Les champignons de Paris au Off d’Avignon : une théâtralisation citoyenne des contradictions de la dissuasion nucléaire française en Polynésie

Publié le 26/07/2018

La compagnie polynésienne du CAMéLéON présente une pièce engagée, pédagogique et mise en scène de manière inventive, sur le contexte méconnu des 193 essais nucléaires réalisés par l’État français de 1966 à 1996 en Polynésie, qui met en jeu les rapports de domination politique et juridique de la métropole sur l’une de ses anciennes colonies. Une catastrophe écologique, sanitaire et sociale qui impose un devoir de mémoire.

Depuis 20 ans, les Théâtres d’outre-mer en Avignon (TOMA) sont accueillis le temps du Festival Off dans le monument historique et classé de la Chapelle du verbe incarné, dans l’objectif de mieux faire connaître la diversité des théâtres ayant en commun la langue française. Parmi les pièces présentées pendant les 19 jours du festival, Les Champignons de Paris de la compagnie polynésienne CAMéLéON s’inscrit dans un théâtre citoyen, provoquant une prise de conscience pour les uns, contribuant à un indispensable devoir de mémoire pour les autres.

Au nom de l’indépendance nationale, la France a décidé de se doter de l’arme nucléaire, quelques années après le largage des bombes A au Japon par les États-Unis, dont les répercussions sanitaires et écologiques n’étaient pas ignorées. Les premiers essais – au nombre de 17 – réalisés dans le Sahara algérien de 1960 à 1966, ont été suivis par 3 décennies d’expérimentations en Polynésie française, représentant 46 essais aériens et 147 souterrains, dont le plus puissant de 1 000 KT – soit 50 à 60 fois la puissance des bombardements sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 – a été tiré à Fangataufa.

C’est cette période qui a été choisie par Émilie Génaédig pour écrire Les Champignons de Paris, pièce de théâtre créée à Papeete en 2016, sous-titrée : « Au nom de la Paix », sur « les essais nucléaires français », à partir d’une idée originale du metteur en scène et scénographe François Bourcier. Tepa Teuru, Tuarii Tracqui et Guillaume Gay enchaînent avec talent une quarantaine de rôles différents. La jeune auteure, dont la première pièce – Stenay 1914 – avait déjà été jouée au Festival Off en 2014, distille dans les dialogues en français quelques interventions en langue tahitienne qui produisent à la fois des respirations poétiques – même si certaines paroles sont empreintes de violence ou de frustration – et introduisent une indiscutable authenticité dans la peinture des rapports entre l’ancienne colonie et son colonisateur, sans pour autant être caricaturale.

Les pouvoirs publics de la métropole n’ont cessé de se comporter comme un colonisateur de la Polynésie devenue un territoire d’outre-mer dans la constitution de 1946 – statut confirmé dans la constitution de 1958 – puis transformée en collectivité d’outre-mer par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003. Mais la pièce ne se contente pas de montrer la violence du chantage du président Charles de Gaulle, elle pointe également l’ambivalence des Polynésiens, à la fois confiants et intéressés par « l’apport du gain » proposé par le Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) à Mururoa.

Après le prologue, la pièce s’ouvre par une première scène très réaliste, loin des îles polynésiennes, celle d’une fuite sur un site d’essai nucléaire en Algérie et l’irradiation de deux employés, suivie de la minimisation et l’étouffement de l’accident par les autorités avec la complicité des autorités militaires et médicales au nom de « la raison d’État prioritaire » afin que les essais se poursuivent, au détriment des victimes non indemnisées et sommées de se taire.

Le chantage d’origine a été imposé par le général De Gaulle. Une scène relate la rencontre entre le président de la République et le représentant de l’Assemblée territoriale de Polynésie française – qui avait combattu dans les Forces navales françaises libres – à l’Élysée en 1963, qui se voit imposer la raison d’État pour accepter la désignation des îles polynésiennes – et plus particulièrement les atolls de Mururoa et Fangataufa – comme territoires stratégiques militaires français. Jacques-Denis Drollet, conscient de la menace du « joug d’un gouvernement militaire » en cas de refus, et bien que « désespéré que la démocratie explose face à la divinité nucléaire », a accepté de donner les terres, acceptation entérinée par De Gaulle lors de son discours à Papeete le 7 septembre 1966, dont un extrait vidéo est montré en fond de scène, indiquant « combien la France apprécie le service » de la Polynésie qui « a bien voulu être le siège de cette grande organisation destinée à donner à la puissance française le caractère de la dissuasion qui peut, qui doit, à tous, dans un monde dangereux, nous assurer la paix… »… Dans la pièce, les oppositions locales, peu nombreuses, conscientes qu’« au nom de la grandeur de la France, ils vont tester en temps de paix des armes de destruction massive sur notre peuple qui, lui, n’est l’ennemi de personne », sont néanmoins valorisées, pour mieux montrer la naïveté confiante et le pacifisme naturel des Polynésiens.

