Hauts-de-Seine (92)

Université de Nanterre : une formation pilote pour réparer les spoliations d’œuvres d’art

Publié le 21/02/2022
Pinceaux sur une toile, tableau, art
©Tiko / AdobeStock

77 ans après la fin de la guerre, la France tente toujours de réparer sa complicité avec la barbarie. Cela passe par la restitution des œuvres d’art pillées aux familles juives. L’année 2022 va sans doute marquer un tournant dans cette tâche compliquée.

Le 22 décembre 2021, Roselyne Bachelot s’était félicité que quatre œuvres d’art faisant partie des œuvres dites « Musées nationaux récupération » (MNR), soient redonnées aux ayants droit du collectionneur Moïse Levi de Benzion. Décédé en exil en 1943, 989 de ses œuvres avaient été pillées dans son château de Draveil (Essonne) par les célèbres unités de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg. Le 25 janvier 2022, l’Assemblée nationale a voté à l’unanimité, en commission des affaires culturelles, un projet de loi présenté comme « historique » par la ministre de la Culture, mais qui pourrait sembler anachronique. Ce projet porte sur la restitution de 15 œuvres d’art appartenant aux collections nationales françaises, conservées en très grande majorité dans les musées franciliens, aux ayants droit des familles spoliées par les nazis et par leurs complices, dans les années 40. Une restitution tout sauf aisée : pour que l’État se départisse de trésors nationaux, elle doit toucher à leur inaliénabilité sous le joug des plus hautes instances législatives.

Parmi les 15 œuvres, on y trouve onze dessins et une cire conservés au musée du Louvre, au musée d’Orsay et au musée du Château de Compiègne ainsi qu’un tableau de Maurice Utrillo conservé au musée Utrillo-Valadon de Sannois. Est également présent l’inestimable Rosiers sous les arbres de Gustav Klimt, longtemps exposé au musée d’Orsay qui constitue le seul tableau du peintre autrichien appartenant aux collections nationales françaises. Il avait été acquis en 1980 par l’État. Ce tableau empreint de douceur a une histoire bien sombre : des recherches approfondies ont permis d’établir qu’il avait appartenu à la collectionneuse autrichienne, Eléonore Stiasny, qui l’avait cédé lors d’une vente forcée à Vienne en 1938 avant d’être déportée et assassinée par les nazis.

Un tableau de Chagall, intitulé : Le Père, conservé au Centre Pompidou après être entré dans les collections nationales en 1988, sera, quant à lui, restitué aux ayants droit de David Cender, musicien polonais ayant acheté ce tableau en 1928 avant d’être déporté au ghetto de Lodz puis « liquidé » en 1944. Devenu veuf et orphelin de sa fille, il avait immigré en France en 1958, dépouillé de tout. Quant à son tableau, il avait connu une destinée rocambolesque : revenu sur le marché après la guerre, il avait été racheté par l’artiste lui-même, puis donné par ses héritiers à l’État français, qui ignorait, comme Chagall lui même, que le tableau avait été volé dans des conditions si affreuses. Les ayants droit de David Cender ont été identifiés par la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS) qui mène une tâche très compliquée lorsque les œuvres spoliées sont passées sur le marché de l’art.

100 000 œuvres d’art auraient été saisies en France durant la Seconde Guerre mondiale

« Beaucoup de familles juives, victimes de mesures antisémites ont été forcées de vendre leurs biens, dès la fin de l’année 1933, en Allemagne. En France, si des archives demeurent lorsque la vente a été organisée par le régime de Vichy, cela est plus compliqué en cas de ventes privées ; il n’y a pas de traces, les œuvres se sont retrouvées sur le marché de l’art », avait souligné David Zivie, responsable de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés créée au ministère de la Culture, lors d’une audition par les sénateurs.

100 000 œuvres d’art auraient été saisies en France, durant la Seconde Guerre mondiale, d’après le ministère de la Culture. 60 000 biens ont été retrouvés en Allemagne au moment de la Libération et renvoyés en France. Parmi ces biens, 45 000 ont été restitués à leurs propriétaires entre 1945 et 1950. Environ 2 200 œuvres enregistrées dans l’inventaire de la « récupération artistique » et faisant partie des biens dits MNR, forment un reliquat et ont été confiées à la garde des musées nationaux (notamment Orsay, Le Louvre ou encore Pompidou), dans l’attente, en cas de spoliation avérée, de leur restitution à leurs propriétaires légitimes ou à leurs ayants droit.

