Des leçons de droit au festival d’Avignon : la violation des droits fondamentaux dans le domaine de l’asile, source d’inspiration des dramaturges

Publié le 27/07/2023

Dans le In et dans le Off du Festival d’Avignon, deux spectacles utilisent le droit pour matériau principal, et le domaine de l’asile comme terrain dramaturgique. La performance Dispak Dispac’h de Patricia Allio propose une réflexion politique à partir d’une substance juridique très dense, reposant principalement sur l’acte d’accusation du GISTI lors du Tribunal permanent des peuples en 2018, qu’elle complète de témoignages de citoyens engagés dans le soutien aux personnes en exil. Avec Grand pays de Faustine Nogues, c’est le délit dit de solidarité qui est ludiquement mais non moins politiquement et juridiquement très bien théâtralisé.

Dispak Dispac’h, Patricia Allio, 2023

Christophe Raynaud de Lage

Patricia Allio se livre dans Dispak Dispac’h à une véritable leçon de droit international et européen. Ce n’est pas la première fois que l’autrice bretonne s’intéresse aux droits fondamentaux. Elle a d’ailleurs fondé les rencontres d’un laboratoire promouvant les créations liées aux minorités politiques, linguistiques et de genre, dans la logique de sa démarche plus globale de théâtre documentaire qui se veut social et politique.

La performance Dispak Dispac’h utilise la configuration d’une agora, ce qui donne de prime abord l’apparence d’une forme libre et en partie spontanée, alors qu’il s’agit d’un projet très écrit et même édité (Patricia Allio, Dispak Dispac’h. Tribunal permanent des peuples, Solitaires Intempestifs, 2023), mais qui ne se résume pas à son texte. Il s’agit en effet d’un projet global, englobant même, qui relaie à la fois un matériau juridique dense et exigeant, un habillage artistique, et un accrochage à la réalité humaine et solidaire.

Tout d’abord, c’est le droit qui domine. Une fois les spectateurs installés dans un dispositif quadri frontal sur des banquettes en plastique bleu, face à ce qui pourrait être un ring de boxe s’il y avait une plateforme surélevée et des cordes, après s’être déchaussés, Patricia Allio, assise parmi les spectateurs, comme tous les autres artistes du projet, explique sa démarche et le titre mystérieux qu’elle a choisi : en breton, dispack signifie « ouvert » (mais aussi « défait ») et dispac’h peut se traduire par « agitation », « révolution ».

La comédienne Élise Marie se met ensuite au centre et pendant quasiment une demi-heure tournant très lentement sur elle-même afin de s’adresser à chaque assemblée de spectateurs et explique, dans un débit implacable, l’état du droit en matière migratoire en reprenant l’acte d’accusation rédigé par le GISTI (notamment par Danièle Lochak) en 2018 pour le Tribunal permanent des peuples et actualisé par l’autrice et la comédienne (ce qui est indispensable tant cette matière est mouvante). Rien n’est épargné aux spectateurs, qui restent étonnamment concentrés à l’écoute des sources applicables (droit international et droit primaire et dérivé européen), des instruments (Frontex en particulier), des rapports et statistiques. Seules manquent des références à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui a apporté quelques améliorations non négligeables dans la pratique justement dénoncée des violations par les États membres des droits fondamentaux découlant des restrictions apportées aux libertés de circulation (détaillées en 10 points).

Reprenant le dispositif du véritable Tribunal permanent des peuples, après un passage géographique didactique (une carte est révélée au sol et des points sont disposés pour matérialiser notamment les centres de rétention) et chorégraphié (danse convulsive d’un comédien déguisé en représentant robotisé des forces de l’ordre), Patricia Allio a convié dans une seconde partie cinq témoins à partager leurs expériences et à les relier avec les constats et bilans menés dans la première partie, et les a invités à s’asseoir avec des spectateurs sur les Bancs d’utopie (de l’artiste britannique Francis Cape).

