Versailles veut devenir un « tribunal numérique »

Lors de l’audience de rentrée du tribunal judiciaire de Versailles, le 23 janvier dernier, Maryvonne Caillibotte a quitté sa fonction, avec émotion, laissant la place de procureure vacante jusqu’au mois de mars prochain. Une situation inédite, qui n’empêche pas la juridiction de lancer de nouveaux projets pour l’année 2025. Le tribunal espère se moderniser et obtenir le label de tribunal numérique.
Faire toujours plus avec des moyens constants. C’est « l’équation impossible », selon les mots de Maryvonne Caillibotte, à laquelle doit répondre, comme bien des juridictions, le tribunal judiciaire de Versailles. « S’agissant de l’activité du parquet, nous répondons à toujours plus d’appels téléphoniques. Nous poursuivons toujours plus. Nous traitons de plus en plus de messages, nous requérons de plus en plus souvent pour des audiences criminelles. Mais nous ne sommes pas plus nombreux », a-t-elle détaillé. La plaquette remise à l’occasion de cette audience solennelle traduit ce constat en chiffres. Le nombre de plaintes et de PV reçus est passé à 97 537, majeurs et mineurs confondus, contre 93 351 en 2022. Sur les 34 697 plaintes et PV reçus au sujet des majeurs, un peu plus de la moitié (17 974) étaient poursuivables. Les deux tiers de ces affaires ont donné lieu à des poursuites (10 737), le tiers restant a été traité par des alternatives. Outre ce travail strictement judiciaire, la juridiction a également fait œuvre de pédagogie. « Nous recevons les ministres, leur expliquons nos contraintes, nos idées, notre mobilisation. Nous répondons aux sollicitations des médias, des élus, de l’éducation nationale. En fait, nous répondons à peu près à toutes les sollicitations de la société civile et c’est bien normal ».
Pour Maryvonne Caillibotte, l’audience solennelle de janvier était à la fois une audience de rentrée et de sortie. Elle a quitté ses fonctions à la fin du mois de janvier, pour devenir procureure générale à la cour d’appel d’Amiens. Pour ce dernier discours devant la juridiction des Yvelines, elle a mêlé lyrisme et pragmatisme, bilan précis de l’activité et remerciements chaleureux. Comme tous les chefs de juridiction, elle a évoqué ces « stocks », impossibles à écluser. « Nous ne parvenons pas à vraiment évacuer le stock des dossiers qui sortent des cabinets d’instruction, et dont l’ancienneté augmente gentiment, sans parler du stock de dossiers criminels », a-t-elle reconnu.
Maryvonne Caillibotte a rejoint le parquet de Versailles en 2019. Elle a voulu faire le bilan de ces six années « passées à la tête de ce parquet magnifique », et émaillées de « marqueurs forts ».
Souvenirs des moments importants pour la juridiction
Elle a situé le premier d’entre eux en janvier 2019, quelques jours seulement avant sa prise de fonction. Cinq orphelins en provenance des camps de la frontière syro-irakienne atterrissaient alors sur la base aérienne de Villacoublay. Sur décision du gouvernement français, ils avaient été rapatriés pour être pris en charge. Une magistrate, seule ce jour-là, allait devoir poser les bases d’un nouveau savoir-faire : l’accompagnement des mineurs de retour de zone. « 165 mineurs ont depuis été accueillis dans ce département des Yvelines. Les derniers sont arrivés avec leur mère en juillet 2023. » Peu à peu, ces mineurs deviennent majeurs. Un nouveau « défi des années à venir », pour la juridiction : « Inventer des process pour une population que nous ne connaissons pas encore », « refaire de ces enfants de vrais citoyens de la France ».
Autre moment-clé, selon Maryvonne Caillibotte, les trois « attentats abominables » qui ont marqué l’histoire du territoire : Magnanville en 2016, Conflans-Sainte-Honorine en 2020 et Rambouillet en 2021. « Il y a un contraste saisissant entre les bonnes manières qui émaillent ce territoire et l’absolue violence dont il fait l’objet », a développé la procureure. Dans l’ordre chronologique, elle a égrené les noms des victimes : Jean-Baptiste Salvaing et Jessica Schneider, fonctionnaires de police, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, Stéphanie Montfermé, fonctionnaire de police. « Travailler dans ce département avec cette histoire très particulière, c’est intégrer ces noms et ces visages. Accepter de comprendre les traumatismes que cela a laissés ». Si, sur le plan judiciaire, ces affaires relèvent du parquet national terroriste, elles impliquent pour le parquet des Yvelines « un travail de lutte contre le communautarisme et la radicalisation au côté de la préfecture ».