Un sujet capital ressorti des placards… à la fin des années 1990

Surnommée « Madame restitution », l’avocate parisienne, Corinne Hershkovitch, s’est spécialisée dans ce domaine de compétence. Elle se bat pour que le patrimoine artistique dont des juifs ont été spoliés durant la Seconde Guerre mondiale revienne à leurs propriétaires légitimes ou à leurs descendants. « Normalement, les musées auraient dû faire des recherches pour retrouver les propriétaires mais il n’y a eu résurgence du sujet qu’à la fin des années 1990, lorsque le rapport Mattéoli est sorti », dit-elle. Instituée en 1997, la Mission Mattéoli avait notamment travaillé sur les conséquences de l’« aryanisation » économique, à savoir le blocage des comptes bancaires, le pillage des logements, la spoliation des biens laissés par les internés dans les camps, les contrats d’assurance ou encore les droits d’auteurs-compositeurs. Un calcul avait été fait à cette occasion et le bilan était significatif : 80 000 comptes bancaires et 6 000 coffres ont été bloqués, 50 000 entreprises ont été « aryanisées », 40 000 appartements ont été vidés de leur contenu, des millions de livres ont été volés, en plus des 100 000 œuvres d’art déjà mentionnées. Dans le rapport, plusieurs recommandations étaient présentées dont l’objectif était – entre autres – de « créer une instance chargée d’examiner les demandes individuelles formulées par les victimes de la législation antisémite établie pendant l’Occupation ou par leurs ayants droit. Elle garantirait un suivi du traitement des demandes et serait chargée d’y apporter des réponses qui pourraient prendre la forme d’une réparation ». Cette première étape importante a abouti à la création, en 1999, de la CIVS. Il ne s’agit cependant que d’une première étape.

« On ne se rend compte que tout cela est scandaleux qu’au début des années 2000. En 2013, la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti lance l’idée qu’il faut rechercher la provenance des œuvres spoliées et trouver les héritiers pour leur restituer leurs biens. Cela aboutit, en 2019, à la création de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés, dirigée par David Zivie », souligne l’avocate qui regrette que cette initiative n’ait pas été accompagnée de moyens significatifs. « Nous connaissons des difficultés, même si les procédures mises en place par la mission de recherche et par la commission étaient censées faciliter tout cela. Les délais sont terriblement longs et il n’y a pas réellement de méthodologie, de critères et de formation en recherches. Autre problème : tout cela était confié aux conservateurs, qui sont là, par définition, pour conserver et non pas pour restituer. On se heurte parfois à une attitude fermée de leur part ».

Heureuse des récentes restitutions qu’elle a obtenues, l’avocate, qui dirige depuis 2019 l’Association pour le soutien aux travaux de recherche engagés sur les spoliations (Astres), attend beaucoup de l’ouverture, en janvier, d’un diplôme universitaire (DU) à l’université de Nanterre.

Un DU au sein de l’université de Nanterre pour remettre l’histoire à sa place

Cette formation, initiale ou continue, de 230 heures sur 6 mois en distanciel vise à former les enquêteurs sur la recherche de la provenance des biens spoliés, que ce soit durant la Seconde Guerre mondiale ou durant la période coloniale. Elle rassemble entre 20 et 25 participants, des étudiants avancés diplômés en droit, en histoire de l’art, en archéologie mais également des professionnels des musées, des marchands d’art, des avocats, des juristes, des gestionnaires de collections ainsi que des professionnels des unités douanières et policières. « Leur diversité géographique permettra de confronter des contextes locaux spécifiques », explique Natacha Pernac qui est en charge du DU. Elle explique le lancement de cette formation par le besoin de classer le dossier des spoliations de la Seconde Guerre mondiale, mais pas que…

« L’université de Nanterre souhaite répondre à un besoin croissant d’information et de formation provenant des jeunes générations, des institutions nationales et internationales, mais également des acteurs du marché de l’art ou des propriétaires actuels réclamants des œuvres, afin d’établir la légitime propriété et d’assainir le contexte de circulation des biens culturels. La nécessité de cette recherche de provenance est portée par des mouvements historiques visant à traiter les spoliations issues de la Seconde Guerre mondiale depuis 1945, mais est également renforcée par des phénomènes contemporains : la redéfinition, dans le champ patrimonial, des liens entre anciennes puissances coloniales et peuples anciennement colonisés, ainsi que l’essor, ces dernières décennies, du trafic illicite des biens culturels favorisé par les conflits contemporains, les activités terroristes, et les nouvelles technologies. Ce sont naturellement des contextes fortement politiques mais qui dépassent, dans leur temporalité et dans leur géographie, le discours de Ouagadougou du président Emmanuel Macron et les restitutions annoncées, et qui s’inscrivent, en outre, dans le temps long. L’ambition de la formation est, par ailleurs, de sortir de l’arène polémique pour prendre le temps de replacer les débats dans leur épaisseur et dans leur complexité historique, symbolique, afin de donner des outils de travail concrets (juridiques, méthodologiques ou encore pratiques) aux acteurs de ce domaine. Il s’agit de favoriser les collaborations et le dialogue interculturels ». À Nanterre, campus au sein duquel les premiers soubresauts de mai 68 ont éclaté, l’histoire pourrait bien, enfin, régler ses comptes.

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