La révolution culturelle nazie et les enjeux du droit
J. Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Gallimard, 2017.
Le nazisme se voulut d’abord comme une révolution culturelle. C’est le processus et l’histoire de cette révolution des esprits et des corps, volonté de « remettre le monde à l’endroit » mise en œuvre et en scène par le pouvoir nazi, que reconstitue avec gravité, précision et un grand talent d’écriture Johann Chapoutot dans La révolution culturelle nazie, recueil d’études par l’auteur déjà reconnu de Le national socialisme et l’Antiquité (2008) et La loi du sang : penser et agir en nazi (2014). Pourquoi aller « dans l’œil du nazisme », selon l’expression de George L. Mosse, pourquoi se risquer à pénétrer cette vision du monde « qui a pu donner sens et valeur à des crimes sans nom » ? Telles sont aussi les questions que pose Johann Chapoutot, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV).
Le pouvoir nazi n’a rien inventé. L’auteur démontre comment les idées qu’il véhicula (la conception biologique du monde, le racisme, le thème de la dégénérescence) étaient déjà présentes en Europe et dans la société allemande. Son travail fut de les organiser, les relier, les systématiser, les fondre dans un corpus général susceptible d’être digéré par la société allemande, puis de les appliquer de manière « rapide et brutale ». Dans ce corpus, la philosophie eut évidemment un grand rôle. Ce n’est pas un hasard si le premier chapitre s’ouvre sur le thème du retour, cher à la pensée nazie : retour vers la Grèce, devenu paradigme alibi au prix d’un réductionnisme certain, retour à l’appartenance à un sol et au sang et revendication du peuple grec comme race nordique.
La question du droit est centrale. De la dénaturation du droit nordique à la répudiation de la Révolution française, de l’impératif catégorique à la façon du juriste Hans Frank à la refondation normative autour du « peuple », principe et fin, et au rejet du droit romain, Johann Chapoutot nous conduit dans la fabrique du droit, des normes et de cette culture juridique dans laquelle vont se fonder toutes les justifications des actes et crimes à venir. On se souvient au passage que le personnage central des Bienveillantes de Jonathan Littell était juriste. On apprend ici comment « le bon sens populaire » a été systématisé comme source du droit. Il explique aussi comment les juristes nazis parvinrent à une critique à la fois génétique et juridique du traité de Versailles dont on sait toute l’importance dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. C’est vertigineux et effrayant.
Race, temps, guerre mais aussi « ordre sexuel », rien n’est laissé de côté dans ce livre précis et érudit mais très facile à lire. L’ouvrage de Johann Chapoutot traque la pensée méthodique et rationnelle du régime nazi, véritable « entreprise archéologique », pour mieux la cerner, la capturer, la confronter, la défaire. Ce livre remarquable est aussi une vraie charge contre cet avenir radieux de la biologie que ces gens promettaient et dont il est heureux, conclut l’auteur (on veut comme lui être optimiste), qu’il soit devenu « un passé révolu ».