Dernier marqueur-clé du mandat de Maryvonne Caillibotte, la lutte contre « une nouvelle forme de violence, plus intime et pas moins terrible : celle qui se noue au sein des familles et des couples, celle qui blesse, celle qui tue ». À partir de 2019, les plaintes ont afflué. « Les permanences de nos parquets, nos audiences, nos prisons, se sont remplies de la parole libérée par les victimes de violences intrafamiliales. Mon parquet et la juridiction tout entière se sont armés pour gérer ce flot continu, ininterrompu ». La juridiction s’est ainsi « professionnalisée », a estimé la présidente. « Nous sommes meilleurs. Nous avons des outils de protection : des téléphones graves danger, des bracelets anti-rapprochements. Nous évaluons mieux les situations, suivons mieux les victimes, les auteurs, les sortants de prison. Nous organisons les hébergements ». La prise en charge va jusqu’à la réparation, a souligné la procureure, mentionnant qu’un « institut de beauté se trouve à la maison de protection de la famille, qui dépend de la gendarmerie nationale ». Enfin, il y eut les Jeux olympiques de 2024, « des jours heureux », « une parenthèse formidable », pendant laquelle « le parquet s’est organisé pour une délinquance supplémentaire qui n’est pas venue ».
Un tribunal qui tend vers le zéro papier
Ces souvenirs évoqués avec éloquence, la procureure s’est penchée sur l’organisation du tribunal. Elle a mentionné la « révolution numérique, inexorable », qui fait son chemin dans la juridiction depuis 2021. Le tribunal tend vers le « zéro papier » et « une transmission des flux dématérialisée ». « Nous serons labellisés tribunal numérique. Cela ne saurait tarder », a-t-elle assuré. Rappelant qu’elle exerce ses fonctions au parquet depuis 35 ans, elle s’est réjouie de pouvoir compter désormais sur la présence de juristes assistants. « C’était pendant longtemps un rêve éveillé. Nous y sommes ». Cela engendre, d’après elle, « des organisations parfaitement nouvelles ». « Nous pouvons construire des méthodes de travail et recentrer les magistrats sur la décision, en intégrant ces jeunes juristes que nous accompagnons dans leur professionnalisation. Ce ne sont pas des sucres rapides – expression que je déteste – mais des personnes intégrées dans notre organisation ».
Un bilan « définitivement positif »
Alors que Maryvonne Caillibotte prenait une dernière fois la parole à Versailles, la juridiction se trouve désormais dans une situation incongrue, partagée par les ressorts de Nanterre et de Pontoise, qui ont également un fauteuil de procureur vacant. Maryvonne Caillibotte ignore encore le nom de celui ou celle qui viendra la remplacer, au mois de mars dans le meilleur des cas. « La vacance est prévue pour quelques semaines. C’est une situation très atypique. Celui ou celle qui prendra cette place vous dira ce que 2025 est susceptible d’être ». Maryvonne Caillebotte a néanmoins mis en avant trois thématiques majeures que son ou sa successeur devra aborder. La surpopulation pénitentiaire, d’abord. « La juridiction doit répondre au besoin de sécurité de nos concitoyens, mais sans perdre la nécessité de la réinsertion, et en y ajoutant la problématique de ce qui se passe dans les établissements pénitentiaires, qui deviennent le lieu de divers trafics ». Les délais d’audiencement, ensuite. « Jusqu’à quel point pourra-t-on assumer le fait que les gens soient de moins en moins jugés ? Le problème se pose surtout en matière criminelle, avec des libérations qui interviennent au fur et à mesure que les délais sont écoulés ». Dernier sujet, majeur, la délinquance des mineurs, en forte augmentation. « Jusqu’à présent, la part des mineurs dans la délinquance était faible dans le département des Yvelines, ce qui était atypique. Les Yvelines ont rattrapé la moyenne nationale ». Les chiffres de la justice des mineurs montrent à la fois une augmentation importante des signalements de mineurs en danger, passés de 1 168 en 2022 à 2 512 en 2024, et un plus grand nombre de décisions rendues au pénal : de 1 153 en 2022 à 1 623 en 2024.
