Au tribunal judiciaire de Créteil, l’optimisme comme valeur cardinale

Publié le 20/02/2024

Dans l’une des juridictions les plus accaparées de France, l’audience solennelle de rentrée donne le ton. Dans un climat toujours anxiogène, à cause des sous-effectifs entre autres, le président, Éric Bienko vel Bienek, et le procureur de la République, Stéphane Hardouin, se sont tous deux félicités d’une réduction des stocks et d’un pas de plus vers la numérisation des usages… mais font le dos rond, quelques mois avant les Jeux olympiques.

Cette année, il a fallu attendre début février pour assister à l’audience solennelle de rentrée du tribunal judiciaire de Créteil, faute de disponibilité de la salle d’audience. Les choses seront sans doute différentes l’année prochaine : les travaux de désamiantage et de rénovation du bâtiment, initiés en avril 2021, seront terminés dans quelques mois, annonce le président, dans un optimisme qui l’honore.

Dans la grande salle d’audience, pas une seule place libre. Un enthousiasme qui résonne avec l’humeur des chefs de juridictions, en habits d’apparat, qui se sont mis d’accord sur un point, lisible sur la plaquette distribuée à toute l’assemblée :  « 2023 aura confirmé le dynamisme et la volonté d’aller de l’avant qui animent la juridiction cristolienne grâce à la mobilisation et à l’engagement de tous les magistrats, fonctionnaires et agents répartis dans l’ensemble des services ».

Dans le discours adressé à l’assemblée, le procureur Stéphane Hardouin, salue une véritable communauté, rassemblée à l’occasion de la cérémonie : « l’an dernier, nous placions l’année judiciaire 2023 sous le signe de l’optimisme et de la confiance. Nous le disons souvent, non pas comme un slogan, mais comme une conviction forgée par notre quotidien. Il y a bien un « esprit Créteil ». Cette communauté judiciaire n’est pas un village gaulois, elle s’insère dans un territoire, un département de plus d’1,4 millions d’habitants qui représente un segment dynamique et jeune de l’agglomération parisienne », affirme-t-il.

Une activité pénale intense, un manque d’effectif criant

En 2023, le TJ n’a pas chômé : il a été saisie de 18 728 nouvelles affaires poursuivables en pénal, et de 21 219 en civiles. Elle a rendu 21 167 décisions en 2023, soit un taux de couverture proche de 100 % qui a permis de contenir l’augmentation des entrées constatées par rapport à 2022 et de maintenir le stock d’affaires en cours, a souligné dans son discours Éric Bienko vel Bienek : « Pour avoir une idée exacte des efforts accomplis, il convient de se pencher sur les évolutions entre 2021 et 2023. Pour constater que l’augmentation des affaires nouvelles a été de l’ordre de 19 % dans la juridiction durant cette période alors qu’une stagnation était relevée dans les juridictions de même catégorie, et que le tribunal a été en capacité de faire face à cette hausse d’activité en rendant 20 % de décisions en plus. D’un point de vue plus qualitatif, le délai d’écoulement du stock et son âge moyen ainsi que la durée de traitement ont parallèlement diminué pour passer en dessous de la moyenne des juridictions de même taille. » La raison : les émeutes urbaines entre autres qui ont concerné le département et mobilisé tous les niveaux de la chaîne judiciaire.

Le tribunal a réussi à faire face à une saison considérée comme « particulièrement éprouvante » par la présidence. Le coupable : le manque d’effectifs, encore et toujours. « Cela a été le cas pour le greffe puisque Mme la directrice connaît un taux d’absentéisme de plus de 12 %. Cela a aussi été le cas pour le siège qui aujourd’hui encore ne peut compter que sur 88 magistrats, bientôt 87, dans une juridiction qui devrait en avoir 96 ». La plaquette spécifie aussi des écarts importants entre les effectifs théoriques et réels pour les fonctionnaires tribunal judiciaire (281 ETP au lieu de 304), les fonctionnaires tribunaux de proximité (52 au lieu de 68). « Même si des moyens ont déjà été alloués, avec l’arrivée de nombreux contractuels et de juristes assistants, et même si d’autres sont encore attendus, ce dont je ne doute pas et ce dont je me réjouis grandement, la situation reste encore difficile dans une juridiction qui, même concernée par les Jeux olympiques et paralympiques, n’a bénéficié d’aucun renfort en magistrats et fonctionnaires », a précisé le premier magistrat.

