L’ordre du jour d’Éric Vuillard par Dominique Frot : une performance théâtrale réflexive sur la compromission du monde de l’industrie et des politiciens, et les limites du droit confronté à la violence politique
L’Ordre du jour, neuvième ouvrage d’Éric Vuillard, a remporté le prix Goncourt en 2017. Ce récit original dans sa forme, qui conte la montée en puissance de l’Allemagne hitlérienne à travers les compromissions, corruptions et faiblesses tant du monde industriel que du monde politique, vient de faire l’objet d’une adaptation théâtrale – qui relève davantage de la performance – par la comédienne Dominique Frot, ne laissant notamment et heureusement pas de côté les références récurrentes au droit constitutionnel.
Dans la plaisante salle en bois et poutres du Théâtre-Studio d’Alfortville dirigé par le metteur en scène et acteur Christian Benedetti qui l’a créé en 1997, la comédienne Dominique Frot présente une version à la fois très personnelle de L’Ordre du jour1 et très fidèle au texte d’Éric Vuillard.
Ce n’est pas la première fois que cette comédienne, davantage connue du grand public pour ses rôles dans des séries télévisées sur des chaînes de grande écoute – comme Soda sur M6 – et dont la voix reconnaissable entre toutes a suscité aussi l’intérêt des producteurs de films d’animation2, adapte le texte d’un auteur contemporain. Elle avait par exemple déjà travaillé sur Du hérisson d’Éric Chevillard – à la MC 93 de Bobigny en 2005 – et sur un précédent texte d’Éric Vuillard – Tohu. Mais Dominique Frot est surtout une grande comédienne de théâtre, que l’on décrirait volontiers comme fragile, sensible et puissante à la fois, si cela ne paraissait pas si banal.
Le travail de Dominique Frot sur L’ordre du jour est moins une adaptation théâtrale qu’une performance. Elle utilise des extraits du court récit de l’auteur primé par le prix Goncourt, après qu’il ait reçu le prix Joseph-Kessel 2015 pour Tristesse de la terre et le prix Alexandre-Vialatte 2017 pour 14 juillet, et avant peut-être une autre distinction pour son encore plus succinct et « nouveau récit littéraire aux frontières de la fiction et l’Histoire »3, La guerre des pauvres4.
Le récit comporte deux moments-clés. Il commence par la « réunion secrète » du 20 février 1933 de 24 industriels allemands convoqués par Hitler dans le palais du président de l’Assemblée, Hermann Goering. Parmi les convives qui se rendent inquiets à la réception, figurent notamment Wilhem von Opel, Gustav Krupp – dont le rôle dans le système de corruption qui va se mettre en place pour permettre l’ascension du parti nazi a déjà été souligné dans Les Damnés5–, Albert Vögler, et le secrétaire de Carl von Siemens, en somme le « nirvana de l’industrie et de la finance ». Même si ces « politiques et industriels ont l’habitude de se fréquenter », l’ordre du jour apparaît très vite, exposé rapidement par Goering avant l’arrivée d’Hitler : la prochaine campagne électorale, « déterminante » pour « en finir avec l’instabilité du régime ». Il s’agissait de les faire passer « à la caisse », ce qui « n’avait rien de bien nouveau pour ces hommes (…) coutumiers des pots-de-vin et des dessous-de-table », qui versèrent donc sans difficulté des centaines de milliers de marks, soulagés qu’il ne s’agisse que de cela : « La corruption est un poste incompressible du budget des grandes entreprises, cela porte plusieurs noms, lobbying, étrennes, financement des partis », un « épisode assez ordinaire de la vie des affaires », une « banale levée de fonds », ayant impliqué des entreprises toujours en activité aujourd’hui et présentes dans nos vies quotidiennes : Agfa, Allianz, Basf, Bayer, Opel, Siemens, Telefunken, Varta…
Ces noms sont articulés, parfaitement énoncés avec ce qu’il faut d’accent allemand – acquis lors du séjour de 3 ans de Dominique Frot à la Schaubühne de Berlin où elle a travaillé avec Luc Bondy et Thomas Ostermeier – pour leur donner une vraie épaisseur historique.