Le bilan établi et les perspectives esquissées, Maryvonne Caillibotte s’est autorisée des propos plus personnels. « Des propos de cœur, de la reconnaissance. Ces fonctions juridictionnelles, depuis 6 ans, n’ont pas été un long fleuve tranquille mais sont un enrichissement quotidien que je souhaite à chacun d’entre vous ». Elle a livré un inventaire de ses souvenirs, levant un peu le voile sur les coulisses d’une vie de procureur. « Je me rappelle des nuits écourtées, des caillassages, des blessures, des violences, des outrages, des subventions qui n’arrivent pas, des rivières qui débordent et inondent le département, des agriculteurs agités, des chapiteaux qui brûlent, des circulaires qui se succèdent, sans parler de la loi qui n’arrête pas de changer. Je retiens notre conviction partagée que défendre et préserver l’intérêt général, cela en vaut la peine. Peut-être même que ça en vaut toutes les peines ». Dans ce bilan, « définitivement positif », Maryvonne Caillibotte a souligné sa bonne entente avec le président du tribunal, Bertrand Menay. « Il y avait un accord pratiquement parfait entre nous : même plus besoin de parler, on devance les mots de l’un ou l’autre. C’est merveilleux et c’est un privilège pour la bonne marche de la juridiction ». La procureure quitte ses fonctions avec la satisfaction de « laisser derrière elle un parquet encadré, organisé, en responsabilité, en parfait ordre de marche ».
Le président, Bertrand Menay, a choisi d’ouvrir son bilan par des propos plus « terre à terre », remerciant d’abord le personnel d’avoir travaillé dans des conditions difficiles, avec un transformateur puis un chauffage en panne. Dans un tel contexte, « la résilience des agents permet de remplir leurs missions ». Ces agents, il les a placés sous le patronage de Maurice Ravel, dont la maison du Belvédère, devenue musée, se situe à Montfort-l’Amaury, dans le département. « C’était le maître de l’orchestration, art dont nous devons sans cesse user. Ne pas trop attendre de ce que l’on nous promet, voilà le secret ». Le parallèle, bien sûr, s’arrête là. L’orchestration des magistrats n’a rien d’artistique : elle concerne « la gestion du stock ». Tout l’enjeu, pour la juridiction, est de trouver un équilibre, notamment au pénal, entre les dossiers qui appellent une réponse immédiate et le grand nombre de dossiers sans détenus qui sortent des cabinets d’instruction. « Les travaux de la mission ministérielle d’urgence sur l’audiencement confirment que, dans toutes les juridictions de France, les délais et les capacités de jugement sont au rouge écarlate. Celle de Versailles n’a pas pu bénéficier de renforts dans le cadre d’un contrat d’objectifs et connaît toujours les pires difficultés ». Bertrand Menay a estimé que la juridiction avait néanmoins réussi à maintenir à la fois le niveau de qualité et les délais, qui sont « le plus souvent raisonnables ». « La justice des mineurs et celle de l’application des peines, très chargées, ont réduit leur délai de traitement par un travail soutenu. Nous avons dû prioriser certaines actions, mais le ciblage n’a pas eu d’impact négatif », a-t-il précisé, estimant que « le succès réside dans la maîtrise du stock ». Les juges, à Versailles, ont rendu un grand nombre de décisions. « Il suffit pour s’en convaincre de regarder le niveau historiquement élevé du nombre de détenus dans le centre pénitentiaire de Bois-d’Arcy : 928 détenus pour 472 places ; soit une surpopulation pénale de 196 %, dans des conditions de détention difficiles, toujours soulignées par les rapports de l’établissement, bien que le personnel et la direction mettent tout en œuvre pour accueillir les détenus dans les meilleures conditions possibles. » À ce sujet, il a appelé le « pouvoir législatif et exécutif à envisager des solutions globales, tandis que le juge se situe dans une logique d’individualisation des décisions ». Sur un plan civil, la justice de la famille est également parvenue à « maintenir les délais et les stocks », a estimé le président, « malgré les vents contraires dus à l’augmentation du nombre de procédure en matière de violence intrafamiliales ».
