP 1961, p. 147.
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22.
Voir à ce propos le contentieux relatif au film Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot, de Jacques Rivette (France, 1975), CE, ass., 24 janv. 1975, n° 72868, Sté Rome Paris-Films.
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23.
CE, 4 mars 2019, n° 417346.
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24.
CE, 9 mai 1990, n° 73681, Bénouville.
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25.
Idem.
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26.
CE, ass., 8 juin 1979, n° 05164.
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27.
Il est à noter qu’une ordonnance n° 14/51822 du 27 février 2014 du TGI de Paris avait interdit la diffusion d’un téléfilm « Une intime conviction » retraçant un procès sur la chaîne Arte qui, selon le tribunal : « s’il n’est pas contesté que le téléfilm est une œuvre de fiction, il apparaît néanmoins que le scénario n’est que la reprise quasi servile de l’histoire du docteur Jean-Louis Muller et du suicide de sa femme » et portait ainsi atteinte à sa vie privée.
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28.
Pour un exemple récent de rejet de demande d’interdiction de diffusion d’un documentaire portant atteinte à la vie privée : TGI Paris, ord. réf., 11 janv. 2018, Mme X c/ SAS FDB Imago et a.
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29.
Mazeaud V., « La constitutionnalisation du droit au respect de la vie privée », N3C 2015, n° 48.
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30.
Verpeaux M., « La liberté d’expression dans les jurisprudences constitutionnelles », N3C 2012, n° 36.
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31.
Voir le rapport de la mission de recherche Droit et justice : Esnard C., Grihom M.-J. et Leturmy L., L’intime conviction : incidences sur les jugements des jurés et magistrats : régulations sociocognitives et implications subjectives, juill. 2015.
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32.
Voir Garapon A., Bien juger, essai sur le rituel judiciaire, 1997, Odile Jacob.
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33.
Voir CPP, art. 81.
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34.
On peut également penser à la justice restaurative qui permet de faire dialoguer victimes et auteurs d’infraction, elle est prévue en France à l’article 10-1 du Code de procédure pénale, Cario R., Justice restaurative. Principes et promesses, 2005, L’Harmattan.
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35.
CE, 5 avr. 2019, n° 417343, Sté Margo, concernant le documentaire Salafistes (France, 2015).