Paris sportifs en ligne : plus que jamais, la jeunesse ciblée par les opérateurs
Après une première campagne de prévention menée en 2022, la Seine-Saint-Denis renouvelle son engagement pour mieux comprendre, dénoncer et prévenir les dangers des paris sportifs en ligne, alors que l’actualité – Euro et Jeux olympiques – ont encore boosté le phénomène.
Le 17 juin dernier, Zaïnaba Said-Anzum, conseillère départementale déléguée au sport au Conseil départemental de Seine-Saint-Denis, introduisait la soirée de lancement de la 2e campagne de prévention contre les ravages des paris sportifs en ligne. « La Seine-Saint-Denis est l’épicentre des Jeux olympiques », a-t-elle rappelé, elle qui concentre « 85 % des équipements sportifs utilisés lors de la compétition ». Elle a évoqué, avec enthousiasme, l’apport positif du sport, l’envie et le besoin de vibrer ensemble, mais a-t-elle nuancé, « certains font leur beurre en exploitant les émotions que nous procure le sport ». En 2022, en effet, l’ensemble des opérateurs de paris sportifs ont gagné 2,25 milliards sur les pertes des parieurs. L’Agence nationale du jeu (ANJ) estime que la somme des mises devrait atteindre un milliard d’euros rien que pendant l’Euro de football et que près d’un tiers des spectateurs souhaite parier sur les matchs. Comme si le plus important était de gagner – et non de participer – et surtout, de gagner de l’argent ! En 2022, l’ANJ avait réussi à interdire la campagne « Tout pour la daronne », spot publicitaire de Winamax qui véhiculait le message selon lequel les paris sportifs pouvaient contribuer à la réussite sociale. Mais cette victoire – la première en la matière – n’a pas empêché les mises de paris en ligne de continuer de croître.
La jeunesse et les précaires dans le viseur des opérateurs
Problème : « 40 % des revenus des opérateurs proviennent de gens qui ont une addiction » (source baromètre Santé publique France). Pour Zaïnaba Said-Anzum, pas de doute, c’est « un prélèvement sur les pauvres », avec des mises 2,5 plus élevés que dans les autres foyers. Les pauvres, mais aussi les jeunes, puisque les opérateurs utilisent dans des « pubs galvanisantes » les codes populaires auprès de la jeunesse.
Dans le cadre de la campagne de prévention et afin d’illustrer les dangers que les paris en ligne peuvent entraîner, une étude inédite a été menée par le sociologue, Thomas Amadieu auprès de jeunes âgés de 13 à 25 ans, en Seine-Saint-Denis. « Beaucoup de publicités ciblent les jeunes du département, mais l’enjeu était de quantifier le phénomène », a-t-il éclairé, de surcroît dans l’un des départements les plus jeunes de France. Premier constat : les jeunes sont très exposés. De manière générale, plus de 82 % d’entre eux ont accès à des publicités via les réseaux sociaux, dont Instagram, TikTok, Snapchat… Les messages de ciblage passent aussi par les influenceurs sportifs. « Mais les tipsters, qui donnent des conseils payants (pour soi-disant « mieux » parier, NDLR), c’est de l’arnaque ! ». Après une exposition à la publicité, 21 % ont envie de jouer. Malheureusement, en France, les jeunes sont mal protégés. Rémi Lataste, de l’ANJ, dénonce une « exposition trop forte ». Selon lui, il faudrait diminuer l’exposition avant, pendant et après les matchs. « La France a un système libéral alors que beaucoup de pays ferment des cases pour limiter l’exposition des jeunes aux publicités, comme au Royaume-Uni ou en Italie ». Il a également évoqué ses préoccupations pour le futur : l’IA permettra une ultrapersonnalisation du ciblage avec un produit fait 100 % sur-mesure, ce qui revient à « une véritable intrusion dans la sphère intime ». Les risques des paris en ligne sont multiples : endettement, risque de perte d’emploi, isolement, dépression, parfois même suicide. Et les chiffres sont inquiétants. D’après l’étude, les paris sportifs ont causé des problèmes de santé, y compris du stress ou de l’angoisse, pour plus de 41 % des parieurs. Rémi Lataste de l’ANJ rappelle que, concernant les problèmes d’addiction, « 16 % des joueurs sont problématiques, et que 6 % sont pathologiques ». Les jeux en ligne créent le « besoin de mise pour retrouver l’excitation », estime Thomas Amadieu mais entraînent aussi autocritique, culpabilité, stress de miser plus que ce que l’on a prévu… Mais malgré cela, l’addiction se créée car il est plus « simple de se souvenir des petites victoires que de la multiplication des petites défaites, malgré les conséquences sur le travail, sur l’école, le décrochage scolaire, etc. », prévient Thomas Amadieu.
La pratique des paris en ligne peut commencer assez jeune. Car « on peut commencer à jouer avec très peu d’argent », analyse le sociologue. Comme pour les substances, « la première dose est toujours gratuite », comme avec Freebet. La porte d’entrée est facilement franchissable, d’autant plus que l’initiation se fait souvent avec le groupe, donc avec la possibilité de se collecter pour avoir une mise d’argent à (ré)injecter collectivement, comme l’a souligné Manuel Chambrouty, chef de projet à la Mission métropolitaine de prévention des conduites à risques. Paradoxe : « les jeunes ont pourtant un regard assez critique sur les opérateurs », et pensent souvent que les problèmes ne concernent que les autres. L’initiation, précise-t-il, se fait parfois dans le cadre familial, quand parents ou membres de la fratrie jouent déjà, entraînant une « banalisation des pratiques ».
