A. Martinon : « Le mouvement de protestation dans l’université prend de l’ampleur »

Publié le 21/11/2020

La loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 a été définitivement adoptée le 20 novembre. Son article 3 bis, introduit par la voie d’un amendement sénatorial le 28 octobre dernier, a déclenché la colère au sein du mouvement universitaire. Une colère qui risque de paralyser les recrutements pour la rentrée de septembre 2021.  Les explications d’Arnaud Martinon, Professeur en droit privé, Université Panthéon-Assas Paris II, Président de la section 01 du Conseil National des Universités, Co-directeur du Laboratoire de droit social.

Place de La Sorbonne
Place de La Sorbonne (Photo : AdobeStock.Sky_Diez)

Actu-Juridique : Ce sont les enseignants en droit qui ont sonné l’alarme contre l’article 3 bis de la loi de programmation pour la recherche. Pour quelle raison ? Seraient-ils les seuls concernés ?

Arnaud Martinon : L’article 3 bis de la loi concerne l’ensemble des disciplines. Il a été introduit par le biais d’un amendement sénatorial dans la nuit du 28 octobre, soit quelques heures après  l’annonce du confinement. Il n’a donc pas été examiné en commission par l’Assemblée, et n’a pas donné lieu à des débats devant celle-ci. Devant la commission mixte paritaire composée de 7 députés et 7 sénateurs, 4 ont voté contre, 10 pour ; les modifications ne sont intervenues qu’à la marge. Si nous avons été parmi les premiers à protester, c’est peut-être parce que nous avons compris que l’irruption d’un texte touchant à un sujet aussi important à une étape aussi avancée du débat parlementaire imposait de réagir très vite. Plus profondément, nous avons eu le sentiment d’assister à un dérapage démocratique. On ne réforme par un texte qui remonte à 1945 et dont l’objet consistait à l’époque à porter les valeurs d’indépendance de la recherche par le biais d’un amendement déposé en pleine nuit et expédié en une vingtaine de jours ! C’est une certaine idée de la démocratie qui est touchée par ce type de méthodes. Sur le fond, on porte atteinte à l’indépendance des enseignants et à la qualité des recrutements et donc à la qualité de l’enseignement dispensé dans les universités françaises.

Actu-Juridique : L’émotion suscitée est forte. Expliquez-nous en quoi supprimer l’étape de la qualification pour accéder du rang de maitre de conférence à celui de professeur pose un problème ?

AM. : En 2019, le CNU a traité près de 16 000 demandes dont 13 000 visant à accéder au statut de maitre de conférences et 3 000 en vue de devenir professeur. Ce sont des données à peu près constantes. Pour accomplir cette tâche, le CNU comprend 3 600 membres répartis dans 74 sections. Les membres, élus et désignés, sont là pour défendre l’Université. L’ordonnance de 1945 qui a mis en place cette procédure nationale de recrutement des enseignants avait pour objectif de rompre avec la mainmise du gouvernement sous le régime de Vichy et de restaurer en le modernisant le système de la IIIè République, à savoir la qualification nationale par une instance indépendante. En pratique, l’objectif de cette procédure consiste à soumettre tous les candidats à la même évaluation objective de leurs compétences scientifiques. Cela permet de garantir la qualité des recrutements et d’éviter les systèmes de baronnies locales. D’ailleurs, l’autonomie des universités n’a jamais été mise en cause dès lors que les établissements choisissent ensuite librement parmi les candidats retenus ceux avec qui ils souhaitent travailler demain. Un candidat peut se présenter autant de fois qu’il le souhaite. Il arrive par exemple qu’une thèse soit jugée non suffisante, mais que l’année suivante, les publications qu’on nous présente témoignent que le candidat a atteint le niveau scientifique nécessaire.

Actu-Juridique : L’expérimentation prévue concernant l’accès au statut de maitre de conférences exclut les juristes, néanmoins vous êtes inquiet ?

AM. : On nous assure en effet que nous ne sommes pas concernés, mais au terme de l’expérimentation de 4 ans, rien ne nous garantit que ce sera toujours le cas. En tant que spécialiste de droit social, je peux attester que les expérimentations débouchent rarement sur des renoncements. Par ailleurs, le discours politique qui a entouré l’amendement sénatorial a naturellement fait naître de réelles inquiétudes. Enfin, il ne faut pas oublier que nous sommes tous concernés par le reste du dispositif, s’agissant de l’accès au corps des professeurs pour des maîtres de conférences titulaires.

Actu-Juridique : La ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Frédérique Vidal, ne vous a pas entendus ?

AM. : Plusieurs présidents de section l’ont rencontrée lundi dernier. Nous avions une proposition alternative à lui soumettre consistant à organiser une concertation susceptible de déboucher sur des propositions de réforme, au terme d’une réflexion approfondie. Mais la ministre s’est obstinée à maintenir son texte en l’état. Elle assure que le CNU ne disparaitra pas. En effet, nous avons aussi pour mission de gérer les progressions de carrières et, à titre consultatif, de donner un avis sur les primes. La qualification reste cependant notre mission principale. Il est intéressant de relever qu’à l’Assemblée Nationale, à l’exception de la LREM, les autres partis se sont rejoints, depuis la LFI jusqu’aux LR, pour dénoncer l’amendement sénatorial et sa méthode. Des mots d’une rare violence ont été exprimés (« honteux », « coups de poignards dans le dos »), y compris de la part de parlementaires qui par ailleurs soutenaient le reste du texte.  Une telle concordance de la part de partis par ailleurs souvent opposés n’est pas courante.

Actu-Juridique : Pour autant, l’idée de réformer le CNU est-elle absurde ?

AM. : On peut toujours améliorer le fonctionnement d’un système. Le CNU compte 74 sections. Certes, les artisans du texte s’appuient souvent sur un argument : certaines fonctionnent moins bien que d’autres. A cela on peut apporter deux réponses. D’abord, la loi n’a pas vocation à expédier en quelques jours un dispositif issu de la Libération au motif qu’il y a quelques mauvais élèves. Ensuite, on ne décide par une réforme sur un sujet aussi important en s’appuyant sur des on-dit et des fantasmes. Si l’on estimait vraiment qu’il fallait corriger certains défauts, alors il fallait lancer un audit, identifier les difficultés et travailler sur des solutions.

Actu-Juridique : Maintenant que le texte est adopté, que comptez-vous faire ?

AM. : Le mouvement de protestation prend de l’ampleur, bien au-delà du CNU. Je ne suis pas certain que la ministre soit consciente des difficultés qu’il peut occasionner. La majorité des sections du CNU est en colère et se mobilise. Or, la campagne de recrutement débute maintenant. Si ça dure encore un mois ou deux, le blocage provoqué par le gouvernement est de nature à paralyser toute la campagne de recrutement pour la rentrée de septembre 2021. A cela s’ajoute d’autres mouvements, tel le celui dit  « des écrans noirs ». Sur le plan juridique, il est fort probable que le Conseil constitutionnel sera saisi. Naturellement, nous espérons beaucoup de l’issue de ce recours.

 

 

 

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