Le « sens du droit », du Professeur Bernhardi de Schnitzler à Rawls…

Publié le 18/01/2018

Sur fond de carriérisme dans le milieu hospitalier et montée de l’antisémitisme, Le Professeur Bernhardi est un texte d’Arthur Schnitzler d’une déconcertante actualité, servi par la mise en scène de Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne de Berlin. Jouée deux fois en France en 2017, cette pièce offre une singulière vision de la justice et du « sens du droit » qui sera un demi-siècle plus tard théorisé par John Rawls, à travers le personnage d’un professeur en médecine refusant catégoriquement l’acharnement contentieux.

Sur la trentaine de pièces écrites par l’auteur autrichien né en 1862, Le Professeur Bernhardi est sans doute l’une des moins connues en France – à la différence de La Ronde, pièce considérée par ailleurs comme suffisamment sulfureuse au début du XXe siècle pour justifier son interdiction en Autriche et en Allemagne. Alors que cette dernière était interdite par la police de Budapest en octobre 1912, le mois suivant Le Professeur Bernhardi était créée à Berlin au Kleine Theater.

L’adaptation et la mise en scène de Thomas Ostermeier, le prolifique directeur de la Schaubühne à Berlin, sont donc venues porter à la connaissance du public européen1 cette « comédie en cinq actes » d’une grande richesse et originalité. Au-delà des aspects idéologiques considérablement importants – en eux-mêmes et au regard de la propre expérience de la famille Schnitzler – atténués2 dans cette adaptation contemporaine3, et de la peinture acide du milieu hospitalier – mais qui aurait pu tout aussi bien être celui de l’université… – d’une grande justesse, la vision du droit d’Arthur Schnitzler est saisissante et singulière. Le Professeur Bernhardi offre en effet une mine de références puissantes portant sur la légalité, l’obéissance, l’éthique, la mécanique contentieuse, autant de thématiques, présentées systématiquement à travers plusieurs interprétations, celle du professeur, celle de ses opposants idéologiques, celle de ses contradicteurs tactiques et celle de ses partisans.

Tout commence et tout s’enclenche à la suite de l’opposition entre le professeur Bernhardi, directeur d’une clinique privée et un prêtre venu donner l’extrême-onction à une jeune femme qui vit ses derniers instants alors qu’elle se croit guérie, en raison d’une septicémie due à une intervention « clandestine »4. Très rapidement, l’auteur dénonce l’emballement politico-juridique qui se concrétise par la qualification elle-même de l’incrimination opposée au professeur Bernhardi d’« entrave au culte religieux »5. L’instrumentalisation des faits à la faveur de l’exploitation de la notion juridique entraîne une réflexion omniprésente dans la pièce sur la question de la liberté de conscience énoncée dès l’acte I. Mais alors que dans le texte d’origine, l’étudiant en médecine affirme « nous vivons dans un état catholique »6, la dimension religieuse est gommée dans la pièce mise en scène par Thomas Ostermeier qui retient plus largement : « Nous vivons dans un pays libre » !

Au fil de la déflagration politique transformant un incident en « une espèce d’affaire d’État », la procédure judiciaire contre le professeur de confession juive se met en place. Mais Schnitzler choisit d’aller à contre-courant de ce que l’on aurait d’emblée imaginé être la réaction de l’accusé manifestement innocent, en le faisant renoncer à se battre, à faire reconnaître l’iniquité de la procédure et démonter les charges qui pèsent contre lui, les collusions ou les conflits d’intérêts. Après sa condamnation en première instance, le professeur Bernhardi n’a plus l’intention de jouer le jeu en faisant appel, ce qui lui vaut la remarque de Flint, son ancien collègue devenu ministre de l’Éducation, d’être « insensible au droit » ou de ne pas avoir le « sens de la justice »7… Les deux expressions interrogent.

Que peut contenir une « insensibilité au droit » et que pourrait signifier a contrario une sensibilité au droit ? L’expression absente de tous les dictionnaires juridiques, de tous les index de manuels et traités de droit, est de fait étrange. La seule référence assurée à la sensibilité en droit peut être trouvée dans le débat sur la qualification – ou non – des animaux comme êtres sensibles8 et le statut juridique qui en découle pour les différencier – ou non – des choses, ce qui est évidemment différent d’une sensibilité au droit.