Les affaires familiales, point d’attention de la cour

L’activité du pôle social est en nette augmentation en 2023 avec un taux de couverture de plus de 127 %, mais ce sont les affaires familiales qui ont représenté une part importante de l’activité civile, « de l’ordre de 21 % », a précisé le président. Pour les affaires familiales : 4 485 affaires nouvelles, 4 474 affaires terminées et 4 475 activités en cours. Des chiffres étrangement similaires. 2023 a résonné avec la mise en place des Pôles spécialisés dans les violences intra familiales (VIF), animés pour le siège par Philippe Combettes, premier vice-président en charge du pôle pénal. L’objectif est de recueillir et relayer les informations entre les différents services juridictionnels intéressés (JAF, JE, JAP, juge des tutelles) et de proposer des innovations et des circuits de traitement prioritaires. Le but : réduire le temps de traitement des dossiers (qui a déjà baissé depuis 2020 de près de 5 mois). Le délai d’audiencement en matière d’instances modificatives a été ramené de 13 mois à 5,5 mois et la création d’un 10e cabinet en début d’année a eu pour objectif de réduire encore ce délai (qui reste encore de 11 mois en moyenne, pour les divorces).

Parallèlement, des travaux ont débuté pour réfléchir à une réorganisation des deux chambres correctionnelles traitant principalement de ce contentieux des violences intrafamiliales. De plus, dédier une seule chambre à ce contentieux et créer des audiences qui y soient entièrement dédiées serait possible dès le mois de septembre, « sachant que certaines chambres comportent déjà plus de 80 % de dossiers de violences intrafamiliales », précise le président. C’est un projet mené dans la concertation, qui se prolongera bien sûr en 2024. Et qui, en tenant compte des premières analyses qui évaluent à environ 950 le nombre de dossiers de ce type à juger dans l’année et à près de 100 le nombre d’audiences à juge unique à dédier à ce contentieux, interroge déjà sur l’inadéquation actuelle entre les besoins identifiés et les moyens humains et matériels à disposition.

L’activité du tribunal pour enfants se détache aussi particulièrement. Aujourd’hui, 9 juges assurent le suivi de 3 600 mineurs en assistance éducative et ont vu le nombre d’affaires nouvelles progresser de 43 % en 3 années, avec une hausse de plus de 33 % des saisines concernant les mineurs non accompagnés. Le président a précisé que la situation des mineurs non accompagnés était particulièrement préoccupante avec une augmentation du délai moyen entre la saisine et la date d’audience, passée de 91 jours en 2022 à 140 jours en 2023. « En dépit des nouveaux créneaux créés, ce phénomène dramatique se poursuit et aboutit, faute de moyens suffisants, à une dégradation de la prise en charge ».

Le président a également souhaité s’arrêter sur le contentieux aérien, spécificité du territoire avec l’aéroport d’Orly, pointant le risque d’une embolie liée à la multiplication des procédures rendues possible par des démarches proposées aux voyageurs sur internet. « Les demandes de ce type, qui tendent à obtenir une indemnisation forfaitaire comprise entre 300 et 600 euros à la suite du retard ou de l’annulation d’un vol, ont, en effet, explosé en 2023 par l’action de plateformes en ligne qui proposent des indemnisations clé en main ». Des procédures qui ne sont pas sans conséquences pour l’activité des tribunaux de proximité : « elles représentent près de 64 % des affaires nouvelles et 57 % du stock du tribunal d’Ivry (2 200 dossiers), elles obligent les fonctionnaires et les magistrats à déployer une énergie considérable pour un résultat très limité, voire nul, puisque 80 % des procédures se concluent par un désistement ».

Les procédures simplifiées et la politique de l’amiable, solution pour le désengorgement des tribunaux ?

