À la veille des JO, la justice défie la délinquance économique et financière

Publié le 11/03/2024

En Seine-Saint-Denis, ce département à la fois très dynamique, mais parmi les plus atteint par la délinquance économique et financière, procureur et président du tribunal de commerce travaillent main dans la main pour assainir le monde économique.

Les Jeux Olympiques de Paris 2024, l’attention —  et les moyens — qu’ils attirent sur la Seine-Saint-Denis permettront-ils de faire progresser la lutte contre la circulation de l’argent sale, une discipline pour laquelle le département monte certainement sur la plus haute marche du podium ? C’est en tout cas ce qu’invitait à penser le ton sévère du discours d’Éric Mathais, procureur de la République, à l’occasion de l’audience de rentrée du tribunal de commerce de Bobigny, le 24 janvier dernier. « Dans ce département, il est une question centrale : la circulation d’argent sale, qui échappe aux règles de la taxation officielle. Le trafic de cigarettes ou de médicaments. Il y a aussi la question du blanchiment de ces sommes, qu’il s’agisse de travail dissimulé, ou d’escamoter les échanges entre l’Asie, l’Afrique, l’Amérique du Sud ou encore l’Europe de l’Est », estime le procureur.

Une justice qui rapporte

Pour lutter contre ce fléau, le tribunal – dont le nombre de juges a augmenté de 57 à 61 cette année – a renforcé l’effectif de la division des affaires économiques et financières (DAEF), en lui attribuant un juge supplémentaire – elle compte désormais 8 juges consulaires – ainsi que 5 assistants. « Certains postes sont à pourvoir, dont un nouveau poste « entreprises en difficulté et droit des affaires », a annoncé le procureur. La DAEF bénéficie d’une juriste assistante chargée des saisies et confiscations. Cette division fait office de bras armé du tribunal aussi bien dans ses missions pénales que dans celle de garantie de l’ordre public économique, et elle a le pouvoir de prononcer des sanctions patrimoniales. Le procureur a tenu à saluer le haut niveau de technicité des dossiers instruits par son parquet, « qui, ailleurs, auraient été confiés à des parquets spécialisés interrégionaux ». Deux cabinets spécialisés du tribunal sont ainsi consacrés aux dossiers économiques complexes. « Le président veut renforcer les capacités d’investigation », affirme le procureur.

Et pour cause : la justice rapporte de plus en plus. Le tribunal a saisi 42 millions d’euros en 2023, contre 39 millions l’année précédente. Et 27 millions ont été saisis par la seule DAEF. « Le parquet a procédé à 225 saisies pour 16 millions d’euros, à 25 saisies immobilières pour dix millions d’euros et à 444 saisies numéraires », égrène Éric Mathais. Le produit de ces confiscations est versé à l’État, à la mission interministérielle de lutte contre les drogues et conduites addictives, au fonds de prévention en matière de stupéfiants, à des associations de lutte contre la prostitution et la traite d’êtres humains, à l’indemnisation de parties civiles, à la Direction générale de la police judiciaire, afin d’assurer la protection des repentis, ou encore aux services d’enquête contre la criminalité et la délinquance. « C’est un axe majeur de notre politique pénale », rappelle Éric Mathais au monde économique qui se presse dans l’auditorium.

Trafics et fraude fiscale

Au tour d’Isabelle Minguet, la procureure adjointe en charge des affaires économiques et financières, impliquée en particulier dans les procédures collectives, de s’avancer sur l’estrade. « Le département connaît un fort dynamisme économique, avec des projets d’aménagements urbains et de construction de nouvelles infrastructures. Mais c’est aussi le lieu d’une gigantesque économie souterraine, liée aux trafics à l’œuvre comme à une fraude fiscale colossale. Les flux circulent en espèces et via des comptes de sociétés frauduleuses », avance Isabelle Minguet. Des sociétés éphémères, immatriculées sous des identités d’hommes de paille et sans activité économique, sans autre objet que de commettre des infractions pénales en rémunérant des travailleurs non déclarés ou pour blanchir de l’argent sale, semblent faire florès. « En matière pénale, le parquet diligente des enquêtes sur le blanchiment en bande organisée. Mais il a depuis septembre 2023 mis en place un circuit court particulièrement efficace, en lien avec Tracfin, qui saisit rapidement et massivement les fonds qui circulent via ces sociétés frauduleuses », explique la procureure adjointe. Depuis septembre 2023, 6,3 millions d’euros ont été saisis dans ce seul cadre.

