De quelques spécificités victimologiques de l’affaire Pélicot
Si la victime est souvent la grande oubliée du procès pénal, la victimologie est pour sa part la grande oubliée des sciences criminelles. Elle éclaire pourtant certains aspects singuliers du procès des viols de Mazan et nous permet notamment de mettre en lumière l’existence d’une nouvelle catégorie de victimes, les victimes en série, qui font l’objet d’une forme particulière de victimisation multiple.
Place de la victime dans le procès pénal. Le procès pénal oppose l’auteur d’une infraction à la société qui l’accuse, représentée par le ministère public, ou parquet, dont le procureur de la République est la figure tutélaire. Lors de ce procès, la présence de la victime n’est donc pas indispensable. Elle n’a pas besoin de porter plainte pour qu’il ait lieu. Mieux encore, l’auteur peut être poursuivi quel que soit le souhait de la victime1. Par ses agissements, il a brisé le contrat social, c’est la seule raison pour laquelle il est poursuivi. Les souffrances de la victime ne constituent pas le cœur du procès pénal. Elles sont seulement prises en compte si la victime se constitue partie civile grâce au versement de dommages et intérêts. Dès lors, la victime est souvent présentée comme « la grande oubliée du procès pénal »2. Face à ce relatif désintérêt, s’est développée la victimologie, discipline qui contribue à mieux comprendre le crime en prenant en compte ses répercussions sur la victime.
Développement de la victimologie. La victimologie renvoie à l’étude scientifique de la victime. À la fin des années 1940, elle se développe sous l’influence d’auteurs comme Hans Von Hentig et Benjamin Mendelsohn, lequel consacre le terme dans un article de 19563. Miroir de la criminologie souvent présentée comme la science du crime, la victimologie est la science de la victime4. Au tournant des années 1970, sous l’influence des mouvements féministes, une seconde tendance victimologique émerge : elle ne cherche plus à expliquer la genèse du crime mais à traiter la souffrance des victimes5. Or, le procès Pélicot souligne l’importance de cette discipline encore trop méconnue, dont la dimension clinique permet d’aborder par la pratique le phénomène victimaire. La victimologie participe à l’approche scientifique d’un phénomène de société : la victimisation des femmes. À cet égard, cette affaire rappelle que les femmes sont toujours des victimes latentes et révèle qu’elles sont parfois des victimes sérielles.
Victimes latentes. La notion de victime latente a été introduite par Henri Ellenberger pour désigner certaines catégories de personnes ayant un fort potentiel de victimisation. Selon Ezzat A. Fattah, on trouve dans cette catégorie « les sujets qui révèlent une disposition inconsciente à devenir victimes et qui de ce fait exercent sur le criminel une attraction semblable à celle que l’agneau exerce sur le loup »6. À l’instar de Madame Pélicot, toutes les femmes présentent des facteurs de victimisation spécifiques. Elles appartiennent donc à la catégorie des victimes latentes.
La prédisposition des femmes à la victimisation. Dire des femmes qu’elles sont des victimes latentes revient à dire que chacune d’entre elles, à un moment donné de sa vie, pourra devenir une victime du fait de son sexe. Françoise Héritier7 avait démontré que les violences faites aux femmes découlent de la structuration des sociétés humaines : ce sont les seules sociétés dans lesquelles les mâles sont si structurellement violents qu’ils vont parfois jusqu’à tuer les femelles. On rejoint là des idées si classiques que leur apparente banalité les invisibilise : citons entre autres la domination masculine, le patriarcat ou encore la culture du viol et de la violence. Les statistiques issues des enquêtes de victimation8 confirment cette tendance. À titre d’exemple, en 20229, les forces de sécurité ont enregistré en France 7 399 femmes victimes de viol par leur (ex-)partenaire, chiffre qui représente 98 % des victimes de ce type d’infraction. Ce pourcentage suffit à démontrer que le couple est un cadre propice à la victimisation des femmes. Elles sont donc des victimes latentes en raison de leur sexe d’une part, de leur situation conjugale d’autre part.
