Rachel-Flore Pardo : « Il faut lutter contre l’impunité sur internet » !

Publié le 28/02/2022
Harcèlement
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Avocate pénaliste et féministe, Rachel-Flore Pardo a créé, avec de jeunes militantes, le collectif « Stop Fisha », pour lutter contre le cyberharcèlement et a co-écrit le livre Combattre le cybersexisme, paru aux éditions Leduc. Premier ouvrage français sur le sujet, ce livre, très pédagogique, dresse un état des lieux alarmant et appelle à agir pour mettre fin à l’impunité numérique.

Actu-Juridique : Que signifie « Stop Fisha », nom de votre collectif de lutte contre le cyberharcèlement ?

Rachel-Flore Pardo : « Fisha » signifie « afficher » en verlan. Ainsi, les comptes « fisha » ont pour objet d’« afficher » quelqu’un, c’est-à-dire de l’humilier, en diffusant des photos dénudées de cette personne sans son consentement. C’est un peu comme de la pornographie faite maison. Les titulaires de ces comptes trouvent des photos en ligne, se les partagent ; ils sont sans cesse à la recherche de nouveaux contenus. Ils détournent de leur usage initial des photos prises d’abord avec le consentement de la personne et envoyés à un ami ou à un petit ami. En outre, ces photos sont souvent accompagnées d’informations privées concernant la victime : son âge, son adresse ou établissement scolaire ou encore son numéro de téléphone peuvent ainsi être dévoilés. Ce cyberharcèlement, qui existe depuis longtemps, prend de l’ampleur ces dernières années. Certains comptes fisha comptent 230 000 abonnés.

AJ : Comment ce collectif a-t-il vu le jour ?

R.F.P : Je suis avocate et féministe, passionnée de longue date par les droits des femmes. En avril 2020, durant le confinement, j’avais proposé mes services pour aider les femmes victimes de violences. J’ai été contactée par des activistes qui m’ont demandé de l’aide face à l’explosion des comptes fisha. C’était comme si, les rues s’étant vidées, les agresseurs se reportaient sur le seul espace accessible : internet. Les services de modération des réseaux sociaux, dépassés, étaient aux abonnés absents. Dans les commissariats, en raison de l’urgence sanitaire, les plaintes pour violences en ligne n’étaient pas traitées. Nous avons donc co-fondé, à douze, ce collectif, qui est, par la suite, devenu une association loi de 1901. Nous ne nous connaissions pas puisque nous étions toutes confinées à un endroit différent de la France. Aujourd’hui, nous sommes une vingtaine de bénévoles très actives et plus d’une centaine de bénévoles aident ponctuellement. Le cœur du collectif est constitué de jeunes étudiantes d’une vingtaine d’années qui appartiennent à cette nouvelle génération de militantes très actives et présentes sur les réseaux sociaux. il y a également des mères de famille de 40 ou 50 ans. Nous sommes avocates, étudiantes, lycéennes, salariées, unies dans la lutte contre le cybersexisme. À ce jour, nous avons aidé environ un millier de personnes.

AJ : Comment expliquer que les femmes soient plus victimes de cyberharcèlement que les hommes ?

R.F.P : Comme dans la vie physique, les femmes ont plus de chances que les hommes d’être victimes d’agressions numériques. La toute première étude sur le cybersexisme en France a été réalisée, en 2016, par l’Observatoire régional des violences faites aux femmes (ORVF) du centre Hubertine Auclert auprès de 1 200 élèves ayant entre 12 et 15 ans. Les résultats de cette étude sont alarmants : 17 % des filles déclarent avoir été confrontées à des cyberviolences sexistes et sexuelles contre 11 % des garçons. Cela concerne près de trois filles par classe. On estime qu’une femme a 27 fois plus de chances qu’un homme d’être cyberharcelée dans sa vie. Le monde numérique n’est pas imperméable à la société patriarcale dans laquelle nous vivons ; les hommes ont tendance à imposer des violences aux femmes, plus que l’inverse. En outre, les violences en ligne sont influencées par le temps passé sur internet. Or il s’avère que les femmes y sont plus présentes que les hommes. Une française passerait, aujourd’hui, en moyenne, 27 ans sur internet, soit un tiers de sa vie ! Or les agresseurs traquent les informations et les photos partagées sur les réseaux sociaux. Elles ne sont pas coupables pour autant. Quelqu’un qui publie une photo, même à caractère sexuel, ne commet aucune infraction ; seule la personne qui la détourne de son usage en commet une. J’insiste sur ce point. Au sein du collectif, nous faisons très attention à ne pas culpabiliser les victimes qui le sont déjà bien trop, notamment par les forces de l’ordre.

AJ : Le cyberharcèlement est-il un phénomène en augmentation ?

R.F.P : Oui, le cyberharcèlement évolue au même rythme que nos usages d’internet et des réseaux sociaux, qui ont pris une place prépondérante dans nos vies et cela d’autant plus avec les confinements successifs. Chez les adolescents, le fait d’envoyer des photos est constitutif de la vie sexuelle, amoureuse et affective en général. 63 % des adolescents de moins de 13 ans ont un compte sur les réseaux sociaux. Les amitiés se construisent beaucoup autour du numérique ; ce qui se jouait auparavant dans la rue se retrouve, aujourd’hui, sur la toile. Hommes et femmes de tous âges peuvent être victimes de cyberviolence mais les « digital natives », qui passent plus de temps sur internet, sont logiquement les plus exposés.

AJ : Comment agit votre collectif ?

