Syndicalisme dans la Justice : de la difficulté pour les magistrats de faire respecter leurs droits !
Le syndicalisme dans la magistrature est-il contestable, comme certains le prétendent ? Absolument pas, répond Cécile Mamelin, vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM). Elle rappelle que c’est un droit partout reconnu, mais qui souffre en France d’un respect à géométrie variable.
Régulièrement, et à l’occasion notamment de prises de position des organisations syndicales de magistrats dérangeantes ou irritantes pour le politique, est « remise sur le tapis » la question du droit au syndicalisme dans la magistrature : il ne s’agit pas là d’un phénomène nouveau, mais plutôt d’un thème récurrent, à l’image de la construction fantasmée qu’est « le gouvernement des juges », un « marronnier » diraient les journalistes !
Parlons théorie : magistrat et syndiqué, un oxymore ou un droit ?
Plusieurs rappels s’imposent en préambule :
– le syndicalisme est désormais reconnu statutairement aux magistrats français ; il figure dans l’article 10-1 de l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, telle que modifiée par la loi organique du 8 août 2016, laquelle est venue entériner la liberté syndicale affirmée par une jurisprudence ancienne et constante du Conseil supérieur de la magistrature mais aussi du Conseil d’État.
– Ce principe est largement reconnu au niveau international ; en effet les syndicats et/ou les associations professionnelles de magistrats sont présents dans de très nombreux pays du Monde ; certaines se sont d’ailleurs regroupées au sein d’associations internationales comme l’UIM (l’Union internationale des magistrats, seule association mondiale de magistrats réunissant 92 associations de magistrats sur les cinq continents et dont la France (avec l’USM) est un membre fondateur à sa création en 1953).
– Le syndicalisme existe (sans qu’il soit pour autant contesté) dans les juridictions administratives (tribunaux administratifs et cours d’appel administratives), et financières (chambres régionales des comptes) ; il existe également dans la police, dont certaines positions violentes voire outrageantes n’ont pourtant appelé aucune réserve politique (v. « le problème de la police c’est la justice »).
– À noter que le vote syndical et l’engagement syndical sont importants dans la magistrature, puisque la participation a dépassé aux dernières élections de 2022 à la commission d’avancement, lesquelles déterminent la représentativité des syndicats, le pourcentage de 66 %, et que près d’un tiers des magistrats sont syndiqués.
– Le syndicalisme et le devoir de réserve sont tout à fait conciliables ; le Conseil supérieur de la magistrature le rappelle régulièrement et de manière constante, « l’obligation de réserve ne peut servir à réduire un magistrat au silence ou au conformisme ».
– Au niveau international, le principe de la liberté syndicale est reconnu : par le statut universel du Juge adopté à Taïwan le 17 novembre 1999 par l’UIM, par la Magna Carta des juges édictée par le Conseil consultatif des juges européens, placé auprès du Conseil de l’Europe ; quant à la liberté d’expression, dont certains politiques laissent entendre qu’elle ne serait pas applicable aux magistrats, elle est précisément définie par le même Conseil supérieur de la magistrature, qui, au dernier état de sa jurisprudence, et pour donner suite à une demande d’avis adressé par le garde des Sceaux (après l’affaire Wuambuschu ici), a indiqué en décembre 2023 « la reconnaissance du droit syndical a inéluctablement pour conséquence de conférer aux organisations syndicales et à leurs représentants un droit de s’exprimer qui est encore plus large que celui qui résulte du droit commun. En particulier, la possibilité d’adopter un ton polémique, pouvant comporter une certaine vigueur, constitue un corollaire indispensable à un plein exercice de la liberté syndicale. », mais également par la Cour européenne des droits de l’Homme (v. arrêt du 16 juin 2022, n° 39650/18, Zurek C. Pologne, ou arrêt du 20 février 2024, n° 16915/21, Danilet C. Roumanie, où se trouve un exposé complet des normes européennes protégeant la liberté d’expression des magistrats).
– Quant à l’impartialité, cette obligation déontologique n’a pas vocation à intervenir ici, puisqu’elle ne trouve à s’appliquer que dans la stricte sphère de l’activité juridictionnelle, lorsque le magistrat exerce sa fonction, celle de dire le droit ; s’agissant de l’adhésion à un syndicat ou de l’expression d’un magistrat syndiqué sur un sujet de société, il s’agit là de l’exercice d’une liberté fondamentale relevant de la vie privée du magistrat ; s’il ne connaît pas de l’affaire à l’occasion de laquelle il s’exprime, la question de l’impartialité n’a pas de sens ; dans le cas contraire, et si le magistrat a exprimé un préjugé de quelque manière qu’il soit, existe la possibilité de la récusation.
Dans un pays démocratique comme la France, protégée par la séparation des pouvoirs, la liberté syndicale des magistrats n’a donc rien d’un oxymore, mais relève de l’évidence de l’exercice de ses droits reconnus nationalement et internationalement !
