Sébastien Lepers : serviteur de l’État
Auditeur à la Cour des comptes, Sebastien Lepers n’est pas passé par l’ENA, comme la plupart de ses collègues. Pour arriver jusqu’à cette haute institution, il n’a pas emprunté la voie royale, mais le chemin des écoliers.
Sébastien Lepers
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À huit heures du matin, Sébastien Lepers a déjà commencé sa journée. Avant l’interview, il nous emmène visiter la Cour des comptes, au pas de charge. Il chuchote devant la salle d’audience, s’émerveille dans la galerie Philippe Séguin, magnifique espace boisé dont la bibliothèque en fer forgé, assure-t-il, abriterait des ouvrages très anciens ayant appartenu à Napoléon. Costume noir, chemise blanche, Sébastien Lepers ressemble a priori aux autres fonctionnaires de la Cour. Pourtant, il n’en revient pas d’être là, lui qui vient de si loin.
« J’étais à dix mille lieues de penser que je terminerais ma carrière dans une grande institution de la République », confesse-t-il, confortablement assis dans un fauteuil club cossu de la cafétéria, face à la cheminée. Au sens propre comme au sens figuré, Sébastien Lepers a grandi bien loin de la prestigieuse institution de la rue Cambon.
Un indien dans la ville
Sa vie commence en Nouvelle-Calédonie, où il vit jusqu’à l’âge de quatorze ans. Ses parents se sont rencontrés sur cette île, bien qu’aucun des deux n’en soit originaire. La famille de sa mère, indonésienne, y est arrivée pour extraire le nickel. Son père, un plombier parisien, y a jeté l’ancre après une vie d’aventures, dont une période passée sur un paquebot en Australie. Les parents s’en sortent bien, parviennent en quelques années à fonder un complexe hôtelier sur l’île des pins, « un des plus beaux endroits de la terre ». L’ascension sociale est fulgurante, mais la violence vient gangréner ce coin de paradis. Les années 1980 voient se durcir l’affrontement entre leaders indépendantistes et loyalistes, qui aspirent à rester dans le giron de l’État français. Les assassinats politiques se multiplient. « C’était une reproduction de l’ère algérienne, on allait vers une décolonisation violente », explique le haut fonctionnaire.
Les parents décident de mettre leur fils à l’abri de la violence. En 1987, il quitte les plages de Nouvelle-Calédonie pour le bitume de la Seine-Saint-Denis. Venu sans ses parents, il est hébergé chez une tante à Noisy-le-Grand (93). La greffe prend. « Je n’avais pas la culture de la banlieue. J’étais un peu un indien dans la ville, mais on m’a ouvert la porte. L’île des pins est le plus bel endroit du monde, mais il n’y a pas un théâtre, pas une chaîne de télé, aucun accès à la connaissance. En arrivant en France, j’avais soif. J’ai été servi ».
Dette
De son enfance, Sébastien Lepers hérite un sentiment de dette envers l’État français qui ne le quittera jamais. « Je suis reconnaissant à la France d’avoir naturalisé ma mère et de ne pas avoir laissé tomber les Calédoniens qui souhaitaient rester Français. Les accords de Matignon, signés en 1988, et ceux de Nouméa signés en 1998, ont permis de faire asseoir à la même table les leaders indépendantistes et loyalistes ». Depuis lors, Sébastien Lepers explique avoir eu à cœur de rendre à son pays ce qu’il lui avait donné. « J’ai toujours eu envie de servir l’intérêt général », confie-t-il.
Après le bac, il obtient une maîtrise de sciences économiques, dominante droit des affaires et gestion de l’entreprise, à l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée. « À la sortie, beaucoup allaient chercher du travail en entreprise. Pour moi, les choses n’étaient pas claires. Je n’avais aucune envie d’enrichir un patron ou des actionnaires ». Il répète à nouveau, comme un mantra, ce qui semble être le leitmotiv de sa vie : « Je voulais servir le citoyen ».
Qui-vive
En 1999, un an avant que Jacques Chirac n’abolisse le service militaire, il se porte volontaire pour aller en Corse. Peu après l’assassinat du préfet Érignac, l’île vit une période de turbulences et n’est pas très demandée. « J’aime le danger », explique-t-il dans l’atmosphère feutrée de la cafétéria. « Ou plus exactement, il ne me fait pas peur, il me fait progresser. Quand vous y êtes confronté, vous devez être performant, efficace, précautionneux, mobile, percutant… J’aime le danger dans le sens où face à lui, vous ne vous laissez pas vivre. Vous êtes sur le qui-vive ».