Stéphane Ravacley, boulanger à Besançon, revient sur son expérience très médiatisée de grève de la faim entamée début 2020 afin de soutenir la demande de régularisation de son apprenti guinéen, qui une fois devenu majeur s’est vu notifier une obligation de quitter la France (OQTF). C’est ensuite au tour de Marie-Christine Vergiat, ex-députée européenne (GUE/NGL), très investie dans les questions de migrations au Parlement européen et à la Ligue des Droits de l’homme, qui apporte son éclairage en évoquant les autres politiques possibles. Gaël Manzi relate ensuite la création de l’association Utopia 56 et sa découverte de ladite « jungle » de Calais et son investissement depuis 2015, permettant d’avoir une vision très concrète des besoins des occupants et de l’inhumanité de leurs conditions de vie, ainsi que des obstructions organisées par les forces de l’ordre pour contrer les maraudes et autres actions humanitaires. Enfin, après le court témoignage audio du journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi, seul à ne pas être présent car emprisonné (à l’heure du spectacle et du présent article) à Kaboul depuis son arrestation par les Talibans en janvier 2023, David Yambo, fondateur de Refugees in Libya, explique son parcours du combattant sur les routes de l’exil depuis le Soudan, pays en guerre depuis trente ans.

Juristes et non juristes ne peuvent sortir indemnes d’une telle démonstration qui évite le misérabilisme, le moralisme et la caricature, en faisant place au multilinguisme, à une expression artistique protéiforme et à l’écoute.

Dans le off, la pièce de Faustine Noguès, Grand Pays, mise en scène par le collectif Le Bleu d’Armand, vient apporter de manière dramaturgique un point de vue également très engagé sur la question spécifique du délit dit de solidarité. En s’inspirant des procès faits à Cédric Herrou pour son action dans la vallée de la Roya, Nolwenn Le Doth et Anna Pabst ont imaginé, dans une forme un peu décalée et pleine d’humour, le récit de l’évolution récente et rapide du droit sur le principe de fraternité inscrit au fronton de toutes les mairies et dans les textes constitutionnels, mais qui n’avait pas de concrétisation légale. Le spectacle commence devant le rideau de scène fermé par une interpellation au public d’une sorte de Monsieur Loyal s’affirmant l’auteur de tous les codes parus chez Dalloz, autant de best-sellers dont il égrène les titres avant de s’arrêter sur celui du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) et sur un article en particulier en le feuilletant : l’article L622-1 du CESEDA (où il est dit, dans la version abrogée de 2005 à 2013 : « Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros » [alinéa 1]). Il explique ensuite à l’aide de trois récits fictionnels extrêmement cocasses (une institutrice affabulatrice, un sympathisant Rassemblement national et une militante des droits des migrants) les limites juridiques et les risques de condamnations très lourdes auxquels s’exposent les auteurs de ce que les associations militantes ont fini par appeler le délit de solidarité (expression qui n’existe pas dans le droit) pour mieux faire comprendre au grand public l’iniquité des sanctions encourues pour des actes aboutissant à aider à l’entrée, à la circulation ou au séjour d’étrangers, qui ne peuvent correspondre aux exemptions prévues à l’article L622-4 du CESEDA, lui aussi abrogé (principalement les aides apportées sans contrepartie, dans un but exclusivement humanitaire). La première partie de la pièce prend la forme d’une audience judiciaire, les avocats et procureur se succédant avec à la fois de vrais arguments juridiques et des situations fantasques. Après une exposition de ce que représente la lutte médiatique, la dernière partie offre un voyage hilarant et fantaisiste au Conseil constitutionnel pour détailler tous les enjeux politiques et subtilités juridiques devant être tranchées par les sages, à la suite de la question prioritaire de constitutionnalité portée par la Cour de cassation dans le cadre d’un recours calqué sur celui de Cédric Herrou, à laquelle le Conseil constitutionnel a répondu le 6 juillet 2018 (Déc. n° 2018-717-718 QPC du 6 juillet 2018, Cédric Herrou et P-A Marioni). Cette décision très attendue a confirmé la valeur constitutionnelle du principe de fraternité, ce qui n’a pas eu pour autant conséquence de supprimer le délit de solidarité, mais de reconnaître tout de même « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national » (en l’occurrence Cédric Herrou a été définitivement relaxé par la Cour de cassation le 13 mai 2020).

Ces deux spectacles, dans des formes très distinctes, interpellent au regard de la place centrale accordée au droit et sur leur capacité à captiver les citoyens spectateurs, en revenant sur des idées reçues et en remettant l’humain au cœur de la démonstration politico-juridique.

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