L’appropriation du corps de la femme par le mari. Symptomatique de la propension des femmes à la victimisation, l’affaire Pélicot concerne des viols conjugaux (ou orchestrés par le mari) marqués par une appropriation totale du corps de l’épouse par le conjoint. En l’occurrence, l’accusé s’est comporté comme le propriétaire d’un bien qu’il a mis à disposition d’autres individus afin qu’ils en jouissent. Autrement dit, il a livré le corps de son épouse à des prédateurs sexuels comme si c’était une chose dont il avait le contrôle. Dans ces conditions, le viol se présente comme un crime de propriétaire.
Soumission chimique. Mais la notion de victime latente prend encore un autre sens à la lumière de l’affaire Pélicot. L’utilisation systématique de la soumission chimique, dont l’usage est relativement inhabituel dans le cadre conjugal, renforce la vulnérabilité de la femme ainsi assujettie, dont la victimisation devient alors doublement latente. Victime latente à raison de son sexe, la femme endormie l’est encore davantage du fait de cette soumission chimique. D’habitude, l’auteur de viols conjugaux a plutôt recours à des mécanismes d’emprise psychologique pour passer à l’acte, soumettre la victime et s’assurer de son silence. La soumission chimique est d’ailleurs plus courante dans les viols commis par un auteur inconnu de la victime. Quoi qu’il en soit, toute femme endormie apparaît donc comme une victime latente, le sommeil, a fortiori forcé, la privant de toute possibilité de s’exprimer. En l’espèce, endormie, réifiée, Gisèle Pélicot n’a pu ni consentir, ni protester verbalement, ni résister physiquement. Même si l’article 222-23 du Code pénal qui définit le viol ne mentionne pas le consentement, la Cour de cassation ne s’y trompe pas. Dans un arrêt du 11 septembre 202410, la chambre criminelle valide une décision d’appel selon laquelle est coupable d’agression sexuelle celui qui a procédé à des attouchements sur une victime endormie et les a poursuivis alors qu’elle était dans un état de prostration, ce qui établit nécessairement un défaut de consentement.
Cet usage systématique de la soumission chimique a eu des répercussions très fortes sur la victimisation de Gisèle Pélicot, laquelle n’a même pas eu conscience d’être violée. L’accusé a donc fait d’une pierre deux coups grâce à sa méthode singulière qui a rendu possible le passage à l’acte tout en désamorçant les possibilités de résistance et de dénonciation. La sujétion de la victime est totale, elle n’a aucun rôle actif et la question de son consentement en devient donc hors sujet.
Cette situation n’est pas sans évoquer les personnages de femmes endormies11 qui, à l’instar de la Belle au bois dormant, sont totalement soumises au désir masculin. Assurément, la soumission chimique a facilité la victimisation multiple de Gisèle Pélicot, dont on peut même penser qu’elle présente tous les traits d’une victimisation sérielle.
Victimes en série : la sérialité concerne aussi les victimes. À l’aune de l’affaire Pélicot, nous voudrions démontrer l’existence d’une catégorie spécifique de victimes : celle des victimes en série ou victimes sérielles. L’adjectif sériel désigne ce qui forme une série. S’il est habituellement utilisé en criminologie pour décrire les agissements de certains criminels, tels les tueurs en série, il nous semble crucial de l’utiliser pour souligner l’ampleur de la victimisation subie par certaines personnes. Le procès de Mazan détonne par rapport aux autres affaires de viols, dans lesquelles il n’y a pas, en général, une seule victime face à une pluralité d’auteurs. C’est l’inverse du paradigme classique. Les autres grands procès pour viols de ces dernières années concernaient des auteurs sériels ayant fait plusieurs victimes. On pense, par exemple, au procès de Dino Scala, le violeur de la Sambre12, et à celui d’Abdelhamid Zouhari, le violeur des balcons13. Ici, c’est avant tout la victimisation de Gisèle Pélicot qui a un caractère sériel inédit : il s’agit selon nous d’une forme spécifique de re-victimisation, aussi appelée « victimisation multiple »14. Ce phénomène classique a été décrit comme la prédisposition de la victime d’une première infraction à être plus facilement victimisée une nouvelle fois. Nous estimons qu’il atteint une forme paroxystique, sérielle, dans le cas de l’affaire Pélicot. En l’occurrence, c’est le modus operandi de l’accusé qui a rendu possible cette forme spécifique de victimisation : il a en quelque sorte externalisé son passage à l’acte en recourant à des complices recrutés sur internet. D’ailleurs, la manière dont il a exploité sa femme dans le temps aurait sans doute pu revêtir une autre qualification s’il y avait eu échange d’argent (ce qu’il dément15) : les faits auraient pu être envisagés comme une forme de traite des êtres humains16 ou de proxénétisme17.