Le parquet agit également par le biais du tribunal de commerce, par la vérification rigoureuse, par le greffe, des pièces produites lors des demandes d’immatriculation ou de modifications au registre du commerce et des sociétés. « En 2023, 311 faits ont été dénoncés au parquet au titre de l’article 40. Il s’agissait, pour la plupart, de faux documents d’identité lors de tentatives d’inscriptions du registre. Le parquet a adressé au juge commis à la surveillance du registre 444 requêtes pour radiation en lien avec l’usage de faux documents à l’occasion de formalités », indique la procureure adjointe, qui termine son discours avec le même ton de mise en garde que son supérieur : « Le parquet reste attentif à ce que des sanctions personnelles – comme l’interdiction de gérer et faillite personnelle – et pécuniaires soient prononcées à l’encontre des chefs d’entreprise fautifs ». Elle relève également avec satisfaction l’augmentation du nombre de dossiers de sanctions pécuniaires ouverts en 2023 par rapport aux années précédentes.

Une augmentation du nombre de dossiers liés aux PGE

Le discours des duettistes achevé, c’est au tour du président, Claude Dufaur, de prendre la parole pour commenter le bilan chiffré du tribunal de commerce, millésime 2023. « Le ralentissement connu pendant les années Covid est bien terminé, sans pour autant qu’on assiste à une vague de défaillances d’entreprises. Nous sommes loin du tsunami annoncé », tient-il d’abord à rassurer. En 2023, la juridiction a rendu 65 000 décisions de justice, contre 44 000 en 2022, retrouvant ainsi le niveau de performance de 2018. Le registre du commerce et des sociétés de Seine-Saint-Denis compte en 2023, 172 000 entreprises inscrites, et enregistre un solde net positif de 4 723 immatriculations, ce qui en fait l’un des départements les plus dynamiques de France, et ce malgré l’économie souterraine évoquée plus tôt par les représentants du parquet.

L’importance du nombre d’inscriptions au RCS permet aux services du tribunal de commerce de travailler efficacement sur la prévention. Un travail entravé, en revanche, par le faible taux de dépôt des comptes annuels, dont s’acquittent seulement 55 % des entreprises. « Il conviendrait de renforcer notre action avec le parquet pour inciter les entreprises à déposer leurs comptes. 67 % des entreprises ayant fait l’objet d’une procédure collective n’avaient pas accompli cette formalité », et sont ainsi passées sous les radars de la détection – et de l’aide – du tribunal de commerce. S’agissant du contentieux, le nombre de décisions rendues au fond a augmenté de 20 %, dépassant ainsi les chiffres de 2019, alors même que le nombre de litiges liés aux réclamations sur le transport aérien a chuté de 30 %, du fait de l’annulation des vols pendant le Covid. « Nous assistons en revanche à une augmentation du nombre de dossiers de demande de remboursement de Prêts garantis par l’État. 30 jugements sont en cours, pour un montant de 2,5 millions d’euros », relève Claude Dufaur. La juridiction a signé 10 531 ordonnances d’injonction à payer, pour un montant de 38 millions d’euros, un chiffre supérieur à 2019. Enfin, 51 conciliations ont abouti. « Le contentieux est le socle de notre tribunal, c’est là que sont formés les juges. La qualité des jugements se mesure à l’aune du taux d’infirmation en appel, qui en 2021, s’élevait à 1,04 % », indique fièrement le président, qui rappelle au passage le délai moyen de 158 jours entre la première audience et la mise à disposition du jugement.

Un travail de prévention, plus que de répression

« Le tribunal doit apparaître comme une aide pour les entreprises, et non comme un fossoyeur », a martelé Claude Dufaur. 641 entreprises ont été accompagnées par les juges de la prévention en 2023, contre 337 en 2022, ce qui témoigne d’un bel effort. Le tribunal a enregistré un nombre de 377 PV de carence, révélant un taux de 59 % d’absence des convoqués aux entretiens. Le nombre de dossiers classés sans suite a lui aussi augmenté. « C’est lié à la taille plus importante des entreprises convoquées en 2023 », explique le président du tribunal, qui appelle au renforcement de la collaboration avec la Banque de France, l’Urssaf, le Comité interministériel de redressement industriel ou encore la DGFiP – avec qui une convention a été conclue le 17 mars 2023 – pour mener à bien la détection et obtenir des éléments d’alerte sur l’état des entreprises. Une fois détectées, 37 des sociétés ont fait l’objet d’un mandat ad hoc, 35 entreprises, d’une conciliation. « Cela représente deux millions de chiffre d’affaires et 16 000 emplois sauvegardés », relève Claude Dufaur. Le président du tribunal de commerce souligne la volonté du tribunal de lutter contre l’exercice illégal de la profession d’expert-comptable, en lien avec la chambre des experts-comptables. Il souligne également l’augmentation, cette année, de l’activité du Centre d’information sur la prévention des difficultés des entreprises, ou de l’antenne départementale du groupement de prévention agréé. Enfin, l’Association d’aide psychologique aux chefs d’entreprise, l’APESA, a enregistré en 2023 une multiplication par trois de leurs dossiers.

