« Nous l’Europe » : un plaidoyer pour une reconstruction européenne au Festival d’Avignon

Publié le 30/08/2019

L’Europe fut au cœur de nombreux spectacles du Festival d’Avignon 2019 aussi bien dans la programmation du In que dans celle du Off, à travers des spectacles dont le très attendu Nous l’Europe. Banquet des peuples, interrogeant directement l’histoire de la construction européenne, ainsi que son fonctionnement actuel, mais aussi via la thématique de l’Odyssée retenue cette année dans le In, multipliant les questionnements sur l’exil et les migrations.

« Mettre l’Europe en scène, comment voulez-vous intéresser le spectateur avec un tel sujet ? », s’interrogent plusieurs des six comédiens européens dans Nous, le peuple européen, six personnages en quête d’Europe qui se jouait dans le off, mettant en scène de jeunes citoyens européens désireux de voir l’Union européenne répondre aux grands défis du XXIe siècle1.

C’est la même question qu’aurait pu se poser Roland Auzet en voulant adapter l’essai de Laurent Gaudé, Nous l’Europe. Banquet des peuples, l’auteur prolixe de romans et théâtre, ayant opté pour une fois pour un court récit poétique narratif en vers libres, considérant que « le rêve européen a besoin de désir » et qu’il « mourra s’il n’est plus qu’une liste sèche de législations, de normes et d’échanges commerciaux ». Il faut souligner qu’il ne s’agit pas d’un essai opportuniste, car ce n’est pas la première fois que l’auteur s’intéresse aux questions européennes, notamment à celles relatives à la gestion des frontières et ses conséquences effroyables en mer Méditerranée2. Que l’Europe ait besoin d’un récit aux deux sens du terme ne fait pas de doute et le récit littéraire est incontestablement réussi. Dès la première phrase de son ouvrage, l’auteur part du constat que « l’Europe semble avoir oublié qu’elle est la fille de l’épopée et de l’utopie » et qu’elle « s’assèche de ne pas parvenir à la rappeler à ses citoyens » car « trop lointaine, désincarnée, elle ne suscite souvent plus qu’un ennui désabusé »3. S’ensuivent des interrogations sur notre identité, notre passé, les contradictions de ce continent qui « a inventé des cauchemars », mais a aussi fait « naître des lumières qui ont éclairé le monde entier », et « l’expérience douloureuse de la frontière ». Curieusement, il est fait référence s’agissant du bilan de cette « aventure politique » à 27 nations et non 28, comme si le Royaume-Uni avait déjà quitté l’Union européenne, anticipation peut-être pour ne pas prendre le risque de publier un texte rapidement daté par rapport à l’échéance du Brexit initialement prévue. Laurent Gaudé revient longuement sur la construction historique des États européens et condamne tous les responsables des catastrophes diverses en invitant le lecteur à « cracher » sur leurs noms, ce qui sera repris avec emphase dans l’adaptation théâtrale, puis – contrairement à ce que l’on aurait pu supposer – livre plus rapidement sa vision de l’Europe en tant que construction juridique, ses attentes déçues, mais aussi sa foi dans cette grande aventure.

« Raconter notre épopée commune et le faire avec passion »4 est une recommandation certainement retenue comme point de départ par Roland Auzé, qui avait déjà adapté l’un des textes de théâtre (Mille orphelins) de Laurent Gaudé. Néanmoins, l’adaptation théâtrale est d’emblée plus ambiguë. Elle démarre avec la présence des 11 acteurs et musiciens sur le plateau et de la cinquantaine de choristes (de la maîtrise de l’Opéra Grand Avignon et d’amateurs), des matelas gris au sol, qui serviront de lieux de chute et d’amoncellement notamment contre un écran géant d’abord en fond de scène, puis qui avance menaçant et se déportant latéralement pour laisser place à l’explosion des sons et de la colère d’une batterie (Vincent Kreydder) et guitare électrique (Karoline Rose) furieuses livrant certains intermèdes dignes d’un concert de métal et investissant superbement l’immense espace scénique de la cour du lycée Saint-Joseph.

