Le tournant décisif du droit privé
U. Mattei, A. Quarta, The Turning Point in Private Law, Edward Elgar, 2018, 171 p.
Cet essai assez court, publié dans la collection « Legal Theory » des éditions Edward Elgar, est signé par deux auteurs enseignants-chercheurs aux États-Unis et en Italie. Il s’inscrit dans la veine des études critiques sur le droit qui condamnent fermement le travail du juriste qui se « contente » de décrire le droit, le plus souvent dans des cercles clos et sans jamais chercher à en discuter les soubassements et les finalités. Les auteurs n’y vont pas par quatre chemins pour dénoncer ainsi un droit privé « bourgeois » et « hégémonique » basé sur les « mensonges » d’un « positivisme scientifique » et d’un « professionnalisme juridique » (p. xi). C’est ce droit qu’ils entendent confronter aux transformations « dramatiques » (p. viii) de notre monde contemporain de manière à en proposer une « contre-interprétation » (counter-hegemonic interpretation) (ibid.). Les transformations visées sont au nombre de trois : l’écologie (l’ouvrage débute par une référence appuyée à l’anthropocène), la technologie notamment dans le domaine des communications et les changements profonds opérés dans la balance des intérêts publics et privés.
L’idée centrale de ce travail est bien d’introduire une réinterprétation du droit privé mue par ce que les auteurs appellent une « conscience écologique » (ecological awareness). L’expression peut laisser dubitatif. Mais elle donne tout de même à réfléchir surtout quand les auteurs précisent que, selon eux, bon nombre de nos pratiques de droit positif sont sous-tendues par une « inconscience néolibérale », c’est-à-dire par une sorte de reproduction d’une pensée générale que l’on ne songe jamais à remettre en cause, spécialement quand les solutions juridiques qu’elle anime sont « formellement » légales (p. 9).
L’ambition du travail ainsi posé, les deux auteurs vont passer en revue quatre principales entrées du droit privé.
La première est le droit de propriété. Les auteurs proposent un large aperçu historique : tradition romaine, tradition féodale, droit naturel, Révolution française et conception allemande du droit subjectif, révolution industrielle et fonction sociale de la propriété, réaction néolibérale et réglementation européenne (Union européenne). Ils posent alors la question des nouvelles frontières du droit de propriété en défendant l’idée qu’un modèle capitaliste peut survivre au-delà du seul paradigme moderne de la propriété privée. Les auteurs nous invitent ainsi à un examen ou réexamen des rapports individuels et collectifs, de la relation citoyenneté-propriété, de la dimension inclusive de la propriété et de la question des communs.
La deuxième entrée concerne la personnalité morale. L’ancrage du concept forgé pour les compagnies commerciales au XVIIe siècle sert de point de départ à une analyse du pouvoir grandissant acquis par les entités privées multinationales, décrites comme de véritables fabricants d’un droit privé global. Les auteurs entendent mener une relecture des règles applicables à ces entités. Ils passent notamment au crible les pratiques d’évitement que le droit pourrait apprendre à mieux combattre s’il était porté par une « pensée écologique ».
La troisième entrée se focalise sur les contrats. Un aperçu historique conduit les auteurs à insister sur la dimension objective (neutre) acquise par l’institution au nom de l’efficience économique. Ils défendent un modèle de justice contractuelle prenant pleinement en considération des finalités communes capables, spécialement à une échelle locale, de faire converger les actions publiques et privées. Les préoccupations environnementales sont notamment données en exemple.
La dernière entrée s’intéresse à la responsabilité civile. Entre autres développements, les auteurs dénoncent le paradoxe d’une déresponsabilisation encouragée par le jeu de la responsabilité sans faute et des garanties. Les responsables payent, sans plus avoir à s’expliquer sur leur conduite. Il faut réintroduire des éléments de discussion, en particulier sur le rôle des uns et des autres dans l’appréhension des risques communs.
Que l’on partage ou non l’ensemble de ces propositions de réinterprétation du droit privé positif à la lumière du prisme « écologique » défendu par les deux auteurs, le cœur du message porté par l’ouvrage ne peut laisser indifférent.
Nous ne faisons pas du droit « au hasard ». Nous en faisons parce que nous avons une certaine conscience des choses. Accepter de discuter cet état de conscience, c’est accepter de s’interroger sur le sens de nos actions.