En fin d’allocution, Bertrand Menay a esquissé ce que pourrait être « le tribunal de demain », « un tribunal numérique ». À Versailles, le virage est amorcé par l’accumulation de nouveaux usages. À titre d’exemple : un niveau élevé d’aide juridictionnelle dématérialisée, avec plus de 45 % de demandes faites par voie numérique contre 15 % au niveau national ; la signature électronique de jugements en matière civile avec une dématérialisation des archives, et la mise à disposition du public des décisions civiles via le site Judilibre de la Cour de cassation. « C’est la traduction de l’open data avec des conséquences très concrètes : le 14 janvier dernier, Le Monde a ainsi publié un article sur le recours à l’isolement et à la contention dans certains hôpitaux psychiatriques, en analysant des décisions de l’open data et notamment des décisions du tribunal de Versailles se rapportant à l’hôpital de Mantes-la-Jolie ».
En plus de ce grand chantier numérique, la juridiction s’efforce de « développer des actions innovantes ». Elle mise ainsi sur un fort développement amiable en matière civile, et a mis en place en mai 2023, avec le concours du barreau, un « rendez-vous judiciaire de médiation », au cours duquel un magistrat et un médiateur tentent de convaincre les parties et leurs avocats de recourir à la médiation. La juridiction a également mis en place les audiences de règlement amiable (ARA) en mai 2024, au cours desquelles un magistrat conduit lui-même les discussions entre les parties pour les emmener à la résolution de litiges, tels que troubles de voisinage, exécution des travaux, vice lors de l’achat d’un véhicule. « Deux magistrats en sont en charge. En 5 mois, ils ont appelé 45 affaires, temps équivalent à 69 demi-journées. Ces audiences ont donné lieu à 14 accords, 13 échecs, et 18 dossiers toujours en cours ». Enfin, dernière innovation de l’année 2024 : le barreau et l’association Droits pluriels ont ouvert, dans les locaux du tribunal, la première consultation gratuite d’avocats dite inclusive, assurée par des avocats spécifiquement formés au handicap. Une première en France.
Vers une valorisation de l’amiable
Bertrand Menay a conclu son allocution en présentant son projet pour 2025. Il souhaite poursuivre le développement de l’amiable en matière civile. « Le rôle du juge chargé de trancher un contentieux doit être interrogé. Nous devons valoriser l’amiable, mais aussi simplifier l’action du juge dans les autres dossiers. Le groupe de travail, qui œuvre en lien avec le bâtonnier, rendra avant l’été des conclusions qui devraient constituer du droit souple ».
Le président espère également que les magistrats du pôle civil pourront « rapidement avoir recours à des solutions de soutien du juge utilisant l’intelligence artificielle ». Des expérimentations seront menées par la cour d’appel de Versailles et seront encadrées par le ministère de la Justice. « Il faut investir ce champ maintenant, sans même imaginer tout de suite une IA générative. Les besoins dans l’assistance du juge sont considérables, et il y a urgence. Cela permettra aussi de réorganiser nos forces et de les concentrer sur les domaines encore très nombreux où la justice ne pourra pas se passer de l’humain », a indiqué le président du tribunal, sans préciser en quoi consisterait l’aide apportée par l’IA.
En 2025, la juridiction des Yvelines ambitionne enfin de mettre en place « le premier point d’accès au droit en milieu psychiatrique en France, destiné à accompagner les malades et leurs familles ». En attendant, pour mener tous ces chantiers, le président espère pouvoir compter sur la présence d’un chef du parquet à ses côtés. « On peut espérer une nomination en mars, soit dans 65 jours. Après tout, c’est le temps qu’il a fallu à Charlie Dalin pour faire le tour du monde à la voile », a-t-il plaisanté, dans un clin d’œil au Vendée Globe. Maryvonne Caillibotte s’est elle aussi permis un trait d’humour, reprenant les paroles d’une chanson populaire d’Eddy Mitchell : « C’est la dernière séance, c’est la dernière séquence, et le rideau sur l’audience va tomber ». Elle l’a quittée sous les applaudissements.
Référence : AJU016z0