Le pôle correctionnel a, quant à lui, rendu, en 2023, plus de 6 800 jugements durant les 800 audiences qui se sont tenues et 4 830 décisions dans le cadre spécifique des procédures simplifiées, c’est-à-dire les ordonnances pénales, les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité et les compositions pénales. Soit un total de 11 630 décisions. Le nombre de procédures soumises au juge dans le cadre de la procédure de CRPC déferrement a doublé entre 2021 et 2023 pour atteindre 436 dossiers et le nombre d’ordonnances pénales validées a augmenté de 53 % durant les 2 dernières années pour atteindre un chiffre de 3 086 en 2023. Ces chiffres sont pour le président un signe encourageant : la pression sur les chambres pénales (chargée à bloc depuis des années) s’en retrouverait amoindri.

Le procureur rappelle, quant à lui, la résistance qui s’est formée de long mois contre le recours aux CRPC avec déferrement, plébiscité : « Le recours aux CRPC par voie de déferrement est exponentiel (…) là encore, nous redonnons du temps et du sens au débat judiciaire. si certaines audiences de comparution immédiate restent tardives, la majorité se termine désormais à une heure acceptable. L’impératif de gestion et la qualité de la réponse juridictionnelle sont en réalité indissociables. On a bien tort lorsqu’on tente de les opposer. Et c’est un devoir aussi juridique que déontologique, que d’en garantir l’effectivité (…) alors je connais les réticences, pour ne pas dire l’opposition, qui s’est exprimée collectivement, des avocats du Val-de-Marne à la pratique de CRPC sur déferrement lorsque la proposition de peine est assortie d’une incarcération immédiate ». Le magistrat accorde cependant sa confiance aux bâtonniers par un trait d’humour : « J’ai bien conscience, M. Le bâtonnier, de ne pas avoir complètement facilité votre mandat avec notre volonté d’appliquer pleinement la loi en matière de CRPC ». Le procureur annonce que la question de la commission d’office dans le cadre des CRPC avec déferrement restera dans les conversations en 2024, tout en invoquant la justice équitable, pour remettre en question la position du Barreau : « je sais votre attachement, Mme le bâtonnier, au respect de ce principe fondamental qui permet aux plus démunis de bénéficier d’une assistance de qualité dans le procès pénal. Nous continuerons donc de discuter des modalités de la commission d’office lorsque le parquet envisagera une CRPC avec incarcération immédiate. Car nous ne renoncerons pas à une réponse prévue par la loi, ni à mettre en œuvre le droit à l’assistance pour quelqu’un qui entend l’exercer. Il ne serait pas juste que seuls les prévenus bénéficiant d’un avocat choisi disposent de cette possibilité lorsque les autres en sont privés pour des raisons étrangères à leur situation. pas plus qu’il ne serait équitable que des disparités territoriales s’installent à quelques kilomètres de distance. Je suis confiant en ayant bien conscience que les changements supposent de la pédagogie et de la concertation ».

Explorer les voies alternatives aux procédures pénales et aux incarcérations

Le procureur a tenu à revenir sur un sujet brûlant dans le Val-de-Marne : la surpopulation carcérale. Le centre pénitentiaire de Fresnes, régulièrement pointé du doigt pour les conditions inhumaines d’incarcération et la surpopulation.  « Une prison fait pleinement partie d’un territoire, elle n’est pas un lieu de relégation hors du monde. C’est la responsabilité d’un procureur que de tenir compte de son occupation et de ses conditions de vie ». Il n’y a pas de « baguette magique » pour trouver la solution, insiste Stéphane Hardouin. « Nous devons davantage utiliser les leviers qui sont à notre disposition. Il nous faut intensifier le recours au recours au travail d’intérêt général, non pas seulement en alternative directe à l’incarcération ce qui est assez rare en comparution immédiate mais surtout à la place du sursis pour prévenir des révocations en cascade qui font basculer d’un coup un parcours dans le tout carcéral ».