R.F.P : Nous avons trois missions principales : offrir un soutien moral et juridique aux victimes, signaler les comptes dangereux aux plateformes spécialisées sur les mineurs en danger – telles que PHAROS ou e-Enfance – et, enfin, faire de la pédagogie sur cette notion de cyberharcèlement. La première chose à faire, face à un cas de cyberharcèlement, est d’actionner la justice pénale. Ainsi, nous nous battons avec des armes juridiques classiques : le dépôt de plainte lorsqu’on est victime et le signalement au parquet lorsqu’on est témoin. Dans certains cas spécifiques, les référés au civil peuvent être pertinents ; par exemple, si une vidéo se trouve sur un site pornographique et qu’on souhaite la faire retirer. J’encourage vraiment à porter plainte. En effet, plus les victimes porteront plainte, plus la justice se saisira du problème. Cela permet aux victimes d’être indemnisées du dommage subi et contribue à la fin de l’impunité sur internet. J’y suis évidemment très attachée.

AJ : Les victimes portent-elles plainte ?

R.F.P : C’est difficile. Certaines victimes tendent à banaliser ces messages et ne prennent pas le temps d’aller porter plainte. Elles minimisent les conséquences que le harcèlement peut avoir sur elles.

En outre, on me rapporte souvent que les forces de l’ordre leur disent que cela ne sert à rien de porter plainte parce que l’auteur n’est jamais retrouvé. C’est effectivement difficile de retrouver les auteurs de ces agressions, notamment à cause du manque de communication entre les plateformes, mais il arrive tout de même qu’ils le soient, grâce aux informations qu’ils publient ou grâce aux comptes qu’ils ont en commun avec leurs victimes. Quoi qu’il en soit, on ne devrait pas entendre de tels propos lorsqu’on est victime d’une infraction pénale et qu’on franchit les portes d’un commissariat. Cela signifie qu’il y a une zone de non-droit. Je suis cependant assez confiante sur le fait qu’il y a, aujourd’hui, une prise de conscience sur ce sujet qui commence à être pris en considération. Des textes de lois sont adoptés et le Parlement européen devrait imposer aux plateformes de coopérer davantage avec les forces de l’ordre.

AJ : Quelles sont les conséquences du cyberharcèlement ?

R.F.P : Ces conséquences varient d’une personne à l’autre. Le cyberharcèlement induit des phénomènes d’autocensure. Les victimes ont peur de publier de nouveaux contenus sur les réseaux sociaux parce qu’elles craignent les répercussions que cela peut avoir. Par ailleurs, le fait d’avoir toujours son téléphone sur soi que l’on utilise pour toutes les actions de la vie quotidienne ravive constamment le traumatisme des victimes. Certaines victimes font des dépressions. Il y a eu malheureusement des cas de suicide. Il faut prendre ces violences très au sérieux. Certains pensent encore qu’internet, ce n’est pas la vraie vie. Mais les conséquences du harcèlement en ligne sont loin d’être virtuelles. Les comptes fisha tuent !

AJ : Faut-il mettre en garde les jeunes filles, qui sont les plus exposées ?

R.F.P : Les « nudes » et l’envoi de photos à caractère sexuel font, aujourd’hui, partie des nouveaux codes de la séduction. Il est courant, chez les 15-25 ans, d’échanger virtuellement avant de se rencontrer physiquement. On ne peut pas nier cette réalité. Je ne vais donc pas leur dire d’arrêter d’envoyer ces images. Mais je vais mettre en garde les jeunes filles sur le fait que lorsqu’elles envoient une image, même sur Snapchat, celle-ci ne s’efface pas comme elles peuvent le croire, car celui qui la reçoit peut faire une capture d’écran. Lorsqu’elles sont victimes, je leur conseille surtout de s’entourer, de parler à des proches, à l’école et aux associations. Être paralysée par la honte peut avoir des conséquences dramatiques. Cependant, plutôt que de s’adresser aux jeunes filles, j’aimerais surtout que l’on éduque ceux qui diffusent ces photos parce que ce sont eux qui commettent les infractions pénales. Souvent, ils n’ont pas l’impression de commettre une infraction au motif que le premier envoi était consenti. Ces arguments sont d’ailleurs exposés en audience. Ces photos ne devraient pas sortir de la relation de confiance.

AJ : Il faut donc parler davantage du cyberharcèlement ?

R.F.P : Tout le monde doit y être sensibilisé, pas seulement les victimes. Tous ceux qui sont citoyens sur internet doivent savoir réagir. Il s’agit de la même logique qu’une agression ayant lieu dans la rue ; lorsqu’on voit quelqu’un se faire insulter, on ne reste pas sans rien faire. Il faut signaler les contenus anormaux. En outre, il y a un enjeu de formation auprès des forces de l’ordre et des magistrats ; les policiers sont très peu formés sur ce sujet. Un parquet numérique a récemment été créé par Laetitia Avia. C’est une très bonne chose même si ce parquet n’est doté que de cinq magistrats, ce qui est faible au vu du nombre d’affaires à gérer. Pour l’avocate que je suis, ce sujet est passionnant car il y a plein de choses à faire, il n’y a pas encore de solution. Aujourd’hui, si une photo d’une personne dénudée circule sur internet, même si cette personne porte plainte et gagne, il n’est pas possible de garantir que la photo ne sera pas réutilisée ; quelqu’un peut l’avoir vue et enregistrée. Pour le moment, on ne peut pas véritablement protéger les victimes.

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