La mort (d)’Agrippine

Publié le 05/04/2019

Théâtre Déjazet

C’est la première fois que La mort d’Agrippine, une des pièces du Cyrano, est jouée ; et c’est à Daniel Mesguich que l’on doit cette résurrection ! L’Edmond d’Alexandre Michalik connaît un succès de boulevard mérité et l’on a dit tout le bien qu’il fallait penser du spectacle de Nicolas Devort : Dans la peau de Cyrano. Il était juste de rendre enfin hommage à l’original…

Et pour original, le vrai Cyrano (1619-1655) l’était. Sous ce nom d’emprunt (comme celui de Bergerac), ce fils de petite noblesse était un insoumis à la manière d’un Caravage ou d’un Pasolini. Il s’était engagé dans les célèbres cadets de Gascogne, devenant un bretteur redoutable plusieurs fois blessé sur les champs de bataille, ce qui le contraignit à mettre fin à sa carrière militaire pour se consacrer à la littérature et au libertinage. Et il ne manquait pas de talent, si bien qu’on a pu dire que s’il n’était pas mort si jeune, il aurait été l’un des grands auteurs de son temps.

Il laissera trois œuvres, un roman : Les États et Empires de la lune et du soleil, une comédie : Le Pédant joué et une tragédie : La Mort d’Agrippine, qui fit scandale à sa création par son athéisme et son épicurisme.

Écrite en alexandrins, cette tragédie raconte la tentative de vengeance d’Agrippine, l’aînée, à l’encontre des responsables de la mort de son mari Germanicus qui, selon Tacite, aurait été empoisonné par l’empereur Tibère. Dans une même fureur, d’autres personnages participent à la conjuration qui sera déjouée : le préfet du prétoire, Séjanus, à qui Agrippine a faussement promis sa main en échange de son aide, et Livilla, sœur de Germanicus qui haïssait sa belle-sœur. Tous usent avec génie de la manipulation et du mensonge, mais Tibère l’emportera dans cet art sauf pour se débarrasser de Caligula, le fils d’Agrippine, qui deviendra empereur et réhabilitera sa mère. Peu de temps après, une autre tragédie mieux connue se déroulera : celle de la mise à mort de l’empereur Claude par sa femme Agrippine, la jeune, elle-même assassinée par son fils Néron.

Dans ce nœud de vipères, le libertin du XVIIe siècle est parfaitement à l’aise. Et si ses alexandrins n’ont pas la pureté de ceux de Racine, sa manière de traiter l’histoire est d’une toute autre modernité. Les héros sont ici des anti-héros, personnages d’une parfaite immoralité, obsédés par le pouvoir, le libertinage étant mis à son service, et les relations entre eux sont d’une remarquable complexité et noirceur qui n’est pas sans évoquer les tragédies élisabéthaines.

Pour représenter un tel monument il fallait, une mise en scène à la hauteur, et celle de Daniel Mesguich a fait le choix qui convenait de l’extravagance et de la violence dans une esthétique très contemporaine : éclairages sulfureux à la manière des kaléidoscopes, costumes somptueux, osant les jambières de latex, les capes et coiffures maniérées mi-carnaval vénitien et drag queen, opiniâtreté dans la violence forçant les comédiens à donner une nouvelle vigueur aux alexandrins, le mentir-vrai du théâtre mis au service du mentir-vrai de la réalité. Dans ce curieux exercice de style les comédiens sont tous excellents, de Sarah Mesguich, sauvage Agrippine à Rebecca Stella, toutes aussi furieuses en Livilla et de Jordanne Hess, ce Séjanus machiavélique à Sterenn Guirriec, qui prête son charme racé de femme pour jouer le dangereux Tibère, ainsi que Yann Richard et Jordane Hess, les confidents. Cyrano le vrai, le mal-aimé, le mal compris, le joyeux maudit, le grand artiste aurait aimé être traité de si belle manière !

LPA 05 Avr. 2019, n° 143w4, p.14

Référence : LPA 05 Avr. 2019, n° 143w4, p.14

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