Le service militaire est pour lui une révélation. Avec les militaires, il se sent complètement à sa place. « J’aime tout ce qui est ordonné », commente-t-il. Il compte parmi les nostalgiques de la conscription. « Pour moi, le service possédait une vocation sociale. Les laissés-pour-compte pouvaient au moins trouver un emploi à la Défense ».
Pour lui, en tout cas, l’armée est un déclic. Elle lui permet de trouver sa voie. À l’issue du service militaire, il rejoint le ministère de la Défense, où il restera dix-sept ans, à différents postes. « J’ai d’abord travaillé sur la base aérienne de Cap Martin, près de Nice où j’ai pu compléter ma formation par deux DESS. Ensuite, j’ai fait des missions d’audit à Paris. Puis, à partir de 2014, j’ai travaillé à la direction des affaires financières du ministère. Je suivais les projets de réforme pour le compte du ministre ».
Quand la France entre en guerre en Afghanistan, les fonctionnaires de la Défense rasent les murs. Lui se porte volontaire pour rejoindre Kandahar. Pendant six mois, il y sera responsable administratif d’un détachement français. « Cela consiste à veiller à ce que les militaires soient bien hébergés et nourris. Mais il y a aussi une dimension juridique. On conseille les pilotes de chasse qui entrent en guerre sur les traités de droit international et sur le droit des conflits armés. Peut-on arguer de la légitime défense pour larguer une bombe ? Quelle arme peut-on utiliser face à un Taliban ? Voilà le type de questions auxquelles nous avons à répondre ». Quelques mois plus tard, il partira au sud Liban, pour une mission similaire.
Reconversion
Aujourd’hui, cet habitué des terrains de conflit passe ses journées à éplucher des notes de frais. Il est également en doctorat et rédige une thèse sur la valeur ajoutée créée par la fonction évaluation dans une organisation. Auditeur à la Cour des comptes, il a pour mission de contrôler la gestion des établissements qui relèvent de l’agriculture, de l’environnement et des transports. « Un article du Code de la défense permet d’effectuer une transition professionnelle dans la fonction publique d’État. J’ai bénéficié de cette disposition », explique-t-il. « J’effectue ces contrôles à partir des comptes et des rapports d’activité des entreprises. Pour certains établissements, j’ai plus d’un millier de fichiers à analyser ». À cela s’ajoutent des rendez-vous avec le ministère de tutelle ou le ministère des Finances à Bercy, ceux avec les directeurs d’établissements publics…
Les auditeurs ont également pour mission de juger les comptes, de les certifier, et d’évaluer les politiques publiques du secteur sur lequel ils interviennent. Pour un homme qui revendique le goût du risque et de l’aventure, cette reconversion a de quoi étonner. Lui voit pourtant une continuité entre ces différentes vies. « Après avoir fait des missions de défense du citoyen, je fais des missions pour informer le citoyen. Si la Cour des comptes n’existait pas, le citoyen ne saurait rien de la manière dont est dépensé l’argent public. Dès qu’un euro public est alloué à un établissement, la Cour peut aller voir ses comptes », rappelle-t-il.
Sébastien Lepers le dit à plusieurs reprises : il se vit comme un « transfuge ». Mais loin d’avoir le mal des déracinés, il semble cumuler avec sérénité ses différentes identités. « Cela a développé en moi un sens très aigu de l’intégration. À l’île des pins, j’étais le seul blanc au milieu des kanaks. Ici, je suis un des rares à ne pas avoir emprunté la voie royale. Mes collègues ont presque tous fait l’ENA et sont sortis dans la botte ». Il revendique comme moteur « l’amour de l’être humain », le goût des rencontres, estime que chaque personne qui a croisé sa route, « aussi bien les hauts fonctionnaires que les agents d’exécution de catégorie C », a contribué à le construire. Il se dit chanceux, soucieux de rendre ce qui lui a été donné. Sans arrogance, sans forfanterie, il se réjouit de sa trajectoire « pas tracée d’avance, construite au mérite, en saisissant les opportunités ». L’« éternel challenger » est un homme heureux, émerveillé par sa propre histoire.