L’expression de « sens de la justice » n’est pas non plus familière au juriste positiviste, mais elle revêt une signification en philosophie politique en renvoyant inévitablement à The Sense of Justice9 de John Rawls antérieur de huit années à sa Théorie de la Justice et postérieur de 51 années à la pièce de Schnitzler. La proximité entre le personnage du professeur Bernhardi et Le sens de la justice du penseur américain est troublante. Ce dernier, en prenant pour point de départ L’Émile de Rousseau, définit le sens de la justice à partir d’une « construction psychologique », comme une faculté morale qui permet de définir les êtres humains comme libres et égaux. Pour Rawls, le sens de la justice « résulte d’un certain développement naturel », et est lié à des sentiments moraux, comme l’indignation, mais non la colère. Cette distinction est a posteriori intéressante par rapport au cheminement du professeur Bernhardi qui d’abord indigné accepte le procès, puis trahi par Flint, condamné, le considère comme « une farce »10, et « renonce à tout recours juridique » ultérieur. Dans un ultime échange avec le curé, le médecin avoue son « penchant inné, presque pénible pour l’équité » – considérée par Rawls comme source de la justice11 – et son hostilité à l’égard de la société qui a suscité l’acharnement dont il a fait l’objet ; puis il rejette l’offre d’un journaliste défendant « l’absolue liberté des consciences » – qui est pour Rawls un « bien primaire » – refusant que l’affaire « déplaisante », « en tant que juridique »12, devienne politique, ce qu’elle était évidemment depuis le début.

Après avoir purgé sa peine de deux mois de prison, le professeur vient présenter au ministre sa « requête en annulation de la déchéance » de son diplôme en médecine, prétexte à une mise au point ultime entre les deux hommes qui avorte cependant car Bernhardi ne laisse finalement pas éclater sa colère, dépourvu contre toute attente de tout ressentiment, mais persistant néanmoins à renoncer à toute révision de son procès. Réaffirmant une dernière fois qu’il avait « fait simplement, dans un cas précis, ce qui lui paraissait juste »13, le professeur Bernhardi n’avait probablement pas perdu toute « capacité d’un sens de la justice »…

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Notes de bas de pages

  • 1.
    Elle a été jouée en dernier lieu en France, sur la scène nationale des Gémeaux, à Sceaux, en décembre 2017.
  • 2.
    Un certain nombre de remarques antisémites récurrentes dans le texte de 1912 (Schnitzler A., Le Professeur Bernhardi. Comédie en cinq actes, Actes Sud-papiers, 1994, traduction française de Christophe H.) ne sont pas reprises dans la version de T. Ostermeier, alors même qu’elles restent d’une grande actualité. L’on pense notamment dans l’acte III à la référence aux personnes « qui, de par leur origine, leur éducation, leur caractère, ne sont pas à même de manifester la nécessaire compréhension à l’égard de la population catholique native » (p. 71) et en miroir à l’argumentation toute récente d’un État au soutien de la Slovaquie et la Hongrie contre le Conseil (CJUE, 6 sept. 2017, nos 643/15 et 647/15, pt 302) qui fait référence aux États « presque ethniquement homogènes comme la Pologne », « dont la population différerait, d’un point de vue culturel et linguistique » des migrants pour s’opposer aux relocalisations…
  • 3.
    La contemporanisation de la pièce est également caractérisée par le remplacement de deux rôles masculins par deux personnages féminins – docteur Wenger et docteur Adler – ce qui ajoute une dimension intéressante.
  • 4.
    Schnitzler A., Le Professeur Bernhardi, op. cit., p. 8. L’avortement est qualifié dans le sous-titrage de la pièce adaptée par T. Ostermeier, d’« intervention illégale ». Plus loin dans le texte, il est question d’une « intervention criminelle » (p. 70).
  • 5.
    Le texte mentionne une « entrave religieuse » (p. 78), puis un « délit d’entrave au libre exercice du culte » (p. 79).
  • 6.
    Ibid., p. 27.
  • 7.
    Ibid., acte IV, p. 131. La première expression « insensible au droit » est employée dans l’adaptation théâtrale.
  • 8.
    Le Code civil français a été modifié à la suite de l’adoption de la loi du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit pour reconnaître que les animaux sont des « êtres vivants doués de sensibilité » – nouvel article 515-14 – permettant de ne plus les assimiler à des choses. Au Royaume-Uni, après l’émoi suscité en novembre par le rejet d’un amendement à la Chambre des communes se prononçant contre la reprise en droit interne de l’article 13 du Traité sur l’Union européenne reconnaissant le « bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles », le gouvernement a déposé mi-décembre 2017 un projet de loi présenté comme allant plus loin que le texte européen en ce qu’il pourrait empêcher des activités comme la tauromachie et la production de foie gras.
  • 9.
    The Sense of Justice fut d’abord publié dans la Philosophical Review en 1953. De larges extraits traduits en français sont disponibles dans Nurock V., Rawls. Pour une démocratie juste, 2008, Michalon, Bien commun, p. 95-109.
  • 10.
    Schnitzler A., Le Professeur Bernhardi, op. cit., acte IV, p. 97.
  • 11.
    Rawls J., La justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice, 2008, La Découverte.
  • 12.
    Schnitzler A., Le Professeur Bernhardi, op. cit., acte IV, p. 114.
  • 13.
    Ibid., acte V, p. 136.
LPA 18 Jan. 2018, n° 133e9, p.15

Référence : LPA 18 Jan. 2018, n° 133e9, p.15

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