La dissimulation du danger des essais nucléaires et les propositions salariées avantageuses sur le site de Mururoa ont fait taire les dernières résistances, quitte à renier l’identité des employés – référence par exemple à l’interdiction de parler le tahitien sur le site du CEP – et au risque de percevoir trop tard l’insuffisance de la protection dont bénéficient les habitants, comme après le premier essai à Mangareva suivi d’une pluie – nécessairement – radioactive et la décision de ne pas administrer les traitements adéquats pour ne pas affoler la population – « on ne va tout de même pas arrêter au premier essai (…) alors on ne dit rien ».

Les actions de Greenpeace, la participation à des actions de protestation par des militaires – comme Jacques Pâris de Bollardière –, la mobilisation de Jean-Jacques Servan-Schreiber pour faire connaître l’enquête – controversée – du scientifique suédois Danielsson – résultant de relevés de la radioactivité sur les terres polynésiennes sur une période de douze années –, ne produisent aucun effet face aux missions de contrôle truquées niant les conséquences des irradiations qui se déclarent peu à peu sur les ouvriers tahitiens, symbolisées par des couches de peinture phosphorescente sur le plateau de la Chapelle du verbe incarné et les corps des acteurs.

Alors que la France « fut le premier des pays occidentaux à décider un moratoire sur les essais nucléaires »1 en 1992, elle a ratifié la même année le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (dit TNP) de 1968 ; mais ce n’est que le 29 janvier 1996, que la France s’est engagée par la voix du président Jacques Chirac à « l’arrêt définitif des essais nucléaires français » – extrait télévisé utilisé dans la pièce –, qui ne dit pas qu’il faudra attendre encore 4 ans pour que la France ratifie le traité d’interdiction complète des essais nucléaires – ouvert à la signature le 24 septembre 1996. La pièce tait également la loi d’indemnisation des victimes des essais nucléaires du 5 janvier 2010, modifiée par la loi de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer du 28 février 2017 – supprimant le « risque négligeable »2 –, l’accord de l’Élysée du 27 mars 2017 – reconnaissant les conséquences des essais – et l’accélération toute récente de l’activité du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN)3 dont la visite en Polynésie française est annoncée en octobre 2018.

Plutôt que de mettre l’accent explicitement sur la responsabilité de l’État français, la pièce s’achève sur la notion la moins exploitée de la devise républicaine jusqu’à ce que le Conseil constitutionnel en fasse un principe invocable en justice par une décision du 6 juillet 2018 : « E pe’i, te autaea’era’a, na te fenua farãni teie parau » – « La fraternité est inscrite au fronton de la République » –, comme un constat désabusé ou une parole d’espoir, vers un devoir de mémoire4. Au spectateur, intelligemment éclairé par l’heure qui a précédé, d’en décider.

Les champignons de Paris

DR

Notes de bas de pages

  • 1.
    Tavernier P., « L’adoption du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires », 1996, Annuaire français de droit international, p. 118.
  • 2.
    La notion de « risque négligeable » mentionnée à l’article 4 de la loi dite Morin de 2010 a empêché la reconnaissance de la causalité du risque nucléaire dans le déclenchement des cancers dans plus de 97 % des dossiers d’indemnisation présentés au CIVEN jusqu’en 2015. La CAA de Nantes a ainsi annulé le 8 décembre 2017 dix rejets d’indemnisation par le CIVEN et enjoint l’État d’indemniser les victimes.
  • 3.
    Conçu comme un organe consultatif, le CIVEN est devenu une AAI dans la loi de programmation militaire de 2013.
  • 4.
    La création d’un centre de mémoire a été évoquée dans un discours de François Hollande, le 22 février 2016 à Papeete, puis dans l’accord de l’Élysée de 2017.
LPA 26 Juil. 2018, n° 138e7, p.22

Référence : LPA 26 Juil. 2018, n° 138e7, p.22

Plan
X