L’un des principaux et époustouflants comédiens, Emmanuel Schwartz, nous invective en guise de prologue ou de chapitre introductif inédit : « On avait dit non ! (…) On nous a posé la question : oui ou non ? (…) En fait, pour ou contre. (…) On a dit non et on a fait en sorte que ce soit oui ». En quelques minutes sur ce registre, le public comprend bien entendu qu’il s’agit du référendum de mai 2005 sur la constitution pour l’Europe dont le résultat a été contourné par le traité de Lisbonne de 2007, et il approuve l’arrogance et le mépris qu’aurait eu l’Europe dans cet « escamotage de la voie des urnes », qui lui est théâtralement offerte sur un plateau…

Cette adresse très démagogique au peuple-spectateur en ces temps de remise en cause de l’Union européenne, transforme la noble passion en haine dont elle est toujours si voisine. Le propos de Laurent Gaudé évitait ce glissement fâcheux, en étant plus fin et plus proche des réflexions menées dans les cercles et supports de réflexion politique et juridique qui ne ménagent pas l’analyse critique5, mais sans l’orienter de manière à flatter les populismes.

Durant l’heure et demie suivante, le texte est en revanche suivi presque à la lettre, de la constitution des Nations à partir de la révolte de Palerme de 1848 au « plus jamais çà » en passant par la colonisation et le passeport Nansen, étapes ponctuées par la voix magique du contre-ténor Rodrigo Ferreira et d’un chœur au sens musical et au sens du théâtre antique, qui ajoutent au lyrisme de l’écrit, dont certains extraits sont projetés sur un écran mobile quand ils sont prononcés par les comédiens « coryphées » dans d’autres langues que le français. Il y a également quelques ajouts, en particulier les interrogatoires récurrents relatifs à la procédure d’asile.

Le spectacle bascule quand montent du premier rang des spectateurs, les « grands témoins » du soir, car Roland Auzé a envisagé en intermède la participation de personnalités politiques ou hauts fonctionnaires de la construction européenne, comme François Hollande le 6 juillet, soir de la création de la pièce, ou Pascal Lamy et Geneviève Pons le 9 juillet, qui sont interrogés par les comédiens eux-mêmes sur leur vision de l’Europe qui est, par exemple pour l’ancien commissaire européen et directeur de l’OMC, « l’endroit le plus civilisé au monde », « celui où il y a de la liberté et de la solidarité », et « la meilleure protection des données » et « où il fait bon vivre »…

L’on peut légitimement s’interroger sur le sens de telles interventions qui déstabilisent nécessairement les spectateurs, aussi bien ceux qui se sentaient flattés par le point de départ du spectacle que les européanistes les plus convaincus, les uns et les autres étonnés de cette percée du politiquement correct, de la mise en valeur de ce qui était artistiquement dénoncé, à tort ou à raison, l’heure précédente et qui sur le plan dramaturgique casse complètement le déroulé et l’esthétique du spectacle. Un spectateur exaspéré s’est en outre permis d’interpeller Pascal Lamy sur son inaction en matière de politique sociale, après que ce dernier a répondu que son seul regret personnel était de ne pas avoir porté assez d’attention au volet culturel…

À la suite de cette intervention spontanée copieusement applaudie, le spectacle a repris tant bien que mal, mais la magie a disparu. L’hymne de la neuvième symphonie de Beethoven est remplacé par le chant résistant Bella Ciao et, quelques scènes plus tard, le plateau en liesse invite les spectateurs à rejoindre les comédiens sur scène pour danser et chanter sur Hey Jude des Beatles et ainsi concrétiser l’idée du « être-ensemble »… C’est donc cela le banquet des peuples ?

Nous l’Europe. Banquet des peuples de Laurent Gaudé, mis en scène par Roland Auzet

DR

Notes de bas de pages

  • 1.
    La création collective basée sur un texte de Catherine Guibourt se jouait dans la salle Simone Veil du théâtre de la porte Saint Michel à Avignon.
  • 2.
    Gaudé L., Eldorado, 2006, Babel.
  • 3.
    Gaudé L., Nous, l’Europe. Banquet des peuples, 2019, Actes Sud, p. 7.
  • 4.
    Gaudé L., Nous, l’Europe. Banquet des peuples, 2019, Actes Sud, p. 10.
  • 5.
    V. par exemple le numéro de mai 2018, Nous l’Europe et les autres de la revue Esprit.
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