L’avocate et le pirate

Publié le 22/02/2019

Pirate n° 7, Élise Arf, Éditions Anne Carrière, 2018, 180 p., 15 €

Anne Carrière

Au mois de septembre 2011, Évelyne et Christian Colombo croisent au large de la Somalie. Originaires de Toulon, le couple de quinquagénaires a tout quitté, maison, amis, enfants, pour réaliser son rêve : un tour du monde de dix ans sur le catamaran que Christian Colombo, infirmier et passionné de navigation, a construit. Ils viennent de quitter Aden pour Oman. Le propriétaire du voilier avec lequel ils cheminaient depuis quelques jours a décidé de brancher les moteurs, il n’est pas rassuré explique-t-il et préfère quitter la zone rapidement. Il est vrai que le golfe d’Aden est dangereux.

Depuis quelques années, il est infesté de pirates somaliens. Et pour cause, une famine vient de faire 260 000 morts. Le pays est plongé dans le chaos.

En France, deux affaires de piraterie somalienne ont d’ailleurs déjà été jugées, le Ponant et le Carré d’As. Le couple de Français est prudent, il navigue loin des côtes somaliennes, et puis comment imaginer le pire dans ce coin de paradis où la mer est si belle, tout devrait bien se passer.

Las ! Le 8 septembre en milieu d’après-midi, juste après la sieste, des bruits de balles résonnent sur la coque. Le catamaran est attaqué par 9 hommes embarqués sur un skiff, une sorte de longue barque à moteur. Christian Colombo, qui a sorti un pistolet d’alarme pour se défendre, est tué d’une balle de kalachnikov en pleine tête. Son épouse dans un état second a noté sur le journal de bord : « 16h15 Christian est décédé ».

Les pirates pillent le bateau, ils emportent tout, ordinateurs, argent, enfilent les vêtements de leur victime, forcent Évelyne à ôter ses bijoux. Puis ils poussent le cadavre du mari à la mer et emmènent l’épouse dans leur barque. Elle passera deux jours recroquevillée sous une bâche à l’avant du bateau, dans 30 cm d’eau. Jusqu’à ce que l’armée espagnole intervienne. Elle tue deux pirates, très vraisemblablement les commanditaires, les autres n’étant que de pauvres hères embauchés sur une plage sans trop savoir quelle serait leur mission. L’otage est libérée, tandis que les autres pirates sont transférés vers la France car celle-ci a voté une loi permettant ces transferts hors de toute procédure d’extradition.

À 6 000 kilomètres de là, une jeune secrétaire de la Conférence ignore encore qu’elle s’apprête à vivre ce qui ressemble bien à une épreuve professionnelle initiatique. Dans la soirée du 20 septembre 2011, Élise Arfi est de permanence pour les mises en examen criminelles lorsque arrivent les sept somaliens pour effectuer leurs 96 h de garde à vue. Maigres, blessés, ils flottent dans les survêtements trop grand que les gendarmes leur ont donné pour placer leurs vêtements sous scellés. Afin de faciliter la procédure, on les a déjà affublés d’un numéro. Élise Arfi répartit les dossiers et garde le dernier, le numéro 7. Celui de Fahran Abchir Mohamoud.

Quand son client entre dans le bureau du juge d’instruction il s’accroupit sur la chaise, ignorant qu’en Occident c’est une marque d’irrespect « sa maigreur le lui permet aisément, ses jambes, comme deux baguettes, n’ont aucun mal à se croiser sous son bassin », raconte l’avocate. Commence alors le calvaire de ce jeune somalien qui affirme qu’il a 17 ans mais que l’administration déclare majeur sur la foi d’un examen osseux, et qui n’a qu’une obsession : appeler sa mère ! Pendant les quatre années que vont durer sa détention provisoire, il va multiplier crises de désespoir et tentatives de suicide avant de sombrer dans la folie. Il n’y a pas plus pauvre qu’un Somalien incarcéré à Fresnes. Personne en prison ne parle sa langue, aucune famille ne peut lui donner les quelques sous permettant de cantiner, c’est l’isolement et le dénuement total. Même la communauté somalienne en France rechigne à s’en occuper pour éviter les amalgames avec les pirates. Question d’image. Pour ces hommes qui répondent « sous un arbre » quand on leur demande où ils sont nés, ignorent la date exacte de leur naissance, n’ont jamais fait trois repas par jour ni vu de bâtiments de plus d’un étage et encore moins éclairés la nuit, le choc culturel est immense. Mais ils s’adaptent. Tous. Plus ou moins bien. Sauf le trop jeune et trop fragile Fahran.

Avec une lucidité hors normes, Élise Arfi livre le récit sans concession du destin de ce candide tragique dont le parcours met en lumière le choc des cultures, la violence et l’indignité de notre système carcéral, les incohérences du système judiciaire, mais aussi la beauté autant que les limites du métier d’avocat. Des limites que précisément dans cette affaire Élise Arfi a été obligée de dépasser pour sauver la vie de son client contre un système qui menaçait en permanence de le broyer. Ce livre n’est pas seulement le récit d’un dossier atypique, c’est une interrogation sur la justice, sur le sens du métier d’avocat, sur les valeurs auxquelles on croit. Un concentré d’humanité pur qui a la dimension d’un mythe.

LPA 22 Fév. 2019, n° 141x7, p.20

Référence : LPA 22 Fév. 2019, n° 141x7, p.20

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