« Sur l’avortement, il faut écouter les femmes »
Dans son livre Interruption paru aux éditions Stock, Sandra Vizzavona, avocate au barreau de Paris, libère la parole sur l’avortement. Elle raconte sa propre expérience et demande à des femmes qui y ont eu recours de faire de même. Ce récit intime de l’avortement par celles qui l’ont vécu donne à voir une réalité plurielle, loin des clichés.
Actu-juridique : Vous racontez dans ce livre votre propre expérience de l’avortement. Comment se lance-t-on dans un récit aussi intime ?
Sandra Vizzavona : J’ai avorté deux fois. J’ai vécu à l’adolescence un avortement traumatisant et un autre à l’âge adulte, totalement anodin. J’avais besoin d’écrire d’abord pour moi, pour aller au bout de cette expérience. Quand j’ai commencé ce récit, je ne pensais pas être publiée. À l’époque où j’écrivais mon histoire, j’en parlais autour de moi. J’ai eu besoin d’aller chercher d’autres femmes pour aller au bout de ce projet. C’était une petite ruse inconsciente. Ce faisant, j’ai réalisé qu’on en parlait jamais, que le sujet était encore tabou, que nous avions été nombreuses à avoir été confrontées à des difficultés dans le monde médical. Il m’est apparu qu’il y avait une nécessité d’en parler, au-delà de mon expérience personnelle.
AJ : Que vouliez-vous dire, avec ce livre de témoignages ?
S.V. : Je n’avais pas du tout l’intention de faire un livre politique. La seule chose qui m’intéressait était l’expérience des femmes. J’ai pensé que si j’avais pu vivre deux avortements différents, chaque femme devait pouvoir le vivre à sa façon. Il n’y a qu’en écoutant les femmes qu’on sait ce qui se passe. Simone Veil le disait déjà, même si elle n’a probablement pas pu aller au bout de cette démarche. Aujourd’hui, on ne les écoute toujours pas. Je crois qu’on s’en fiche. Les gens n’ont pas envie d’entendre ces histoires, qui continuent de les mettre mal à l’aise.
AJ : Comment avez-vous procédé pour amener les femmes à raconter leur avortement ?
S.V. : Je les prévenais au téléphone que, lorsqu’on se rencontrerait, j’allais rentrer dans l’intime. Je n’allais pas me réfréner dans mes questions si elles acceptaient. Cela a été facile, il n’y a eu aucune gêne. Toutes les femmes auxquelles j’ai eu accès avaient en réalité très envie de parler. Je n’avais pas besoin de dire grand-chose. Elles ont déroulé leur histoire et étaient soulagées de le faire.
AJ : Qu’ont en commun ces femmes qui vous ont parlé ?
S.V. : Elles avaient quasiment toutes en commun de n’ avoir jamais autant parlé de ce sujet, certaines n’ayant même jamais évoqué leur avortement dans leur entourage proche. Toutes avaient surtout en commun d’être très au clair sur ce qu’elles avaient vécu. Elles avaient réfléchi, savaient pourquoi elles l’avaient fait et où elles en étaient. Cet événement faisait partie ou non de leur histoire, mais il n’était pas nié. Je les ai trouvées très réfléchies, mesurées, justes. Bien loin de l’image qu’en donnent les parlementaires, qui, dès qu’il y a un projet de loi sur l’avortement, parlent des femmes qui y ont recours comme s’il s’agissait d’écervelées…
AJ : Y a-t-il une différence de générations au sujet de l’avortement ?
S.V. : Il y a deux types des femmes : celles qui ont avorté avant la loi Veil et celles qui l’ont fait après. Les premières jouaient leur vie. Elles ont moins fait état de questions sur la maternité, la morale. Elles risquaient leur vie en avortant et allaient la foutre en l’air si elles ne le faisaient pas. Cela ne veut pas dire que certaines n’ont pas eu, comme certaines femmes d’aujourd’hui, des difficulté à agir intimement et moralement. Mais ce n’est pas ce qu’elles mettent en avant. Elles parlent spontanément de la peur de mourir, de faire quelque chose d’illégal et de la volonté de le faire quand même parce qu’elles n’ont pas le choix.
