Mucha, l’affichiste « Art nouveau », peintre d’un patriotisme slave utopique
Le musée du Luxembourg offre une nouvelle rétrospective de l’œuvre d’Alphonse Mucha, représentant le plus illustre de l’Art nouveau depuis ses affiches de Sarah Bernhardt jusqu’aux publicités pour Lu et Moët & Chandon. C’est le patriotisme slave résolu de cet artiste tchèque éclectique qui doit être particulièrement souligné, jusque dans la peinture d’un acte juridique historique de l’histoire russe.
Alphonse Mucha, né en Moravie en 1860 et arrivé à Paris en 1887 pour étudier à l’académie Julian et à l’académie Colarossi, est connu comme l’un des plus grands représentants de l’Art nouveau, après être devenu célèbre grâce au succès de sa première affiche du spectacle Gismonda (1894) de Sarah Bernhardt qui aboutit à la conclusion d’un contrat de 6 ans pour les décors, les costumes et les affiches de ses spectacles ultérieurs. Parallèlement, Mucha multiplia les illustrations publicitaires des biscuits Lefèvre-Utile, des champagnes, en passant par des savons et autres produits de la vie courante, dans le même style symboliste mêlant chevelures ondulées, mosaïques, arabesques et formats japonisants. Au cours de son séjour d’une quinzaine d’années dans la capitale française, il noua des amitiés solides avec Paul Gauguin, mais aussi avec August Strinberg, fut attiré par le spiritualisme et initié dans la loge parisienne du Grand Orient de France.
Parmi les autres facettes de cet artiste éclectique – qui excelle autant dans le dessin et la peinture que dans la photographie et la confection de bijoux pour le joaillier Georges Fouquet –, figure un patriotisme débordant le cadre géographique de sa propre patrie d’origine pour couvrir en réalité toutes les nations slaves. Alphonse Mucha n’a eu de cesse de vouloir représenter l’âme slave. Cet attachement s’est exprimé tant dans des œuvres de commande, que certains peuvent qualifier de propagande nationaliste, à l’instar des très belles affiches pour la chorale des professeurs moraves (1911) ou les festivals de Sokol (1911 et 1925), mais aussi de manière plus ambiguë lors de l’exposition universelle à Paris pour le pavillon de Bosnie-Herzégovine, commande de l’Empire austro-hongrois, qui nomma Mucha membre de l’ordre de François-Joseph Ier pour services rendus à l’Empire…
Simultanément, Mucha mûrissait un grand projet utopiste, celui de mettre en peinture ce qui caractériserait l’histoire et l’esprit slaves1, une « grande occasion » pour lui « de servir sa nation »2. Financé par le mécène américain Charles Richard Crane3, il quitte alors Paris et entame plusieurs voyages en Russie, Serbie, Bulgarie, Croatie, Grèce, Monténégro et Pologne pour étudier les scènes qu’il décide d’isoler en 20 épisodes couvrant 18 siècles : des Slaves dans leur site préhistorique à l’Apothéose des Slaves, en passant par le Couronnement du tsar serbe Stepan Dusan comme Empereur romain d’Orient, Après la bataille de Grunwald… Ce projet démesuré, monumental – les toiles sont de 4,8 mètres sur 4,05 pour les plus petites à 8,1 mètres sur 6,1 – s’est étendu sur 18 années (1910 à 1928).
L’Épopée slave est intéressante à deux titres pour les juristes. D’une part, en raison du conflit contemporain qu’elle a suscité et, d’autre part, relativement au sujet de son dix-neuvième panneau.
En 1913, le contrat signé avec Crane précisait que Mucha ferait don de l’œuvre à la ville de Prague, à condition que la ville fasse construire un bâtiment destiné à la recevoir. Alors que le don fut effectivement honoré en 1928, pour les 10 ans de la Tchécoslovaquie, les toiles furent exposées au cours de l’année à Prague, mais le bâtiment ne fut jamais construit. Les toiles furent remisées après avoir été enroulées en 1933, ne suscitant pas un grand enthousiasme des artistes tchèques4 et finirent par être visibles en 1963 au château de Moravsky Krumlov situé dans le sud-est de la Tchécoslovaquie, près de sa ville natale. Exposée de manière provisoire de 2012 à 2016 au palais des expositions de Prague, cette collection unique devrait être prochainement abritée dans un bâtiment dédié selon l’annonce faite par la ville de Prague en juin 2018 à la suite de l’obstination des héritiers à voir respecté l’engagement initial.