Il existe donc une dimension identitaire forte dans la socialisation, spécialement chez les garçons, puisque la pratique concerne 1/4 des hommes de 18 à 25 ans. « 67 % des jeunes parient pour acheter des choses dont ils ont besoin, 93 % pour gagner de l’argent rapidement ». Mais se dégage aussi de l’étude, le besoin de parier pour le statut social qu’on peut acquérir, précise Thomas Amadieu : la mise en scène de soi, la satisfaction de faire les bonnes prédictions, l’acquisition d’un statut d’expert. « Cela alimente une projection identitaire positive ». Petit à petit, cependant, le piège de l’addiction se referme sur les jeunes. Thomas Amadieu constate que « la plupart se retrouvent à devoir gérer eux-mêmes leurs problèmes face au monstre de l’addiction. Ils essaient de mettre en place des stratégies comme ne pas emprunter. Mais comment le garder puisque tout est fait pour qu’on le perde » ?
Le besoin de réguler le marché
L’objectif de cette campagne est donc d’interpeller les pouvoirs publics pour réguler le secteur. La loi devrait, par exemple, rendre obligatoire l’annonce d’un partenariat entre un influenceur et un opérateur de paris en ligne – tout comme inscrire l’addiction aux paris en ligne dans la liste du Code de la santé publique. Par ailleurs, les opérateurs de paris sportifs en ligne, qui ont empoché 1,4 milliard d’euros en 2022, constituent « un beau sujet pour que le pari finance le sport », si le gouvernement envisageait de les taxer davantage. Les frontières des jeux d’argent bougent : Sorare (jeu NFT) est devenue la première licorne française (entreprise valorisée à 700 millions d’euros) et ses cartes virtuelles ont atteint plusieurs centaines de milliers d’euros (plus de 600 000 euros pour l’avatar du joueur, Erling Haarland). Dans le viseur de l’ANJ, Winawax, Betclic restent les plateformes les plus dangereuses. Pour le pouvoir régulateur, c’est très compliqué a reconnu Rémi Lataste : « Vous bloquez le site du point de vue administratif et il en ressort une nouvelle version le lendemain ». L’ANJ n’hésite pas à demander au parquet de diligenter des enquêtes. Du côté des utilisateurs, les besoins de davantage encadrer sont urgents : « à l’ANJ, le fichier des interdits de jouer que l’autorité gère depuis trois ans, a augmenté de 40 000 à 65 000 personnes. 2 000 à 3 000 personnes nous contactent chaque mois volontairement pour arrêter de jouer », détaille Rémi Lataste. Il garde en mémoire un jeune qui a perdu 40 000 euros, le montant de son prêt étudiant, en un mois. « On pense qu’on peut gagner, mais c’est faux ! ». Là encore, le meilleur remède aux invocations reste les chiffres. « Le système est légalement construit pour qu’on distribue moins que ce que l’on mise. En France, 1 200 joueurs ont gagné 10 000 euros ou plus par an, soit 0,03 % des mises. C’est une industrie de loisirs sur laquelle on ne gagne pas », rappelle avec force Thomas Amadieu.
Heureusement, quelques avancées, mais insuffisantes. Rémi Lataste a évoqué une enquête récente sur 15 tipsters – pronostiqueurs – dont un a été condamné. L’ANJ bloque les opérateurs illégaux mais « on n’a pas le pouvoir de rendre justice », rappelle-t-il.
Des solutions alternatives
Du côté des clubs sportifs, le Red Star, club de foot dionysien, s’est engagé dans des pratiques plus vertueuses. Son président, Patrick Haddad, est revenu sur leur politique commerciale. Il a reconnu avoir été « beaucoup démarché par des opérateurs de paris en ligne ». Mais face au phénomène, il a préféré opter pour un amour plus pur du jeu, plus simple et moins capitalistique, par le biais d’une plateforme qui s’appelle Omada. Son principe est de permettre des pronostics en ligne ludiques, sans transfert d’argent. L’application fait la part belle aux passionnés de sport, dont les pronostics sont classés, valorisant ainsi les connaissances sportives. Fort de ses 1 000 licenciés et 35 équipes, le Red Star mène par ailleurs toute l’année des actions pour la prévention des paris en ligne. « En tant que club social et engagé, c’est important pour nous », a-t-il précisé, bien conscient des risques inhérents à la pratique.
Autre axe de la campagne de prévention, la réalisation de deux courts-métrages par une trentaine de jeunes du lycée professionnel Bartholdi de Saint-Denis, accompagnés et soutenus par l’association « Je suis l’autre », qui chapeaute des projets cinématographiques pensés avec des jeunes. Après un an de travail avec des professionnels du cinéma (réalisateurs, scénariste, comédiens…), ils ont créé deux parodies de spots publicitaires percutantes, qui dénoncent les techniques de marketing agressives des opérateurs de paris sportifs. « Le groupe, composé de garçons et de filles, a tout de suite apprécié le projet à tel point que les élèves ont choisi d’en faire leur sujet de leur épreuve d’oral du baccalauréat », se réjouit Ambre Le Guilly, porte-parole de l’association. Esprit critique aiguisé, immersion dans le monde du cinéma, prise de parole, le projet – concernant pour les jeunes, puisqu’ils ont tous des amis joueurs – leur a apporté de nombreuses compétences et une réflexion sur « la place de l’argent, ou la définition du bonheur ». La parodie est un mode percutant pour mettre en garde les jeunes contre les promesses non tenues des opérateurs sportifs. Motif de fierté pour les jeunes : les courts-métrages intitulés : « Loosamax » a été diffusé sur écran géant, dans la plus grande fan zone mise en place à l’occasion des Jeux olympiques, à la Courneuve. De quoi renforcer encore la prévention auprès de leurs pairs.
Référence : AJU014r3