AJ : Une seule femme, dans votre livre, dit regretter d’avoir eu recours à l’avortement…
S.V. : Parmi les femmes que j’ai rencontrées, il y a en effet peu de regrets. Les femmes qui avortent savent ce qu’elles font, veulent que cela se passe vite et bien. Il y a néanmoins le récit d’une femme qui raconte avoir avorté après un retour de couches, à un moment particulier de sa vie où elle était dépassée. Elle dit en effet qu’elle regrette. Son témoignage est en cela un peu différent des autres. Je voulais que ce livre soit polyphonique. La pensée unique sur l’avortement me heurte beaucoup. Celle-ci émane en général d’hommes ou de femmes n’y ayant pas eu recours, qui voudraient nous faire croire qu’un avortement est forcément un échec douloureux, dont on ne se remet pas. Sur ces sujets personnels, bien évidemment on ne vit pas toutes la même chose. Cette parole unique ne concerne d’ailleurs pas que l’avortement. On la retrouve souvent en ce qui concerne les femmes et leurs droits.Il est difficile, par exemple, de s’affirmer face aux idées pré-conçues quant à la maternité. C’est encore compliqué pour une femme d’être crue quand elle dit qu’elle ne veut pas avoir d’enfant.
AJ : Certaines femmes que vous interviewez, si elles ne regrettent pas d’avoir avorté, disent avoir été perturbées d’y avoir recours. D’où vient cette ambivalence ?
S.V. : L’avortement met en concurrence plein d’idées et de sentiments. Il est question de vie et de mort, de descendance, de responsabilité. Chacun y met ses convictions religieuses et son idée de la vie. J’entends très bien que cela puisse être vécu de manière inconfortable. Et on n’a pas d’avis à avoir sur la question, c’est tellement personnel.
AJ : Vous dites avoir fait l’expérience d’un droit consenti mais pas réellement acquis…
S.V. : Le personnel médical fait souvent ressentir cela aux femmes. Il suffit d’ailleurs de regarder la loi, qui donne une clause de conscience aux soignants ne souhaitant pas pratiquer d’IVG.
En début d’année, un projet de loi pour augmenter de deux semaines le délai légal de l’IVG a été présenté à l’Assemblée nationale. Il a été rejeté par le Sénat qui a posé une question préalable et est aujourd’hui en suspens devant l’Assemblée nationale. On ne sait pas s’il sera réinscrit à l’ordre du jour. Ce projet de loi a, une fois de plus, rouvert le débat sur le droit à l’avortement. Des gens sont contre son principe même, de sorte qu’il faut constamment le défendre.
AJ : Que pensiez-vous de ce projet ?
S.V. : Il y a encore un problème d’accès à l’avortement en France. Un rapport établi par une commission parlementaire montre que chaque année, 5 000 femmes dépassent les délais légaux et sont obligées de se faire avorter à l’étranger. La moitié d’entre elles ont pris conscience de leur grossesse une fois le délai écoulé. Cela est en partie dû au fait que beaucoup de femmes sous contraceptifs mettent du temps à réaliser qu’elles sont enceintes. D’autres n’ont pas trouvé de possibilité de se faire avorter rapidement dans les centres à côté de chez elles. Face à ces situations, faire passer ce délai de 12 à 14 semaines me semblait une bonne chose. En tout état de cause, je trouvais bien que le projet soit discuté devant les représentants. Si le fait qu’il soit ou non voté relève du jeu démocratique, il me semble souhaitable que l’on en parle. Il m’est arrivé de dire que les femmes sont maltraitées à l’hôpital ou ont du mal à avoir accès à l’avortement. Mes interlocuteurs étaient sceptiques et n’avaient pas conscience qu’il existe en France des problèmes liés à l’exercice de ce droit. Il faut continuer à en parler, à faire attention que ne s’installent pas des entraves et des attaques à ce droit.
AJ : Vous terminez votre livre par un hommage en demi-teinte à Simone Veil. Que représente-t-elle pour vous ?
S.V. : C’est une figure de courage et de droiture, et pourtant, quand je relis son texte à l’Assemblée nationale, je le trouve peu représentatif de la parole des femmes. Elle a ainsi dit que les femmes souffriraient toujours d’avoir commis cet acte. Elle n’a sans doute pas eu d’autres choix que de dire cela, mais je ne pense pas que ce soit juste. Nombre de femmes à l’époque disaient déjà publiquement qu’elles avaient avorté sans en avoir été traumatisées. Elle a porté un texte de compromis, truffé de ruses et d’arrangements avec le législateur. Malheureusement, on a hérité de cette idée que les femmes devaient souffrir de leur acte. C’est profondément inscrit dans les mentalités. Autre héritage de la loi Veil, l’acte a été plafonné pour être remboursé par la Sécurité sociale. Cela rapporte peu aux médecins et aux hôpitaux, ce qui a pour effet pervers de ne pas les encourager à le pratiquer. Même si le tarif a été révisé à la hausse, cela reste un acte militant. Ces arrangements étaient certainement inévitables pour faire adopter la loi mais ont teinté le droit à l’avortement d’idées qui en limitent l’exercice.
Référence : AJU001m6