Le second moment-clé est l’Anschluss, et plus particulièrement les faiblesses du corps politique face à la détermination du pouvoir et son instrumentalisation du droit constitutionnel conduisant inéluctablement à l’annexion de l’Autriche. Il n’est consacré qu’une seule phrase à la « résistance » du chancelier Dollfuss – qui est centrale dans La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Brecht6 –, pour mieux se concentrer sur la confrontation avec Hitler de son successeur Schuschnigg à partir du 12 février 1938. Suivent les passages les plus intéressants pour le lecteur et le spectateur juriste. C’est le droit constitutionnel qui a en effet constitué un moment, certes fugace, de rébellion de la part du chancelier autrichien qui avait initialement cédé à la proposition d’Hitler de prendre le pouvoir en Autriche tout en affirmant son indépendance et la renonciation de l’Allemagne à « toute immixtion dans la politique intérieure de l’Autriche » ! Oui, Éric Vuillard et Dominique Frot, « on croit rêver ». Mais finalement, le licencié en droit, se drapant dans des « objections de droit constitutionnel » qui « dépassaient » Hitler, le désorienta un instant car : « Le droit constitutionnel est comme les mathématiques, on ne peut pas tricher ». Sans doute, mais il suffit donc pour l’autocrate, comme la demi-heure qui suivit le démontra, d’ignorer l’existence de ce droit. De même, un mois plus tard, les manœuvres d’intimidation à la frontière et l’ultimatum imposé par Hitler conduiront le chancelier autrichien après une ultime tentative – évocation de l’organisation d’un plébiscite – à dire « non à la liberté de la presse, avec courage. Il a dit non au maintien d’un parlement élu. Il a dit non au droit de grève, (…) non à l’existence d’autres partis que le sien » ; ce même homme qui deviendra professeur de sciences politiques à l’université Saint-Louis aux États-Unis, où il finira sa vie.
En tout état de cause, le nouveau régime, néanmoins soucieux de « conserver les apparences afin de ne pas effaroucher la communauté internationale », est pressé : « On a beau être à cheval sur le droit constitutionnel, les circonstances sont impérieuses, rien ne prévaut contre elles » ! Et donc : « Tant pis pour le droit, tant pis pour les chartes, les constitutions et les traités, tant pis pour les lois, ces petites vermines normatives et abstraites, générales et impersonnelles, les concubines d’Hammourabi, elles qui sont, dit-on, les mêmes pour tous, traînées ! ». Savoureux. L’Autriche est donc envahie « sans l’autorisation de personne »7 car « le fait accompli n’est-il pas le plus solide des droits ? », néanmoins finalement consacré par un référendum réunissant 99,75 % des Autrichiens en faveur du rattachement au Reich…
La violence est feutrée dans L’ordre du jour, elle est à la fois consentie et contenue, tout comme le jeu de Dominique Frot. Seule en scène, droite, rigide même jusque dans ses mains un peu crispées le long du corps, une douche de lumière sur son corps frêle mais bien campé, elle commence le récit. Pas tout à fait seule, car elle est en réalité accompagnée, au sens littéral, par le musicien Eli Frot au piano, qui ponctue l’heure et 15 minutes de spectacle d’interventions courtes formant un véritable dialogue avec le texte, des accords superposés et répétés qui marquent comme des repères, mais aussi des passages un peu plus longs qui semblent improvisés tout en étant parfaitement maîtrisés dans l’équilibre d’un mélange harmonique et dissonant très captivant.
Des silences font également partie de la partition. Ces silences sont comme des suspensions, qui semblent spontanées en ce qu’elles ressemblent à ces moments où l’on quitte des yeux quelques instants un livre que l’on laisse ouvert pour regarder l’horizon dans un instant d’introspection, de pause réflexive, nécessaires pour savourer une phrase ou peser une idée, avant de reposer le regard sur l’objet et revenir au texte.
Aucun décor n’accompagne la performance, si ce n’est un écran où sont projetées dans le dernier tiers de la représentation des peintures de Jean-Pierre Guillard, tirées de sa série « Mes Malones », fantômes aux couleurs bigarrées qui viennent étrangement souligner la violence des événements, échos probablement aux peintures de Soutter de 1937 – qu’Éric Vuillard mentionne dans son texte –, une violence partiellement étouffée par la banalité des compromissions et la vacuité de l’application des règles de droit…
Un Malone (perruqué)
DR
Notes de bas de pages
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1.
Vuillard E., L’Ordre du jour, 2017, Actes Sud, 150 p.
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2.
Par ex. Louise en Hiver de Jean-François Laguionie et Ernest et Célestine en hiver, produit par Didier Brunner.
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3.
V. le très intéressant entretien accordé à Raphaël Bourgois dans AOC : https://aoc.media/entretien/2019/01/26/eric-vuillard-nexiste-decriture-soustraite-a-vie-collective.
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4.
Publié chez Actes Sud.
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5.
À la fois dans le film de Visconti et dans l’adaptation théâtrale d’Ivo von Hove avec la troupe de la Comédie française, présentée à Avignon en 2016. V. Saulnier-Cassia E., « L’État d’exception au théâtre », Revue Droit & Littérature 2018, 2018, p. 387.
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6.
V. Saulnier-Cassia E., « L’État d’exception au théâtre », Revue Droit & Littérature 2018, p. 387 ; LPA 21 avr. 2017, n° 126a7, p. 12.
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7.
Suit le récit étonnant du « déjeuner d’adieu » des Chamberlain à Ribbentrop, ambassadeur du Reich devenant ministre des Affaires étrangères, interminablement prolongé par ce dernier alors que le Premier ministre britannique reçoit la nouvelle de l’annexion.