Sur les 20 panneaux que compte L’Epopée slave, 10 ont été consacrés à la Tchécoslovaquie et la seconde moitié à d’autres pays slaves. Le mécène de Mucha lui laissa une totale liberté de choix pour ses sujets, à l’exception d’un seul : l’abolition du servage en Russie. Il n’existe pas à notre connaissance d’explication certaine sur l’exigence du mécène, mais il devait avoir une importance toute particulière, car ce fut l’un des premiers panneaux – numéroté 195 – à être achevé, et ce dès l’année suivant le voyage de Mucha en Russie, soit en 1914. Le sujet et son titre – L’abolition du servage en Russie : le travail dans la liberté est le fondement d’un État (1861) – font référence à un fait juridique marquant de l’histoire russe qui a eu lieu un an après la naissance du peintre.
Parmi les nombreuses réformes voulues par le tsar Alexandre II arrivé au pouvoir en 1855, celle de l’abolition du servage fut concrétisée juridiquement par le décret d’émancipation des serfs de 1861, leur rendant théoriquement leur liberté. Mais au servage se sont substituées d’autres formes d’avilissement des anciens paysans, auxquels les anciens propriétaires, tout en leur redonnant la liberté, proposèrent pour beaucoup de travailler sur leurs terres moyennant redevance… De fait, l’abolition du servage en Russie n’eut pas pour effet de modifier du jour au lendemain la condition de la paysannerie russe, comme on aimerait le croire à la lecture de Tourgueniev6 – avec lequel Mucha a pour point commun d’être considéré par ses compatriotes comme un artiste étranger, ce qui n’est pas sans paradoxes au regard du patriotisme revendiqué de Mucha.
Mucha a peint le moment même de l’annonce de l’abolition du servage en 1861 sur la place Rouge. Ce n’est pas du tout un moment de libération, de liesse populaire qui est représenté. C’est une évocation de la désolation du peuple russe, qui est peut-être une transposition à rebours de ce qu’il a pu constater à l’occasion de son voyage en 19137 où il a réalisé que le géant russe révéré était en réalité un pays très pauvre et beaucoup moins développé que les nations slaves européennes. Le peuple emmitouflé dans des vêtements aux couleurs chaudes, qui contrastent avec la neige et le brouillard dissimulant la cathédrale Saint-Basile et une tour du Kremlin, ne semble pas vraiment faire attention à la lecture de l’oukase.
20 ans plus tard, Mucha, le patriote utopiste, que l’on aurait aussi pu appeler Mucha l’humaniste ou Mucha le pacifiste, fut arrêté et interrogé par la Gestapo dès les premiers jours de l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne hitlérienne. Le patriote franc-maçon mourût en quelques mois, devenant ainsi l’une des premières victimes tchèques du régime nazi dont il avait craint la montée au pouvoir à travers plusieurs tableaux en 19338.
Étude pour l’affiche du 6e festival de Sokol, 1911, Aquarelle, encre, gouache sur papier, 168,5 x 82,5 cm, fondation Mucha, Prague
Mucha Trust 2018
Notes de bas de pages
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1.
V. l’article très complet et érudit d’Antoine Marès sur le contexte historique de « l’attachement des Tchèques au monde slave » dans le catalogue de l’exposition (2018, éditions de la RMN, p. 55).
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2.
Sato T., Alphonse Mucha. L’artiste comme visionnaire, 2015, Taschen, p. 77.
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3.
Le millionnaire américain avait rencontré Mucha à l’occasion d’un de ses voyages aux États-Unis par l’intermédiaire de ses relations tchèques, sa fille étant mariée au fils du futur président de Tchécoslovaquie Masaryk pour lequel il avait créé une chaire d’études slaves à l’université de Chicago.
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4.
Le catalogue fait même référence à une « profonde controverse », les artistes considérant les compositions « historiques » « anachroniques » et dont le sentiment « nationaliste » avait « perdu de son sens » après l’indépendance (2018, éditions de la RMN, p. 27).
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5.
Une reproduction dynamique des 20 panneaux sur un écran géant incurvé permet au visiteur du musée du Luxembourg de découvrir l’intégralité de l’œuvre. Par ailleurs, plusieurs études de l’Épopée dont une aquarelle et gouache sur papier de L’abolition du servage en Russie sont accrochées dans la même salle.
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6.
Dans les Mémoires d’un chasseur (1852), mais aussi dans Pères et fils (1862).
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7.
Tomoko Sato, commissaire de l’exposition du musée du Luxembourg, indique dans son ouvrage précité sur Mucha que Crane exigeait que le peintre s’inspire des « observations directes » du peuple russe (2018, éditions de la RMN, p. 79).
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8.
Comme La lumière de l’espérance ou Femme regardant une bougie brûlant. V. aussi Guerre,
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9.
dessins au crayon et au fusain de 1917.
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10.