La question de l’âge. Enfin, on pourrait se demander si l’âge mûr de Gisèle Pélicot, inhabituel dans ce genre d’affaires, n’a pas contribué à masquer sa situation. Si les médecins qu’elle a consultés n’ont pas fait le lien entre ses symptômes et des viols, c’est peut-être parce qu’on a tendance à croire que les victimes d’agressions sexuelles et de viols sont des femmes plus jeunes. La victimisation des femmes plus âgées reste un impensé victimologique.
Notes de bas de pages
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1.
V. CPP, art. 40-1.
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2.
V. not. Sénat, Pour une meilleure indemnisation des victimes d’infractions pénales, rapp. n° 107, 30 oct. 2013 ; R. Cario, « De la victime oubliée…à la victime sacralisée ? », AJ pénal 2009, p. 491 et s.
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3.
B. Mendelsohn, « Une nouvelle branche de la science bio-psycho-sociale : La victimologie », Revue Internationale de criminologie et de police technique, 1956, vol. 10, n° 2, p. 95-109.
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4.
J.-A. Wemmers, Introduction à la victimologie, 2003, Presses de l’Université de Montréal, spéc. « 2. L’histoire de la victimologie », p. 27-42.
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5.
J.-A. Wemmers, Introduction à la victimologie, 2003, Presses de l’Université de Montréal, spéc. « 3. L’histoire du mouvement en faveur des victimes », p. 43-54.
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6.
E. A. Fattah, « La victime est-elle coupable ? Le rôle de la victime dans le meurtre en vue de vol », 1971, Presses de l’Université de Montréal, p. 26.
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7.
V. not. F. Héritier, Masculin-Féminin I. La Pensée de la différence, 1996, Odile Jacob ; F. Héritier, Masculin-Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, 2002, Odile Jacob.
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8.
V. not. les enquêtes de victimation « Cadre de vie et sécurité (CVS) », menée par l’Insee jusqu’en 2021, https://lext.so/jRoeNF.
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9.
Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains, « Les violences au sein du couple et les violences sexuelles en France en 2022 », Lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, n° 19, mars 2024, https://lext.so/Z_au2C.
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10.
Cass. crim., 11 sept. 2024, n° 23-86.657.
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11.
S. Aragon, « Notre littérature, avec ses « belles endormies », fait-elle l’apologie du viol ? », The Conversation, en ligne, 13 oct. 2024, https://lext.so/UDxA4z.
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12.
« Dino Scala, le “violeur de la Sambre”, condamné à vingt ans de réclusion criminelle », Le Monde avec AFP, en ligne, 1er juill. 2022, https://lext.so/xaLu2g.
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13.
V. Arama, « Avignon : le “violeur des balcons” condamné à 18 ans de prison », Le Figaro, en ligne, 25 juin 2018, https://lext.so/4SETds.
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14.
J.-A. Wemmers, Introduction à la victimologie, 2003, Presses de l’Université de Montréal, spéc. « 7. La victimisation multiple », p. 117-129.
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15.
V. Jaussent, « Procès des viols de Mazan : la “personnalité à double facette” de Dominique Pélicot, jugé pour avoir drogué et livré sa femme à des hommes », France info, en ligne, 9 sept. 2024, https://lext.so/KRLP6r.
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16.
C. pén., art. 225-4-1.
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17.
C. pén., art. 225-5.
Référence : AJU015x9