Côté procédures collectives, la juridiction a enregistré 1 876 ouvertures, dont 242 en redressement judiciaire, et 16 en sauvegarde, soit 43 % de plus qu’en 2022, sans pour autant atteindre le volume de 2018. Le nombre de cessations de paiements a, en revanche, dépassé les chiffres de 2019, enregistrant une augmentation de 937 occurrences cette année. Le tribunal de commerce de Bobigny a enregistré en 2023 plus de 2 000 assignations, venant principalement de l’URSSAF ce dernier trimestre. « Cela laisse présager d’une augmentation significative du nombre d’ouvertures de procédures collectives en 2024. Nous nous attendons à une hausse de 54 % », prévient Claude Dufaur. Une hausse des faillites est constatée principalement dans le BTP, les transports routiers, l’hébergement et la restauration, du fait de l’augmentation des prix de l’énergie et de celle des denrées alimentaires. « Du côté des sanctions, l’actualité sociale du tribunal est constituée de faillites personnelles – on enregistre une croissance de 7 % par rapport à 2022, et d’une augmentation du nombre des sanctions patrimoniales », indique le président.

Des partenaires fidèles

Une fois ce bilan chiffré précis achevé, Claude Dufaur rend hommage à sa collaboration fructueuse avec les présidents des tribunaux de commerce voisins du Val-de-Marne et de Seine-et-Marne. Il salue également la collaboration « efficace et cordiale » avec le parquet, avec qui il partage la mission de préserver l’ordre public économique, et de procéder à 467 saisies d’office en 2023, et les remercie pour leur forte présence malgré le manque de moyens. Il remercie les greffiers, et signale l’embauche d’un nouveau juge greffier côté salariés. Le président insiste sur l’importance de la qualité de la relation entre les juges et les greffes, notamment dans la réalisation de la transformation numérique de la justice.

Cette audience solennelle est aussi l’occasion de renforcer les liens avec divers partenaires. Ceux qui préviennent les difficultés des chefs d’entreprises tels que le CIP, l’APESA ou le GPA, d’abord. La Chambre du commerce et de l’industrie tout comme celle des métiers et de l’artisanat, ensuite, présidées respectivement par Danièle et Francis Dubrac. Le président du tribunal remercie également la Sorbonne Paris-Nord, dont il accueille certains stagiaires, et qui a organisé, lors de la dernière « Nuit du droit », un colloque sur le soutien aux entrepreneurs et le sauvetage de l’entreprise Europacorps dans les locaux du tribunal de commerce, qui sera reconduit en 2024. Le Medef et la CPME sont remerciés pour leur concours au recrutement des juges. Les commissaires et experts judiciaires, pour leur assistance aux décisions du tribunal. Claude Dufaur salue ensuite les sept juges qui doivent quitter le tribunal, ayant atteint les limites d’âges ou d’années de mandat imposées par la dernière réforme. « Le départ de ces juges est une perte pour le tribunal », regrette le président, qui espère le concours de ces retraités pour former leurs successeurs.

Des perspectives enthousiasmantes

Claude Dufaur aborde ensuite la perspective de la création des tribunaux d’activité économique, une réforme pour laquelle il estime être parvenu à faire entendre la voix des tribunaux de commerce, et qui a abouti à la loi de programmation 2023-2027. « Un arrêté du ministère de la Justice désignera entre neuf et douze tribunaux de commerce pour tester les attributions du tribunal d’activité économique. Le tribunal de Bobigny est candidat.

Seconde perspective, qui semble éprouver les plus grandes difficultés : celle du guichet unique instauré par la loi Pacte. N’étant pas opérationnelle comme prévu le 1er janvier 2023, une procédure de secours pour rouvrir Infogreffe a dû être réactivée. Elle devait elle-même finir en juin 2023, mais le site n’est toujours pas accessible. Il est à craindre que les conséquences d’une réforme mal conduite se fassent sentir pendant plusieurs années, sans apporter la simplification attendue », déplore-t-il. Troisième perspective : l’amplification de la politique de « l’amiable ». Le Code de procédure civile a été réformé le 29 juillet 2023 pour inciter à ce type de résolution de litiges. « En attendant les textes d’application, le tribunal de commerce a créé une mission de conciliation, qui a permis de faire aboutir 51 dossiers. Enfin, dernière perspective : un moment de convivialité offert, autour d’un pot, par l’association des magistrats consulaires de Bobigny. De quoi fêter une nouvelle année qui s’avère pleine de défis encore à relever.

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