Parlons maintenant pratique : l’engagement syndical au quotidien est diversement respecté y compris dans les juridictions !
Grâce aux droits ouverts aux syndiqués par les décrets (droit à l’information, aux réunions locales, système du crédit de temps syndical, autorisations d’absence, moyens matériels mis à leur disposition par le ministère), les syndicats exercent le rôle de partenaires sociaux, ils sont les interlocuteurs privilégiés de l’employeur, leur rôle de représentation et de négociation facilite le dialogue social et permet l’expression démocratique au sein de l’institution professionnelle. Ils font progresser les droits des magistrats, sachant que notre institution souffre d’un manque de reconnaissance, d’un pôle de ressources humaines perfectible, sans compter une surcharge de travail et des conditions de travail très dégradées (v. les constats dressés par les États généraux de la Justice).
Encore faut-il que ces grands principes, auxquels il convient d’ajouter plus que jamais la prévention des risques psychosociaux, soient concrètement mis en œuvre et respectés sur le terrain.
Or dans la réalité quotidienne, de plus en plus de magistrats syndiqués, qu’ils soient élus locaux et régionaux, font part d’attitudes, de remarques émanant de leur hiérarchie concernant l’exercice de leurs missions syndicales, notamment s’agissant du temps qu’ils y consacrent, qui se ferait « au détriment » des activités juridictionnelles. Ces attitudes restent pour l’instant ponctuelles et relèvent davantage de la maladresse que d’une réelle volonté d’entraver l’exercice syndical, toutefois, elles restent inappropriées.
Obligés d’attirer régulièrement l’attention à la fois de la Chancellerie et des chefs de cour et de juridiction sur les conditions favorisant ou handicapant l’exercice concret des mandats syndicaux par les élus qu’ils soient locaux et régionaux, encore trop souvent les collègues syndiqués sont placés en situation d’inconfort pour exercer correctement leurs missions au quotidien. Ce qui est un comble pour des magistrats qui ne cessent de « professer » aux autres comment dire le droit et l’appliquer !
Si certains disposent d’une décharge d’activité partielle, celle-ci est très rarement respectée, compte tenu de la charge globale de travail des magistrats déjà évoquée plus haut. Mais la grande majorité des représentants syndicaux ne dispose pas d’une décharge malgré le temps nécessaire et indispensable pour s’investir au mieux dans les instances sociales et pour rester disponibles pour les collègues, alors qu’ils sont de plus en plus sollicités notamment compte tenu du développement d’une souffrance au travail dans notre institution (notamment en lien avec cette charge de travail, et ces conditions matérielles dégradées, engendrant une perte de sens v. la tribune dite des 3000) mais également compte tenu des efforts récents portés par notre ministère en termes de dialogue social.
Le temps nécessaire doit être effectivement octroyé à ces élus, et plus généralement aux représentants syndicaux représentatifs, pour que le dialogue social soit une réalité et non un principe théorique vidé de sa substance.
Les solutions sont pourtant simples : afin que la décharge d’activité pour motif syndical ne signifie pas une augmentation de la charge de travail pour les autres magistrats du service, il suffit de combler ces décharges soit par la nomination de magistrats en surnombre soit par la délégation de magistrats placés, ou, si cela n’est pas possible, par la réduction de l’activité du service concerné.
Il est impératif que le « poids » de cette décharge d’activité repose en effet sur l’institution collectivement et non sur chaque collègue individuellement, faute de quoi le délégué syndical est culpabilisé et peut même opter pour ne se voir accorder aucune décharge pour faire face à ses missions, lesquelles seront exercées sur son temps personnel, pour ne pas charger ses collègues, le risque étant dans le cas contraire que les autres collègues du service acceptent mal d’avoir une charge de travail supplémentaire.
Ce raisonnement s’étend aux élus des instances sociales, qui en principe disposent de la possibilité d’obtenir une autorisation d’absence de droit, comprenant temps de trajet et temps de préparation de la réunion (décret n° 82-447 du 28 mai 1982).
Dans les faits, beaucoup ne les demandent pas davantage afin de ne pas reporter de charge de travail sur leurs collègues.
Une liberté qui doit pouvoir s’exercer sans entraves
Pour conclure, la liberté syndicale dans la magistrature étant un droit incontestable, au regard tant des standards internationaux et nationaux que des grands principes démocratiques qui fondent notre République, encore faut-il que dans la réalité du quotidien en juridiction, cette liberté puisse s’exprimer sans entraves, sans pression grâce à une organisation matérielle et psychologique optimale, respectant temps de travail et temps de repos de chacun.
Il reste des marges de progression mais les syndicats sont pugnaces et vigilants à ce titre.
Il est permis de rêver à un temps où les syndicats n’auront plus lieu d’être, mais pour cela il faudrait que nos droits soient respectés, que notre investissement et notre travail soient reconnus à sa juste valeur, et que notre légitimité ne soit pas remise en cause de manière systématique ! là aussi la marge de progression reste haute !
Référence : AJU441361