Dans son discours, le président a beaucoup insisté, quant à lui, sur la politique de l’amiable, qui a continué de se développer dans le ressort et sur de nouveaux contentieux. Au mois d’octobre a été organisée une « semaine de la médiation familiale » dans la salle des pas perdus. Une réunion d’information destinée aux conseillers du CPH de Créteil sur la médiation, imaginée par la coordonnatrice du pôle social a été tenue en décembre 2023. Au tribunal de proximité de Sucy-en-Brie avec, sous l’impulsion du juge chargé de l’administration, on a assisté à l’ouverture d’audiences dédiées à la conciliation pour des affaires dans lesquelles interviennent des bailleurs sociaux. « Une généralisation de cette pratique sur le ressort pourrait être étudiée », a lancé le président, conscient du travail qu’il reste à faire pour changer les esprits. La diffusion d’une vraie culture de l’amiable suppose une évolution des pratiques et des réflexes des acteurs de la justice. La désignation d’ambassadeurs de l’amiable ou la création récente d’un groupe de travail composé d’universitaires vont indéniablement dans le bon sens ».

Numérisation : de l’expérimentation à la mise en pratique

Le tribunal judiciaire de Créteil a été choisi en avril 2023 pour être le premier de l’agglomération parisienne à expérimenter la procédure pénale numérique (PPN) pour les comparutions immédiates. Le 18 janvier 2024 est une date symbolique pour le procureur : « nous retiendrons cette date : le président, Sylvain Bottineau, et Camille Saulnier, greffière, ont signé ensemble électroniquement la première note d’audience ! Le magistrat utilise cet outil, reçoit chaque jour les procédures transmises par la Direction territoriale de sécurité de proximité qui seront jugées le lendemain. Ce n’est pas seulement un outil technique pour améliorer le traitement de la chaîne pénale de bout en bout, c’est une véritable chaîne de confiance qui confère à la source numérique la valeur authentique. Les potentialités sont immenses à l’aube de l’intelligence artificielle. » Le procureur a salué magistrats et avocats pour avoir su s’adapter à cette révolution numérique.

Une transformation des usages qui fait aussi la fierté du président, rappelant l’expression du garde des Sceaux qualifiant la PPN de « cœur du réacteur » de la justice du XXIsiècle. « De façon très égoïste, j’espère que cette ambition permettra à la juridiction de poursuivre dans les meilleures conditions le déploiement de la procédure pénale numérique, qui complète la chaîne pénale d’un service de dématérialisation native des procédures. Les flux sont maintenant largement ouverts, les dossiers nativement numériques provenant des commissariats sont complétés par les casiers judiciaires et enquêtes sociales rapides dématérialisées, et un calendrier a été élaboré afin d’envisager une disparition progressive des exemplaires papiers pour tendre au « zéro papier ». La signature électronique vient d’être testée pour les notes d’audience et les notices et demain, la PPN sera étendue aux procédures de CRPC et aux ordonnances pénales », souligne le magistrat.

Une année 2024 à prendre avec des pincettes

Cette modernisation ne sera sans doute pas de trop pour aborder 2024, l’année des Jeux olympiques, qui aura une incidence sur l’activité du tribunal, avance le président dans son discours. « Nous serons donc encore en mode travaux quand nous passerons, selon l’expression consacrée, en mode Jeux olympiques et paralympiques cet été. L’organisation générale de cette période a déjà été arrêtée l’automne dernier, en tenant compte en particulier de l’impact que pourrait avoir sur notre activité pénale l’afflux de passagers à Orly, 15 millions de personnes étant attendues pour cette manifestation, et les infractions que ce phénomène pourrait susciter ».

Malgré les incertitudes suscitées par cette échéance, le président, comme le procureur, avancent de front pour être au rendez-vous de cet événement planétaire en utilisant la gestion des émeutes urbaines comme indice que la juridiction sera prête. « Les émeutes urbaines de cet été qui, faut-il le rappeler, ont vu les geôles de cette juridiction attaquées au mortier à plusieurs reprises et ont conduit au déferrement du plus grand nombre de mineurs en France, ont montré la capacité de mobilisation et d’adaptation des fonctionnaires et magistrats de ce tribunal en cas de circonstances exceptionnelles ».

Dans la salle des pas perdus, robes rouges et noires discutent un verre de Champagne à la main la plaquette sous le coude. Une plaquette qui se termine par la promesse des chefs de juridiction : « nul doute que le suivi de ces projets, mais aussi de nouvelles réalisations, continueront à nous mobiliser avec détermination en 2024 avec le souci constant de rendre une justice de qualité dans des délais raisonnables, dans une juridiction qui, grâce aux travaux entamés depuis près de 3 années, poursuivra aussi sa transformation physique ». Joli programme !

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